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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

La Science-Fiction explore les territoires de la création

La Terre et les Terriens dans la Science-Fiction populaire française des années 1950

Si nous parlons ici de "Science-Fiction populaire", au risque de faire sourire, c'est en nous référant à la distinction faite par Escarpit des deux circuits, de lecture : le circuit long, lettré, légitimé par une réception et des analyses critiques, et le circuit court, où l'œuvre rencontre directement son lecteur sur le marché, et l'auteur n'a aucun effet de retour, sauf le chiffre de ses ventes. Toute la SF n'appartient pas au circuit court : Ray Bradbury, Michel Jeury, Philip K. Dick et bien d'autres sont, dans des instances universitaires ou autres, d'une certaine manière, intégrés à un circuit "lettré" ou "paralettré" [1]. Par contre, les auteurs et les œuvres dont il va être question n'ont jamais eu l'honneur d'une analyse, ont très rarement eu droit à quelque chose de plus qu'une mention dans les comptes rendus de revues spécialisées [2]. C'est à ce titre qu'on peut les faire figurer, avec cette acception particulière, dans le cadre de la littérature "populaire". Cette situation spécifique ne tient d'ailleurs pas forcément à leurs qualités ou à leurs défauts intrinsèques, et s'explique peut-être par leur situation dans l'histoire de la SF française au moment où ils écrivent.

La Science-Fiction, puis le sigle SF, apparaissent en France en 1950, sur la jaquette de la traduction d'un ouvrage américain (Les Humanoïdes de J. Williamson). Cela connote un "produit éditorial" nouveau, en cette époque où les U.S.A. sont synonymes de modernité. L'édition française ne va pas tarder à réagir, flairant le bon créneau, comme l'avait fait quelques années auparavant le roman "tough" qui lança la "Série Noire" chez Gallimard. Dès 1951 Gallimard et Hachette, entraînées dans l'aventure par Michel Pilotin (traducteur de Au-dessous du Volcan, bon connaisseur de la littérature américaine) et G.H. Gallet, passionné dès avant la guerre par la SF lancent une collection "Le Rayon Fantastique", où seront publiés des auteurs américains de SF, comme M. Leinster, Sturgeon, Sprague de Camp etc. Ce lancement sera appuyé sur une grande offensive médiatique avec des nouvelles de SF américaines publiées dans France Dimanche pendant quelques semaines, et des articles dans diverses revues (Cahiers du Sud, Mercure de France, Temps Modernes, La Parisienne, Critique, etc.) où l'on voit les signatures de R. Queneau, Boris Vian, S. Spriel (Michel Pilotin), France Roche et bien d'autres. Le fond de ces articles, qui tend à donner de ce "nouveau genre littéraire" une image médiatique fascinante, insiste sur le côté de nouveauté, de modernité, de "bouleversement culturel" que la littérature antérieure n'est pas apte à prendre en compte et à faire ressentir. À monde neuf, genre neuf. Ce ne sont que "romans du futur" "romans de l'âge atomique", le lancement de deux revues, Fiction et Galaxie, filiales de revues américaines de SF, vient consolider cette tête de pont de la SF américaine en France. En 1954, le lancement d'une collection plus "littéraire", "Présence du Futur", chez Denoël (filiale de Gallimard) parachève la conquête, avec les traductions de Bradbury et de Lovecraft. Cette vision hollywoodienne du débarquement de la SF en France est juste, mais unilatérale : elle laisse de côté le fait que la SF sous d'autres termes, est loin d'être une nouveauté en France, et qu'en 1950 même on en publiait encore. Des collections existaient (Grandes Aventures et voyages excentriques chez Tallandier 1949-1953, Mon roman d'aventures chez Ferenczi 1943-1957, Sciences et aventures chez Magnard 1945-1963, par exemple) où se retrouvaient des auteurs qui avaient connu une heure de gloire avant la dernière guerre : Léon Groc, M.A. Dazergues, M. Champagne etc. Cependant quelque chose a changé : ces collections périclitent, malgré la vogue nouvelle de la SF. On peut penser qu'il y a là, dans cette conquête d'un marché neuf, une lutte sauvage avec "dumping" des produits américains, et c'est possible. Dans un autre domaine, celui du policier, Boris Vian est obligé de se faire passer pour Vermon Sullivan afin de vendre ses œuvres. Le dumping, ici, est idéologique plus que financier. Mais il y a aussi la création de nouvelles collections dont le titre est plus adapté à cette nouvelle image : on crée "visions futures", "temps futurs", "horizons fantastiques" sans parler du "rayon fantastique" : les anciennes collections sont trop entachées d'"aventures" et pas assez de "futur" et de "fantastique" pour l'emporter ou même se maintenir.

