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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Notes pour un bilan portant sur la Science-Fiction et sa critique

La Science-Fiction comme genre et comme produit : originalité de la S.-F.

Notons d'emblée que la S.-F., même sous d'autres noms, est une création de l'imaginaire occidental, comme le Fantastique, à la différence du Merveilleux qui est universel comme les mythes et apparaît sous des formes très diverses. De plus c'est un genre relativement récent, bien que les avis soient partagés sur la date de son émergence dans le champ littéraire. Certains, comme Pierre Versins, la faisant naître avec l'épopée sumérienne de Gilgamesh, d'autres, comme Brian Aldiss lui donnant comme point de départ le Frankenstein de Mary Shelley [1]. La recherche de l'origine ne doit pas nous obnubiler. Posons que la S.-F. en tant que Genre constitué, avec une critique institutionnelle, des modèles reconnus par les auteurs comme par les lecteurs, appuyé par des collections spécialisées est récente en France. Elle coïncide en gros avec la fin de la Seconde Guerre mondiale (1945).

En dépit de sa relative nouveauté, la S.-F. a donné lieu à un important appareil critique : aux USA on en est à publier des bibliographies de bibliographies. En France on en est loin, mais des ouvrages intéressants, parcellaires hélas, ont vu le jour. Rien de fiable, du point de vue des bibliographies, avant le monument que vous avez en main. Ni sur le plan des recensions d'œuvres, ni évidemment sur le plan de la recension critique. La lecture de ces ouvrages anglo-saxons montre que la S.-F., est susceptible des mêmes approches littéraires que le reste du champ de la littérature. Il est cependant deux domaines assez négligés, l'un concerne les rapports de la S.-F. avec le mainstream, l'autre, les relations existant entre les différentes S.-F. nationales : et en particulier le rapport de la S.-F. dominante (anglo-saxonne) aux autres. Dans les deux cas, c'est bien dommage : il y a pourtant là de quoi s'interroger sur les notions d'emprunt culturel (et des conditions de réception de l'emprunt afin qu'il fructifie), de variations thématiques nationales, d'imitation, de contraintes du genre (ou du marché), de colonisation littéraire dans l'imaginaire. Autant de cas de figure qui, dans la société en voie (en vœu ?) de mondialisation, et où la S.-F. se situe, comme “en travail”, font justement problème. D'autant que les modèles ne naissent pas ex nihilo, que l'imitation n'est pas neutre, qu'il est possible de mettre en lumière des actions et des rétroactions, au niveau des modèles comme à celui des mirages.

Une genèse “occidentale” de la Science-Fiction

Ce qui se nommera plus tard "science-fiction" se constitue, en fait, lentement en domaine repérable et quasi autonome. On trouve, en cherchant bien, et en se référant uniquement à tel ou tel trait, à tel thème, dans les littératures du Merveilleux, des éléments qui, par la suite seront utilisés (dans une optique totalement différente : avec une valeur fonctionnelle et non plus ornementale) par la S.-F. On en trouve dans la Bible, les romans grecs, le moyen âge, les utopies de la Renaissance. Le cas de Lucien DE Samosate et de Histoire vraie est particulièrement éclairant à ce sujet. Disons que, comme les œuvres et les genres créent leurs ancêtres (Borges dixit), la S.-F. s'est inventée des précurseurs — qui n'en peuvent mais. C'est, au XIXe, la création du genre comme domaine reconnu, qui dynamisera de façon originale ces substrats antérieurs de l'imaginaire merveilleux, spéculatif, vulgarisateur en les liant à la notion prométhéenne du “possible” appuyé et avéré par le développement technique, en retrouvant les instruments conceptuels de l'“expérience mentale” mis au point par Bacon et utilisés par Kepler dans Le Songe.