Pourtant, c'est le moment où naît, au Fleuve Noir, la collection "anticipation" qui est la seule à perdurer de nos jours avec "Présence du Futur", mais dans le registre "populaire" au sens déterminé plus haut. Comme le Rayon Fantastique, cette collection, qui publie dans son énorme majorité, des auteurs français (avec des noms et des pseudonymes à consonance française), naît en 1951, et en est à son 1500e titre. Ce sont les 15 premiers ouvrages de cette collection que nous allons analyser. Nous nous intéresserons au "monde représenté" que ces ouvrages construisent, avec des matériaux et des références en liaison à la fois avec la science, le futur et le présent de 1950, afin de saisir le rôle de l'imaginaire, de l'extrapolation, de l'invraisemblable, et de tacher de comprendre comment ils arrivaient à répondre au besoin de merveilleux des lecteurs.

Nous envisagerons ces 15 ouvrages, bien qu'ils soient d'auteurs différents, comme un seul discours — celui que tenait à l'époque une partie de "l'imagination scientifique" française en littérature, à l'usage des lecteurs fascinés par les conquêtes et les espoirs d'un monde neuf à naître —, appuyé sur les découvertes scientifiques et technologiques.

Les promesses

Elles sont surtout lisibles dans les titres, qui signalent l'objet et le lieu de ces "aventures de l'esprit" aux limites du futur et de l'impensable. En voici quelques-uns :

Les Conquérants de l'Univers, À l'Assaut du ciel, Le retour du "Météore", La Planète vagabonde (Richard Bessières), Le Pionnier de l'atome (J. Guieu), Croisière dans le temps (Richard Bessières), Au-delà de l'infini (J. Guieu), Les Fabriquants de soleil (Vargo Statten, seul auteur étranger, un Anglais), Le Satellite artificiel, Les Chevaliers de l'Espace, Les Astres morts (J.G. Vandel — il écrira plus tard des romans d'espionnage sous le nom de Paul Kenny), Le Maître de Saturne, La Planète pétrifiée, la Flamme cosmique, Course vers Pluton (Statten), L'invasion de la Terre (Guieu), Alerte aux robots, Attentat cosmique (Vandel).

On notera qu'au seul énoncé des titres s'offre aux lecteurs un champ sémantique/onirique où interviennent la science et la technique — surtout tournée vers les planètes, les étoiles etc. (13 occurrences), la Terre envahie ou en danger (2) la science et le pouvoir (2) les robots, le voyage temporel. Sans compter les croisements et hybridations de ces thèmes dans le cadre de ce même champ onirique/sémantique, un lieu propre à des fantasmes personnels et sociaux : une nouvelle carte symbolique de l'univers mental. Ce qui caractérise ces titres, outre leur côté d'excitation aux rêveries par les lieux et les objets, c'est l'aspect de paradoxe sous la forme de l'alliance de mots : au-delà de l'infini, par exemple, (on trouverait aussi : le soleil sous la mer, les frontières du vide etc.).