La réussite technique qui sous nos yeux, se développe, conquiert le monde, donne à la notion d'extrapolation, d'anticipation (sinon de progrès) une consistance pour les esprits – même les plus récalcitrants. Le fantasme du miracle technique donne une nouvelle caution à la “suspension d'incrédulité” nécessaire au plaisir du récit : après la Surnature, la technique-fée. Mais le plaisir de l'évasion n'est pas de même nature que dans le Féerique : ici, le lecteur participe en tant que “sujet collectif” par procuration, en tant qu'il est homme (au sens restrictif de : homme, blanc, occidental, aisé, instruit) à un nouveau “pathos métaphysique”.

On peut suivre ou reconstruire, avec tout l'arbitraire que cela comporte les linéaments qui font passer de l'Utopie (déjà une spéculation, aux traits spécifiques, spéculatifs, mais pas obligatoirement scientifiques) à ce qui deviendra la S.-F.

La première œuvre connue, et repérable comme “proto-S.-F.” serait donc Le Songe de Kepler. On y trouve (voir ses annexes, ses notes, ses calculs, ses raisonnements) ce qu'on peut nommer un “primitif” de la hard science en ce sens que pour la première fois dans l'Histoire, une théorie scientifique, au sens moderne du terme, engendre un prolongement fictionnel. En effet Kepler construit un univers analogique de la Terre, sur la Lune, en tenant compte de la gravité différente, de l'alternance du jour et de la nuit (et donc du froid extrême) ce qui en fait aussi un lointain ancêtre de Dune.

La dimension temporelle, propre à la S.-F., celle des "futuribles" sera inventée au XVIIIe siècle, par L.S. Mercier avec L'An 244O. Une manière de meubler la pure extrapolation par des aventures, relevant plus ou moins de l'Imaginaire ancien, de l'Utopie etc. se trouve illustré par exemple dans La Découverte australe de Restif de la Bretonne. La spéculation sur des aliens se trouvait déjà dans Lucien, elle sera réactivée par Swift, et on peut multiplier les références ultérieures.

Malgré ce que l'on a nommé the rise of the novel, toute une partie de la littérature, depuis la Renaissance, joue dans le domaine qui est à la fois celui de la romance et de la spéculation plus ou moins ludique. Cette spéculation, à partir du XIXe siècle va développer ses fantasmes en les cautionnant par l'avancée technique, visible “dans la réalité”.

Au XIXe siècle donc, alors que la littérature étasunienne n'a encore qu'une existence virtuelle, on relève en France une centaine d'œuvres éparses relevant de la S.-F. [2]. Cela étant, les premiers écrivains étasuniens, Irving, Hawthorne, Poe, Twain etc. écriront concurremment dans trois domaines : le mainstream, le Fantastique, la S.-F. [3]. On peut donc affirmer qu'au début et pendant une bonne part du XIXe siècle des thèmes de ce qui deviendra la S.-F. sont exploités conjointement en Europe (et donc en France) et aux USA. Ce sont des thèmes qui renvoient à ce “possible différent”, accessible par explorations ou inventions. Ils interprètent, dans le cadre d'une mythologie teintée de positivisme, les motifs anciens : ceux de la Genèse, de l'Apocalypse, les peuples oubliés, les terres creuses, les utopies, les uchronies etc. D'emblée la jeune littérature US intégrera ces plages. Dès 1813 on y trouve un voyage dans la Lune, dès 1830 les terres creuses, en 1835 Fenimore Cooper peint avec The Monikins une société différente. Poe, l'un des premiers, va traiter, dans le cadre d'une “mise en série”, les thèmes du voyage en ballon, du voyage vers la Lune, de la ville future, du centre du monde, de l'extraterrestre qui nous vient visiter etc., rassemblant ainsi ces thèmes épars, et constituant une première ébauche d'une géographie de cet imaginaire nouveau, lié à l'actualisation du possible technologique. Les auteurs français aussi abordent ces thèmes, mais en ordre dispersé. Cependant, avant Verne, qui se situe dans la filiation avouée de Poe (il écrit un article important sur l'auteur américain, et nombre de ses récits sont des “suites” de textes poesques), cette branche de la littérature ne se constitue pas en un domaine spécifique. Et personne ne s'en plaint.