Ce qu'offrent (et surtout promettent) ces titres (et qu'une collection plus littéraire comme "Présence du futur" n'offre pas : voir la "sobriété" relative de Les Chroniques martiennes, L'Homme illustre, Les Pommes d'or du soleil etc.) c'est une vision hallucinée, hallucinante, des possibles soudain offerts à l'espace humain, à l'espace du rêve. Ajoutons-y les couvertures, toutes dessinées par Brantonne, et qui mêlent des visions catastrophistes, héroïques, des machines extraordinaires, des situations impensables. L'ensemble créé l'illusion d'une surhumanité en position de conquérante ou de victime dans un univers qu'elle tend à compter, le plus souvent en liaison avec la "force" dont parleront les films de Lucas. Cette "force" est à la fois rêvée et objectivée dans l'imagerie de la "science" dont les figures relèvent plus de la magie que de la réalité scientifique, exaltante certes, mais, par comparaison, bien banale. Une nouvelle magie, efficace, au service d'une mégalomanie cosmique.

Cette promesse de plaisir et d'extraordinaire dont les titres ne sont pas plus avares que les illustrations, en quoi correspond-elle au contenu des œuvres ?

L'univers des œuvres

Nous envisagerons les personnages et les intrigues. Nous nous interrogerons ensuite sur l'aspect proprement fantasmatique.

Les personnages principaux, même s'ils ne sont pas les "héros jeunes premiers" de l'histoire, sont les savants, figurant la Science et ses pouvoirs. À l'opposé du savant réel, déjà à l'époque membre d'une équipe, d'une administration, et soumis à la quête de contrats, nous avons, ici encore, comme déjà chez J. Verne, Wells, ou Rosny, le savant solitaire. En général il est fortuné, sinon, il est sponsorisé ; par un journal (ce qui permet de faire grimper un reporter à bord, pour les "scoops" qui formeront l'aventure), ou par un mécène. Le savant travaille seul, ou bien il est assisté par un neveu ou sa fille (ils se fiancent, en général). Il règne de façon paternelle sur l'entourage, qui est à son service, et qui le voit plus comme un "maître" que comme un chercheur. Il est très souvent polyvalent (chimiste, physicien, astronaute, biologiste, historien, etc. voir les quatre premiers tomes en particulier). Il impulse l'aventure (un départ pour l'inconnu), et le récit est celui des péripéties de cette aventure dans l'inconnu, bien qu'une histoire d'amour (toujours chaste, quelles que soient les circonstances) s'y développe aussi. La jeune fille s'occupe en général de la cuisine et des blessés, elle a une fonction d'appât irrésistible pour les divers monstres et les méchants de l'histoire, ce qui permet au fiancé de montrer sa bravoure et au savant d'improviser l'invention ad hoc au moment nécessaire à sa délivrance.

Un autre type de savant est figuré avec le savant démoniaque, qui vise au pouvoir absolu sur la Terre (et dans le ciel), ou encore, autre variante, le politicien qui est un savant et vise à la dictature suprême. Un bon savant s'oppose à ses noirs desseins, aidé de sa fille, de son neveu ou d'extra-terrestres généreux (ou calculateurs). La dichotomie des deux figures de la science, l'une où celle-ci est pure et désintéressée, l'autre qui est tournée vers l'asservissement de l'humanité constitue la totalité du mythe scientifique mis en œuvre dans nos textes. Dans les nº 1 à 4 de notre corpus, c'est le bon savant qui est en place : il va conquérir (pacifiquement) pour la connaissance, le système solaire. Il rencontre, évidemment, des habitants sur Mars, Vénus, Pluton etc. qui ont des civilisations dont l'originalité provient de ce que le "président" en est toujours un savant. Par exemple à Cervicopolis, sur Mars, avec une contrainte : si le président ne produit pas lors de son quinquennat un certain nombre d'inventions utiles à la communauté, il est destitué. Ces rapports entre savoir et pouvoir sont parfois en liaison, parfois en opposition, comme dans les contes de merveilleux où la surnature se répartir en fées et sorcières. Ou comme dans l'opposition que l'on trouve selon qu'il s'agit d'un conte d'instauration ou de restauration. Les autres personnages importants sont les militaires (parfois liés, parfois opposés aux savants, comme le sont aussi les pouvoirs en place). Dans Les Chevaliers de l'espace ou Le Satellite artificiel, cette lutte entre les structures militaires/étatiques et les savants constitue le nœud de l'intrigue. La solution est apportée par une structure supra étatique (au sens strict, elle réside dans un satellite artificiel) qui mondialise le pouvoir de la science pour le bien de tous, (quitte à frapper durement les récalcitrants : politiciens passéistes, militaires ou fanatiques religieux). En créant une sorte de chevalerie spatiale, où l'on entre par cooptation, pour défendre l'humanité comme un Graal.