Ces quelques remarques ont pour but de faire ressortir ceci :

  1. L'utilisation de thèmes fictionnels, même anciens, en relation avec une image du possible technique, par ailleurs avéré dans les faits, est une invention occidentale. Le Merveilleux est universel, mais le “Merveilleux scientifique” est daté et localisé. Sa première réussite est Le Songe de Kepler, contemporain de la révolution copernicienne, que cette œuvre illustre, et se retrouve dans les textes de Cyrano de Bergerac, ainsi que de Godwin (The man in the moone).
  2. Cette utilisation de thèmes anciens de l'Imaginaire et du Merveilleux, est mise en relation en relation avec une image du futur conçu comme malléable et dont l'homme devient par là-même responsable. Cela le pose en effet comme créateur de son avenir qui n'est plus conçu comme une simple réduplication du passé ; de plus le progrès éventuel est mis en relation en liaison avec les avancées techniques. Cette thématique, ou celle idéologie, n'est pas propre à un seul pays occidental : on trouverait des exemples en Allemagne, en Grande Bretagne comme en France et aux USA.
  3. Cette utilisation littéraire ainsi définie n'est en rien perçue comme une production marginale ou excentrique. Ce domaine de la fiction est tout aussi respecté que les autres. Sans compter Jules Verne, on trouverait en France 120 titres pour le XIXe siècle – soit plus d'un ouvrage par an, il en irait de même aux USA. Cet espace neuf de la fiction est si peu ressenti comme marginal qu'il n'appelle aucun terme spécifique pour le définir.

S'il se développe c'est, entre autres, pour répondre aux goûts d'un public lisant en expansion, à demi éduqué, et qui se dirige vers les revues dont le nombre augmente. Revues et magazines qui proposent de la vulgarisation, de l'exotisme et de la fiction, y compris scientifique. Tout est prêt pour ce que Marcel Thaon nomme la constitution d'un “fantasme groupal” se trouve exprimé dans et par un genre littéraire original [4].

Préhistoire du genre

On considérera que la future S.-F. commence à se constituer en genre spécifique autour du corpus des œuvres de Jules Verne. Pourquoi lui ? Parce que s'il traite nombre de thèmes abordés de façon éparse dans d'autres ouvrages parus çà et là, il le fait dans le cadre d'une collection. En somme il représente la coalescence d'une thématique à la mode, d'un auteur, et d'un medium : la collection, elle-même appuyée sur une revue Le Magasin d'Éducation et de Récréation. Il va devenir le point de repère obligé, des deux côtés de l'Atlantique.

Pourquoi lui, pourquoi à ce moment ? On peut, avec Marc Angenot, proposer l'explication suivante. À la différence de Poe (qui demeure très ironique vis-à-vis de la science, plus ludique, plus sceptique) Verne n'invente rien. Cependant, comme on l'a dit, il rassemble, et il articule dans ses ouvrages les thèmes connus à une idéologie du progrès, appuyée sur une certaine idée de ce qu'est l'ordre du savoir dans ses rapports avec le pouvoir. Il justifie ainsi la “nécessité de civiliser” les autres — qui sera parodiée par Wells dans L'île du Docteur Moreau. Il est en phase avec les conquêtes coloniales en France, dont on trouvera l'écho chez Rosny. Rappelons que c'est aussi, aux USA, l'époque des guerres de conquête contre les Indiens dont E.R. Burroughs se fera un écho lointain avec Les conquérants de Mars (1912).

D'un point de vue formel, l'œuvre de Verne propose un “compromis” entre l'esthétique bourgeoise, qui se veut “réaliste” (au sens de "vraisemblable"), et la nécessité de prendre en compte les possibles ouverts à l'imaginaire par le développement technique, et son “impérialisme” comme modèle de pensée, avec sa capacité à s'imposer à des civilisations différentes, en Afrique, en Asie, en Amérique, en attendant la “civilisation” des autres planètes. Verne se présenterait comme un moment de la constitution de la S.-F. en genre, si celui-ci exprime « une tentative de l'auteur comme de son public pour se défaire de l'objet, ou le rêver » [5].

La S.-F. étasunienne se développe vers la fin du siècle, à travers des dime novels d'aventure, comme dans la polémique sur le socialisme qui se noue autour de Looking Backward, 2000-1887 d'Edward Bellamy — tout en faisant référence à Verne. Celui-ci est très tôt traduit, ses contrats sont fort bien défendus, la critique l'accueille très bien : il est présenté comme « a fascinating story teller », « a new kind of science teacher » ; on prétend qu'« he made the Science live as the elder Dumas gave life to History ». Et H.G. Wells sera toujours marri d'apparaître comme « the English Jules Verne ». Dans la foulée, Hetzel place aussi des auteurs comme Louis Boussenard, ou André Laurie : la référence française sera longtemps aux USA une marque de qualité pour ce qui n'est pas encore nommé "S.-F.". En revanche la production américaine est peu connue en France. Il faudra attendre le scandale de Looking Backward, pour la traduction française d'un ouvrage américain relevant de la S.-F. (1890). Cela n'empêche pas Jules Verne de “s'inspirer” de Jack London ou des Frank Reade Novels, car Jules Verne lit l'anglais.

Cependant, malgré sa réussite exemplaire, le “compromis” vernien, moule formel et idéologique bien pratique, ne s'impose plus comme le seul possible. Wells en Angleterre, Serviss ou England aux USA, Rosny Aîné, La Hire, Renard et d'autres en France, pour ne prendre que ces exemples, tentent de problématiser son modèle, ou de présenter d'autres approches, d'autres tonalités. Cependant on ne note aucun “échange” ntre la littérature qui se développe aux USA et ce qui se fait en France (le cas de Wells est différent). La S.-F. US n'est pas traduite en France, et la S.-F. non-vernienne n'a pas droit de cité aux USA. Cette structure de l'échange littéraire, et de la S.-F., reflète sans doute, jusqu'en 1918, la position économique/idéologique respective des deux nations. Un point commun cependant : cette littérature n'a ni nom, ni critique spécifique.

Constitution du genre Science-Fiction

Le substrat français

Contrairement à ce qu'on aurait pu imaginer, ce n'est ni en France, ni même en Angleterre autour des œuvres de Wells que la S.-F. va se constituer en genre reconnu, lu et publié comme tel, mais bien aux USA.

En France, si elle continue d'être produite et publiée — en quantité comme en qualité décroissantes jusqu'en 1940, elle ne fait que perdurer dans trois directions : littérature pour la jeunesse, littérature populaire, et quelques exceptions reconnues par l'institution littéraire.

Littérature pour la jeunesse

Elle va annexer le modèle vernien, par de nombreuses productions épigones. Elles vont vulgariser en les romançant certaines prouesses techniques dans l'ordre du possible à court terme : navigation en ballons, sous marin etc. Réserver le modèle vernien à la jeunesse c'est marquer le discrédit où il est tombé. Comme l'écrivent les Études verniennes « le roman comme épopée de la science ne survécut pas à son illustre créateur ».

Les revues et collections populaires

De nombreuses collections et revues consacrées aux diverses sortes d'aventures et d'exotismes accueillent les textes de spéculation, ou de fabulation scientifique. Romans et nouvelles sont publiés en revue et parfois repris chez Tallandier, Ferenczi, Larousse. Ces œuvres ne sont pas sans beauté, comme la réédition de certaines d'entre elles l'a montré, mais elles ne se constituent pas en genre spécifique et reconnu comme tel.