Le savant est donc moins un individu qu'une figure, dans un jeu de symboles et de fantasmes — aux USA en 1936, la tentation de la technocratie a existé, et c'est Léon Blum qui a préfacé dans les années 1940 le livre clé de Bumham sur les "managers" opposés aux "politiciens" traditionnels. Figure et grand prêtre d'une nouvelle religion dont il s'agit d'extirper tout fanatisme. Cela explique le peu de psychologie mise en jeu dans la peinture de ces héros. Le vrai personnage central, c'est la science fantasmée.

Les intrigues : elles se ressemblent évidemment toutes, comme les diverses versions d'un même mythe. La différence avec l'univers du mythe, et surtout des contes — à quoi elles font aussi penser — c'est que le jeune premier du récit n'est pas forcément le héros de l'histoire comme on l'a vu. L'objet de la quête du héros est, certes, la fiancée, mais le véritable objet est le savoir ou le pouvoir et celui qui le mène, indépendamment de l'aspect manifeste de l'intrigue amoureuse, c'est de manière plus ou moins latente, le savant (qui n'a pas un simple rôle d'adjuvant, comme le sorcier qui aide le héros du conte traditionnel). La quête réelle est celle de la curiosité : non pas simplement sexuelle et à vocation d'intégration de la personnalité des divers stades psychiques, comme dans les contes qu'analyse Bettelheim [3], mais, (à supposer que pour un psychanalyste la différence soit pertinente), la curiosité intellectuelle. Libido sciendi et non libido sexualis.

De cette structure répétitive, plus ou moins liée aux imaginaires antérieurs, chaque ouvrage est une variante qui en explore un aspect. Explorations de l'univers, sur le modèle des récits coloniaux, lutte pour la conquête ou pour résister à une invasion, sur des modèles plus récents, monstres de l'espace ou du temps, désir de modifier le passé ou le présent, ces constantes mythiques sont données dans le cadre d'intrigues assez maladroites mais qui par là se révèlent sans difficulté comme projet explicite. À la limite, les ficelles usées des feuilletons suffisent à les construire et à en coudre, de fil blanc, les épisodes. Ajoutons-y, parce que c'est important, les descriptions où l'imagination se donne libre cours et qui nous permettent parfois de saisir, au-delà de l'apparente pauvreté de l'imaginaire mis en place, tout un impensé archaïque que nous analyserons plus loin. Mais posons que c'est sans doute dans les projets représentés, les paysages et les rencontres évoqués, les surgissements d'impossible matérialisés, que se situe le lieu de l'attente fascinée du lecteur devant le pouvoir de fabulation lié à la science, et qui en fait autant la force qui résoud que celle qui fait naître, pour notre plus grand plaisir, les mystères. C'est une réflexion de ce type qui a sans doute fait dire à M. Blanchot, que la SF est plus le bouillon de culture "d'idées d'œuvres que d'œuvres elles-mêmes" [4].

C'est ce bouillon de culture que nous allons voir de près.