L'institution littéraire

Des auteurs, par ailleurs reconnus par l'institution, s'adonnent à la “Fantaisie” ou au “Merveilleux scientifique”, entre autres. C'est le cas de Rosny Aîné, de Maurice Renard, de Claude Farrère, Léon Daudet, Regis Messac, André Maurois, Alexandre Arnoux, Jacques Spitz etc. Dans ces œuvres, souvent réussies, la référence vernienne est abandonnée au profit d'un ressourcement dans la lignée du conte philosophique ou du voyage imaginaire. Et, bien souvent – chez Maurois, Daudet, Arnoux – s'exprime une idéologie antiscientifique (au nom de l'“humanisme”) que l'on retrouve dans les Scènes de la vie future de G. Duhamel, comme dans Le Meilleur des mondes de Huxley. Sur de vieux fonds baudelairiens d'anti-américanisme.

Dans son ensemble, cette production n'est pas négligeable : on relève environ 600 textes francophones entre 1915 et 1945, avec une période faste entre 1920 et 1933. Sans compter de nombreuses traductions de la Grande Bretagne, de l'Allemagne, de l'Italie et même quelques textes venus des USA. Que certains pillent, comme Jean d'Agraives, alors que d'autres comme Théo Varlet accusent les Américains de le piller. Certains auteurs français sont publiés aux USA : mais le temps est bien fini où ils servaient de modèles, comme Verne. Ils sont traduits à titre d'échantillon du « rest of the World ». Car aux USA la S.-F. s'est alors constituée en genre autonome.

Le modèle américain

Aux USA donc le cours suivi sera différent, sans doute par la conjonction de trois facteurs : thématique, pratique, “groupal”.

Le côté thématique

Jusqu'en 1910 environ, la S.-F. en formation ne proposait que trois modèles. Le “vernien” d'anticipation technologique à court terme. Le “wellsien” d'inspiration sociologique et prophétique. L'utopique/contre utopique, dans la lignée de Bellamy ou Morris.

À la suite de E.R. Burroughs, A. Merritt, Serviss etc., les américains vont proposer une “exotisation” plus explicitement aventureuse. Loin de toute implication relevant des trois modèles précédents, cette production va exploiter la poétique de l'évasion – un peu à la manière de R. Haggard, et de quelques nouvelles de Rosny, que par ailleurs ils ignorent. Cette voie permet de récupérer, par un retour à la stricte romance, toute une série de strates archaïques de la fiction, dans un cadre cautionné de si loin par la science que cela ne compte plus, comme plus tard dans l'Heroïc Fantasy. Dans cette brèche vont s'engouffrer Murray Leinster, Edmond Hamilton etc.

Cette percée thématique va donner une coloration originale à la S.-F. US. Mais elle n'aurait pas été suffisante – les textes avant 1926 continuant d'être publiés dans des revues non spécialisées de la chaîne des Munsey's Magazines – sans un remodelage du champ de distribution.

Le côté pratique : l'édition

Aux USA, dès 1915 le marché se segmente, et on voit naître des revues spécialisées, les premières étant consacrées aux histoires policières, puis à l'Horreur (Weird tales, 1923) et enfin à la S.-F. (Amazing stories, 1926). Les conséquences de cette “spécialisation” sont multiples. Pour la S.-F., le succès d'Amazing stories entraîne une multiplication des revues de S.-F., donc de textes, donc d'auteurs. La S.-F. devient, en premier lieu, comme le dit L.E. Stover « une nouvelle catégorie de l'édition ». S'ensuit une nouvelle pratique “groupale”.

La constitution d'un groupe

Autour de Hugo Gernsback, responsable de certaines innovations, (correspondances de lecteurs qui donnent leur adresse, fanzines, puis rencontres, conventions) la S.-F. sécrète un milieu très hot (au sens macluhanien). Elle se crée en une sorte de contre institution avec ses prix, ses valeurs, ses règles, ses vedettes, et le pouvoir des directeurs de revue devient très important. En somme elle se constitue en une sorte de champ clos, en rupture avec la littérature en général, qu'on va baptiser mainstream pour s'en exclure [6]. La S.-F. passe donc de simple catégorie spécifique de l'édition à “genre littéraire spécifique” — et reconnu comme tel — au moins de l'intérieur. Quant à l'image qu'elle donne de l'extérieur, elle est moins flatteuse, puisque les auteurs comme Huxley ou Stapledon refuseront de penser qu'ils sont assimilables à des auteurs de S.-F.

Bilan

D'un point de vue thématique, ce passage par le “ghetto” a eu des effets bénéfiques : les editors, hommes à poigne et à lubies, ont suscité des modes, des idées, des intérêts. Le besoin de constant renouvellement, dû à la concurrence, a amené un traitement “pointu” des thèmes, et une attention portée à la recherche de “trucs” (though variant story), qui engendrent une luxuriance d'inventions. De plus, écrivant pour un public de lecteurs fidèles (fidélisés par les abonnements), et donc en connivence avec une “culture” originale, les auteurs ont pu sauter les préliminaires, posant comme allant de soi nombre d'hypothèses, jouant sur la surprise dans le cadre d'un savoir préalable des lecteurs. Dans ces récits, pris dans leur ensemble, et qui constituent en somme l'équivalent d'une mythologie, les rapports de l'homme américain (occidental) au monde par le biais de la technique sont médiatisés sur le plan fantasmatique. Ce qui crée une mythologie ouverte, servant de matière et d'horizon pour d'autres œuvres et d'une plasticité étonnante. Rien d'étonnant si, lorsque les Français la découvriront dans les années de la Libération, ils auront l'impression de découvrir “un genre nouveau”.

La S.-F. en France depuis 1945

Le choc culturel

La fin de la guerre voit une fascination des Français pour tout ce qui touche aux USA. Ce qui en provient est auréolé d'un charme puissant : aussi bien le roman noir, le coca cola, les comédies musicales, le jazz, les objets courants… et la S.-F. De plus, dans le cadre du plan Marshall, des conseillers viennent nous initier à la nouvelle version de la vie industrielle, avec pour corollaire la nécessité de changer nos structures industrielles et intellectuelles… Cette fascination du modèle américain ne se situe pas politiquement à droite, bien qu'elle s'oppose pour des raisons multiples aux espérances politiques de la gauche traditionnelle. Avec l'Express, cela donnera plus tard l'idéologie de “la nouvelle gauche” (plus tard dite “gauche américaine”). La droite est absente, officiellement du moins, de ce débat, trop souillée qu'elle est par sa collaboration avec l'occupant nazi, et avec l'idéologie corporatiste de Vichy. D'ailleurs, avant la guerre, les écrivains de droite s'étaient montrés ouvertement anti-américains : ils se taisent. Cependant la question, qui concerne aussi bien la vie dans son ensemble que la S.-F. est : doit-on imiter ? peut-on utiliser un modèle sans tomber dans sa dépendance, sans perdre son originalité ? Comme l'écrit, en 1947, Fourastier, le choix est nécessaire, mais il est crucial « l'homme a la plus grande peine à distinguer, au milieu des ruines de la civilisation traditionnelle, les éléments d'un futur équilibre ».

La S.-F. française d'avant-guerre donnait le choix, comme avenir imaginable, entre l'Apocalypse, conçue comme fin de monde, et la “termitière” collectiviste. Le pari des Français de la Libération est que la science et la technologie sont porteuses d'une autre voie. Ce qui explique que Boris Vian, Queneau, Pilotin – qui ne se situent pourtant pas à droite, aient pu contribuer à lancer un genre, “la S.-F.” (américaine), qui sera ressenti plus tard, en 1966, comme une entreprise américaine de colonisation de notre imaginaire [7].