Prédictivité et fabulation

La SF s'est souvent trouvé comme raison d'être qu'elle inventait le futur, qu'elle avait une vertu prédictive — la légende voulant qu'elle fût le lieu où les savants se laissaient aller à donner sous forme romancée, en anticipant sur la marche plus lente de la science, leurs intuitions et leurs innovations non immédiatement concrétisables. Disons d'emblée que l'on ne trouve aucune véritable "anticipation" dans ces ouvrages. Rien qu'on puisse rapprocher de ce qui a fait la gloire d'un texte comme le Ralph 124C 41+ de Gernsback. Sauf à penser à un satellite artificiel, à la désintégration du cuivre pour nourrir des moteurs atomiques et atteindre une vitesse supraluminique (Course vers Pluton), rien du point de vue social qui aille au-delà des Scènes de la vie future de Duhamel (1926). Même pas les robots et leur révolte, qui date de Capeck. Et des phrases comme "nous avons franchi l'infini" (Au-delà de l'infini, p. 45) ou "nous avons rencontré un électronicien" sont plus excitantes que prédictives. Sauf à considérer le journal mondial en 52 langues, qui est transmis par téléscripteur privé comme invention. Ou l'implantation d'électrodes pour produire la télépathie artificielle (Satellite artificiel, p. 65). Reste peut-être la transmission de matière par ondes, comme aujourd'hui les images, ce qui est peu.

En revanche, on peut s'interroger sur la cécité prédictive de ces textes ! Ne pas prévoir la télévision en couleur (Chevaliers de l'espace, p. 183), imaginer la construction d'un énorme satellite artificiel avant d'avoir atteint la Lune, penser que les fusées seront détruites par les météorites et donc empêcheront d'aller sur la Lune. Statten parlant de la Terre vue de l'espace comme d'une "boule verte avec un halo rose" (Maître de Saturne, p. 9). Imaginer le be-bop comme danse du futur (J. Guieu). Placer, en 2150 une île artificielle entre l'Angleterre et les USA pour que les paquebots se ravitaillent ! Imaginer, toujours à la même date, des "limousines atomiques" au lieu de nos voitures à essence ! ou bien inventer qu'en plein espace, à bord d'une fusée en panne, on "soulève le capot" pour assister à la désintégration du métal, inventer un avion qui vole jusqu'aux astéroïdes, imaginer un match de boxe en 2750… entre deux robots, envisager une guerre mondiale à l'aide de 5 fusées remplies de… plutonium et d'HELIUM ! Montrer un capitaine de fusées spatiales obligé de recruter son équipage dans les bouges d'un astroport, le mettre au travail dans la soute où il enfourne à l'aide de pelles le carburant dans le moteur atomique et lui permet d'atteindre la vitesse de la Lumière, c'est une manière curieuse d'anticiper ! (Course vers Pluton, pp. 20, 26). À côté de ces élucubrations, on peut juger sage Richard Bessière, qui fait trouver assez d'eau sur la Lune pour qu'on puisse y pêcher… un monstre (Conquérants de l'univers, p. 73) ou qui équipe la fusée à conquérir l'Univers de "réchauds à gaz" (p. 38). On s'interroge certes sur le fait que, sur la Lune, sans air, le drapeau français "flotte", ou que des diplodocus lunaires attaquent. On se demande aussi comment une fusée peut décoller, si pour éviter l'accélération du départ elle s'élève à une vitesse très réduite (sinon les héros meurent et la fusée se déformerait, p. 11). On s'étonne aussi de voir les martiens parler le français et l'anglais (mais pas l'argot), ce qui explique que les explorateurs soient accueillis par "la Marseillaise" (p. 150). Rien n'explique pourtant que les Vénusiens portent "une sorte de béret basque". Sur Saturne on parlera aux autochtones à l'aide du langage de signe des indiens des plaines ; sur Mercure on amadoue les indigènes en leur offrant des bouts de sucre et, ils se mettent "à gesticuler comme les Canaques" (Retour du météore, p. 111). Restent les microbes géants, et le plus étonnant est qu'on s'en défait en leur tirant "une balle dans la tête" — pourquoi pas "entre les deux yeux" ?

On trouve donc un véritable sottisier, qu'il est difficile d'expliquer sinon d'excuser, et qui amène à s'interroger sur le fonctionnement de l'imaginaire de ces textes, tout en gardant à l'idée qu'ils étaient lus et appréciés malgré ces quelques "bavures".

Une faiblesse imaginative ?

Le problème de toute œuvre qui a pour ambition de représenter un "non-là" ou un "ailleurs" est qu'il faut l'accréditer comme possible, pour le rendre "lisible". On utilise plusieurs "marqueurs" pour ce faire : en posant une date (en 2750) ou un lieu (Neptune) et à partir de là on est livre d'inventer. Mais pas n'importe quoi, il faut fournir de quoi construire ce que Marc Angenot nomme "le paradigme absent" [5]. Ce qui permet de fournir une apparence de cohérence interprétative au lecteur, dont, par le pacte de lecture induit (la collection, le titre, les marqueurs) on a abaissé le seuil d'incrédulité" (Coleridge). Ici, les marqueurs jouent leur rôle, mais le "paradigme absent" est loin d'être absent : il n'est que le travestissement maladroit du monde de référence tel qu'il apparaît dans les romans, les feuilletons d'aventures. Au lieu d'imagination, de jeu sur les possibles, on a droit de simples réduplications. Un connu à peine modifié ponctuellement, à part quelques innovations lexicales à connotations pseudo-scientifiques ou quelques assertions du type de celles que nous avons présentées plus haut. Cette réduplication se remarque à tous les niveaux. Mais elle n'est pas innocente, elle permet de retracer non pas une mythologie originale mais ce qu'on nommerait aisément des bribes d'une idéologie.

Nous allons la présenter brièvement selon le plan des relations interpersonnelles, le plan scientifique, le plan sociopolitique.

Au plan des relations interpersonnelles, un cas intéressant est celui des rapports entre les sexes. Que ce soit sur Mars, Saturne ou la Terre, et quelles que soient les civilisations envisagées, la place de la femme est la même. Soit elle est une pure fiancée qui attend le retour du héros : à son retour il lui offre une bague avec un diamant de Vénus (Maître de Saturne, p. 18) soit elle s'embarque avec lui pour faire le ménage. Si elle est mariée, elle reste à la maison. Sur Mars aussi les maris battent leurs femmes (Retour du météore, p. 72). En 2750, on raconte les mêmes blagues sur les belles-mères, à propos de robots qui sont programmés pour les "sortir" (Astres morts, p. 16). Les E.T. comme les terriens considèrent que les femmes ne doivent pas poursuivre TROP leurs études car leur "nature" est d'élever leurs enfants. Les Plutoniens, gens sages comme l'on sait, ont remarqué que les femmes qui deviennent des "intellectuelles" sont ensuite malheureuses. On ne peut ici parler d'autre chose que d'un ressassement, que la SF française de ces années-là partage d'ailleurs avec sa sœur américaine.

Au plan scientifique, outre les réjouissantes absurdités relevées plus haut, on sera intéressé par la pratique de ce qu'on pourrait nommer "une fantasmatique scientifique". Dans La Planète pétrifiée, par exemple, il est question d'un cerveau électronique, qui est capable (sans qu'on enfourne de données spécifiques) de répondre à TOUTES les questions — ce qui est remarquable ! Aussi lui pose-t-on une question philosophique "Qu'est-ce que le temps". Et on le laisse cogiter en l'enfermant dans un coffre-fort pour que personne ne puisse venir le voler à son inventeur. Passons. Mais le plus étonnant est que, réfléchissant sur le temps, et inventant des équations pour résoudre le problème (sic) il formule la notion de "non-temps". Aussitôt celle-ci formulée, elle agit effectivement sur le temps réel : la Terre s'arrête de tourner, les animaux et les hommes sont figés comme sur un instantané. Sauf deux explorateurs terriens, qui, venant de Saturne, ont été remodelés après un accident d'atterrissage par des saturniens avec des matériaux de leur planète, et qui donc ne sont pas soumis au temps terrien arrêté, et qui se meuvent en toute tranquillité. Cette histoire absurde est présentée comme allant de soi, et montre à quel point l'auteur est totalement ignorant de ce qui concerne la science. Dans Les Astres morts, il est question d'un nouveau métal dont on donne "la formule", laquelle permet de le reconstituer. C'est le même processus psychologique qui est dans les deux cas en action : la réalité est une formule, dont la science (?) se sert pour exercer ses pouvoirs. Comme le romancier se sert de la formule pour écrire sur la science mise en scène dans ses romans etc. Il faudra attendre longtemps pour que, selon le mot de Van Vogt (emprunté à Korzybsky), les auteurs de SF comprennent que "la carte n'est pas le territoire", et F. Brown pour jouer sur ces paradoxes afin de faire rire volontairement à leur propos.