Il a suffi de 7 ans pour que le paysage français soit bouleversé par l'irruption de la S.-F. étasunienne. En 1939, la SF française se réduit à une vingtaine de titres, une dizaine en 1945 : voilà pour “la littérature française d'imagination scientifique”. La Libération permet à d'anciennes maisons, d'anciennes collections de retrouver place sur le marché. Le Journal des Voyages, par exemple, reparaît avec la même formule en 1949, comme si rien ne s'était passé… mais en fait se met en place une nouvelle politique de l'édition concernant la S.-F. Si des collections “à l'ancienne” comme Magnard et ses "Sciences et aventures" perpétuent la tradition pédagogique, si les Tallandier reparaissent avec leurs auteurs du passé, les premiers ouvrages étasuniens de S.-F. arrivent. Laissons de côté la collection, pour adolescents, "Captain Johns" aux Presses de la Cité, bientôt nous avons la collection des "Horizons fantastiques", et dès 1950, le terme magique "science-fiction" figure sur la jaquette de Les Humanoïdes de Jack Williamson chez Stock. Ensuite, tout va très vite : Boris Vian, Michel Pilotin, Georges H. Gallet, qui traducteur, qui directeur de collection, lancent chez Hachette et Gallimard "Le Rayon fantastique" — où ne seront publiés que des auteurs américains pendant un certain temps. Au même moment le Fleuve Noir lance "Anticipation" qui donne sa chance à de nouveaux auteurs français, d'autres collections se créent et tentent de s'engouffrer dans le créneau. Parallèlement une offensive médiatique se met en place pour matraquer tous azimuts, en visant (comme pour le lancement du roman de la "Série noire", 3 ans auparavant) en priorité le public des “intellectuels”. Des revues — filles ou succursales de magazines américains se créent — : Fiction et Galaxie, respectivement en octobre et novembre 1953. En 1954, Denoël lance "Présence du futur" : une S.-F. plus littéraire.

Peu à peu, elle va prendre une place originale dans le champ littéraire, chez les lecteurs comme dans l'institution critique, promouvant de nouveaux auteurs étrangers hors des USA ou de la Grande Bretagne, imposant quelques écrivains français, de Gérard Klein à Serge Brussolo, si l'on saute une génération pour en arriver à 1986, et si l'on se reporte à la création de nouvelles collections par Jacques Sadoul chez J'ai Lu et par Gérard Klein chez Laffont avec celles de Jacques Goimard chez Presses Pocket. Mais ceci est une autre histoire. Comme le phénix, la SF française, de nos jours un an avant l'an 2000, voit refleurir des revues comme SF Magazine, Galaxies, Parallèles, et que Solaris la revue québécoise fête son 150e me numéro. Il s'y révèle, là comme dans des collections rénovées ou dont la politique éditoriale change, des auteurs comme Serge Lehman, Laurent Genefort, Nguyen, Di Rollo, Ayerdhal, Bordage etc., qui retrouvent ce qu'une génération antérieure avait tendance à oublier, à savoir le sens du large, de l'épique. Non que la génération des Durastanti, Dunyach, Canal etc. n'ait pas été productrice de textes importants, comme en témoignent les anthologies élaborées par Dominique Martel, Ellen Herzfeld, et Gérard Klein en Livre de Poche. Mais, trop préoccupés de leur espace intime et du travail textuel, ils en perdaient souvent un souffle nécessaire — si l'on excepte, dans cette génération, le cas de Serge Brussolo.

Notes

[1] Date de naissance de la S.-F.  Voir la discussion in : la Science-fiction par le menu : problématique d'un genre. Europe 580-581, août-septembre 1977, p. 34-48.

[2] Angenot (Marc) : "the French SF before Verne". In : Science fiction studies 14, mars 1980, p. 58-70.

[3] Franklin (Howard Bruce)  : Future perfect: American science fiction of the nineteenth century. New York : Oxford University Press, 1966.

[4] Thaon (Marcel), Klein (Gérard), Goimard (Jacques) et al. : Science-fiction et psychanalyse. Paris : Dunod, 1986, p. 15.

[5] ibid. p. 7

[6] Cordesse (Gérard). – : la Nouvelle Science-Fiction américaine. – Paris : Aubier, 1984, chapitre 1

[7] Nombreux débats sur ce thème entre 1972 et 1979. Voir : Blanc (Bernard) : Pourquoi j'ai tué Jules Verne. Paris : Stock, 1978. (Dire/Stock 2)

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.