Au plan sociopolitique aussi, on ne trouve guère que de la redite. Une reprise de la situation mondiale en ces années 50 (Vandel propose trois blocs au lieu des deux d'alors, mais pour arriver à sa civilisation des chevaliers de l'Espace, qui ne peut aboutir qu'à une fin de l'Histoire figée en Utopie). Guieu imagine la "démocratie féodale" appuyée sur un "dictateur financier", Richard Bessière place sur Mars et Pluton des sociétés collectivistes avec un savant pour président, mais ces mondes apparaissent comme froids et repoussants. Le seul qui propose une ombre de réflexion imagée serait Vandel dans Alerte aux robots. Ceux-ci, plus intelligents et plus efficaces que les humains souffrent d'être méprisés et, un jour, se détraquent volontairement, ce qui pour eux est une révolte. Avant de lancer les troupeaux de robots boxeurs à l'assaut des rescapés. Cette notion de "prise de conscience" des robots est suggestive. Guieu, lui, voyait surtout le côté pratique de la chose "Les robots mineurs (ils exploitent des mines sur les astéroïdes) ignorent les conflits sociaux et les revendications" (Au-delà de l'infini, p. 139). On pourrait trouver les clichés de l'époque sur la nécessité, la légitimité de la colonisation, les guerres galactiques et le racisme, y compris celui des métis terriens/vénusiens par exemple (Course vers Pluton).

En fait, l'imagination semble bien pauvre. Elle fait usage de métaphores plus ou moins implicites (on en a vu un exemple avec le capitaine de fusées recrutant dans l'astroport un équipage de truands spatiaux ; on parle de navigation stellaire avec les mêmes termes que ceux qu'emploie la marine ; le capitaine du Satellite artificiel sombre avec son engin, etc.). Les comparaisons sont nombreuses, les parallèles sont cousus de fil blanc : le paradigme absent est aveuglant. L'imagination, si on entend par là l'inventivité de formes, de relations ou d'intrigues est très peu présente.

Pourquoi les lire ?

Au vu de ce qui précède c'est en effet la question qui se pose. Elle se pose à deux niveaux : pourquoi les lecteurs de 1950 les lisaient-ils et qu'y trouvaient-ils ? Pourquoi les lire aujourd'hui ?

Aujourd'hui, ils ne sont plus réédités, et, pour les lire, il faut arriver à se les procurer ce qui n'est pas facile et très onéreux, car ils sont devenus des pièces de collection. Si on les lit, comme je viens de le faire, c'est dans le cadre de recherches spécifiques. On pourrait cependant se poser à leur propos la question de savoir si, outre les absurdités évidentes de certaines scènes, cela ne nous amène pas à réfléchir sur les limites de l'imaginaire d'une époque. Si, comme le croit O. Wilde, l'imagination ne sait qu'imiter et l'esprit critique seul crée, ici la part d'imitation et de travestissement est extrêmement importante. Qu'en sera-t-il de nos livres de SF pris dans le regard critique dans 35 ans ? On peut aussi se demander ce qu'on y trouve encore, si un charme désuet ou un parfum kitsch les habite, que l'on pourrait humer encore. Retournons à l'époque.

Nous sommes après la seconde guerre mondiale, tout a été bouleversé, des armes inimaginables ont été employées, tout semble possible. On va rêver sur la science comme moyen d'anticiper, de brûler les étapes pour fuir ce passé récent, et construire, en imagination d'abord, un avenir radieux. On a vu ce que cela peut donner. Mais il n'en demeure pas moins que ces livres étaient tirés à 8000 exemplaires au début, et que ce tirage a bientôt doublé, que la collection continue et donc répond à une attente même. Si l'on considère qu'elle a beaucoup évolué, en fonction des attentes des lecteurs sans doute, qui ont évolué, comme le monde et comme la SF dans son ensemble. Que trouve-t-on alors dans ces ouvrages ? Non pas une anticipation technique ou politique de type programmatique. On n'y trouve pas non plus, et les lecteurs ne l'ignorent pas, des modèles. On y trouve autre chose, qui n'est pas, malgré les apparences de l'ordre du savoir ou de l'information sans être tout à fait de l'ordre de l'imaginaire pur. On connaît la formule propre à définir le fantastique chez D. Manoni "je sais bien… mais quand même". Elle joue aussi ici. Le lecteur sait bien qu'il s'agit bien souvent d'élucubrations, mais quand même, il retrouve ses fantasmes au sujet de la science, du possible, d'une évasion qui ne confond pas avec l'exotique. D'une part, il trouve des descriptions "d'ailleurs", telles que le cinéma ne les a pas encore créés, et libre à son imagination de prendre le relais, comme dans tout médium froid, tel que les imagine Mac Luhan. Ces descriptions, comme les inventions qu'il rencontre, il les complète fantasmatiquement pour une lecture de type rêve éveillé. Il s'agit là d'un exercice de ce que Kant nomme l'imagination délirante, et qui a ses charmes. Il y a plus. Compte tenu du public jeune et peu cultivé à qui s'adresse cette collection, cette évasion est positive car elle en même temps une "invasion" : le paysage intérieur des rêves de chacun se structure à partir de signifiants à connotation scientifique ou technologique. Il y a là une ouverture progressiste sur les pouvoirs de l'homme par la science, même si dans le détail les absurdités abondent. Il se trouve là, non pas un "message", mais une sorte de "massage", toujours pour demeurer dans le vocabulaire de Mac Luhan. C'est en ce sens qu'on a pu soutenir que même si une œuvre de SF en soi est mal écrite, l'ensemble de la SF est à sa manière une sorte d'initiation à la mythologie scientifique de notre temps.

Mais on peut soutenir aussi, au plan mythopoétique, qu'on trouve là mieux encore : les idées philosophiques ou scientifiques, si elles sont parfois déformées par l'incompétence des auteurs, sont quand même "concrétisées", rendues palpables par cette mise en scène dramatisante. Comme chez Platon, les idées prennent parfois la forme d'une "histoire" (mythos). Elles gardent, malgré ou à cause de cela, une fascination qui se communique, au-delà de la compréhension immédiate et de l'information — ce que M. Nicholson nommait "le pathos métaphysique" qui irradie et touche le lecteur.

Depuis Lévi-Strauss, on le sait : toutes les versions d'un mythe constituent le mythe ; il n'en est pas de privilégiés. La SF des années 50, c'est aussi ce corpus avec ses défauts, ses scories si nombreuses qu'il faut chercher longtemps la moindre pépite. Peut-être parce que nous avons affaire aujourd'hui à un plus riche minerai, et que nous sommes un peu blasés. Et peut-être les lecteurs étaient-ils plus capables de jouir de ces quelques bribes dont certaines nous échappent aujourd'hui. Nous nous sommes peut-être trop entraînés à placer ces textes faits pour être consommés avec avidité et rapidité sous un regard critique qui pourrait paraître déplacé pour des lecteurs de 1950 à qui ils étaient destinés.

Notes

[1] R. Bozzetto, Littérature/paralittérature : le cas de la SF. Actes du Congrès de la SFLGC (1980) in Orientations et méthodes en LGC, Université de Montpellier 1984.

[2] Les trois auteurs français, par exemple, n'ont eu droit qu'à un article chacun dans une revue spécialisée Horizons du Fantastique (1972).

[3] Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Laffont 1975.

[4] M. Blanchot, Le bon usage de la SF, Mercure de France nº 73, 1er janvier 1959.

[5]  Marc Angenot, "The Absent Paradigm". Science Fiction studies nº 17 (1979).

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.