Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Philippe Curval Petite chronique de nuit 9

La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 137, octobre 1975

Philip José Farmer : Gare à la bête

Norman Spinrad : les Pionniers du chaos

Michael G. Coney : Syzygie

Jacques de Bourbon-Busset : Laurence de Saintonge

J.J. Walter : l'Étoile des sables

Philip K. Dick : le Prisme du néant

Jean-Pierre Andrevon : Repères dans l'infini

Je voudrais d'abord remercier ici les nombreux lecteurs qui ont répondu à ma demande éperdue de contact humain. Il s'agit de Patrick Genge qui me répond très simplement : « Vous parlez de je ne sais trop quelle incommunicabilité, mais n'avez-vous jamais songé plus simplement que personne, peut-être, ne vous lit ? » Ah ? Cela je ne le crois pas, car j'ai rencontré un grand nombre de lecteurs, ailleurs que dans les salons littéraires parisiens tant vantés par Alain Dorémieux, qui m'ont aussi abordé avec beaucoup de simplicité et m'ont déclaré tout à trac : « Incroyable, personne ne vous écrit, je m'apprêtais justement à le faire, content de vous avoir rencontré. » Voilà mon tort, c'est d'avoir cru que les lecteurs pouvaient devenir des “écriveurs”. Non, le monde se divise en deux catégories bien distinctes : ceux qui produisent et ceux qui absorbent ; c'est ce qui permet à nos jolies sociétés d'un capitalisme si humain, si libéral de s'installer en toute sécurité et de pomper les sous des poires et des pigeons.

Un pompeur de première, c'est l'éditeur de la collection "Chute Libre". Non content d'avoir renvoyé à leurs moutons ceux qui avaient inventé le style de la collection (la propriété littéraire est imprescriptible quelles que soient les idées qu'on y affiche), il exploite maintenant leurs découvertes. À l'affiche du mois, Gare à la bête, de Farmer, et les Pionniers du chaos, de Spinrad. Si vous n'avez pas lu le premier Farmer, qui est l'imitation du second, alors, croyez-moi sur parole, jetez-le à la poubelle dès que vous le verrez, sans l'acheter bien entendu. Quant au Spinrad ? La couverture est belle. À propos de couverture, je n'ai pas l'intention de m'élever en moraliste pour dénoncer l'aspect franchement porno de la créature femelle en train d'aspirer buccalement je ne sais quel pseudopode serpentin sur le livre de Farmer ; j'aimerais seulement souligner le côté résolument attrape-gogo de l'opération. Dans le genre érotique, il y a nettement mieux que les élucubrations débiles de Philip José. Et, si l'on aime la Science-Fiction, il y a vraiment beaucoup de bouquins à lire avant d'entamer Gare à la bête, qui n'est d'ailleurs pas de la SF.

Mais parlons plutôt de choses sérieuses, par exemple de la résurrection de la collection de Georges H. Gallet et Jacques Bergier chez Albin Michel. Elle a changé de nom et s'appelle maintenant "Super-Fiction". Là, je dois dire, sur le plan de l'originalité, il est possible de trouver mieux. À moins que ce ne soit en hommage à la célèbre collection "Super Fleuve Noir". Non, vous l'avez tous compris, il ne s'agit exclusivement que d'une opération commerciale de la part de l'éditeur. En Poche ou assimilés, quand les prix sont bloqués, il suffit d'un petit tour de passe-passe de ce genre et cela permet d'élever la catégorie des volumes. Je ne m'oppose absolument pas à ce genre de magouillage, plus les livres valent cher, plus l'auteur se remplit la poche ; enfin, jusqu'à un certain point, jusqu'à ce que la poche du client soit vide car, à ce moment-là, le principe des vases communicants cesse de fonctionner.

Enfin, pour le prix, vous aurez droit à une petite image supplémentaire sur la couverture métallique. Donc, dès le départ, quatre volumes sortent simultanément : Syzygie, de Michael G. Coney, les Ingénieurs du cosmos, du divin Simak, un Keith Laumer, Dinosaure-plage, et enfin, le Siècle de l'éternel été, de James Blish.

Je ne sais pas si vous procédez de la même manière que moi mais, devant la marée montante de la SF, il est indispensable de procéder à des choix préalables. Il ne s'agit pas de décider d'avance si tel ou tel livre sera meilleur que l'autre, mais d'éprouver viscéralement l'envie d'en lire un plutôt qu'un autre, l'autre étant placé sur la fameuse pile “à lire quand on m'opérera de l'appendice” ou “celui-là, je me le réserve pour les prochaines vacances”. Comment donc éprouver ce fameux flux induit qui vous amène à élire le bouquin. D'abord l'odeur, chaque livre à la sienne, rien n'est plus simple d'ailleurs quand il s'agit de volumes d'une même collection, celui qui parfume le plus agréablement vos narines vous saute aux yeux (pas mal, ça, dans le genre “planète-où-la-main-de-l'homme-n'a-jamais-mis-les-pieds”). J'ai donc procédé comme ci-dessus. Évidemment, je suis tombé sur Syzygie. Vous remarquerez, si vous faites l'examen de votre choix olfactif a posteriori, que ce nez est le plus sûr ami de l'homme. En effet, par le raisonnement, il est facile de retrouver toutes les raisons qui ont amené mon appendice nasal à opérer cette sélection. D'abord le titre, Syzygie. Amusant, "syzygie", cela chante à l'oreille, cela chatouille l'imagination ; puis le nom du traducteur : Georges H. Gallet. Cela ne trompe pas, quand un directeur de collection décide de traduire un livre, il choisit toujours celui qu'il préfère ; enfin le nom de l'auteur : Michael G. Coney, peu connu. Qu'y a-t-il de plus grisant que de découvrir un nouveau talent, un nouveau monde mental ?

J'ai ensuite repris un "Anti-Mondes" que je n'avais pas lu : l'Image au miroir, du même Coney, pour le flairer à son tour et pour obtenir de plus amples renseignements. J'ai ainsi appris par Opta que l'auteur avait écrit sept romans et, par Albin Michel, trois seulement, qu'il venait de quitter sa boîte de nuit des Antilles pour s'installer au Canada. Pour faire quoi ? L'histoire ne le dit pas. Voila qui accentuait le mystère. J'ai attaqué Syzygie avec un enthousiasme fébrile. Un peu trop je pense car, il faut bien l'avouer, je suis légèrement déçu.

Si vous voulez retrouver dans un roman de Science-Fiction l'atmosphère d'un Somerset Maugham doublé d'un Jack London (toutes proportions gardées), n'hésitez cependant pas à lire Syzygie, il y a quelques bons moments de ce genre.

En fait, la morale du roman est résumée par Coney à la fin de son livre: « L'homme n'est pas convenablement équipé pour s'adapter à son environnement, il faut prendre des mesures pour lui en fournir les moyens afin qu'il n'essaye pas de détruire ce qui s'oppose à lui. »

Dans un lointain futur, les Terriens, doués d'une très haute technologie, franchissent des années-lumière pour essaimer dans la galaxie. Cela ne les empêche pas de vivre comme au dix-neuvième siècle dès qu'ils s'y installent en colons. Cette curieuse contradiction, classique dans la SF, réside-t-elle dans le fait que les auteurs n'ont pas les moyens intellectuels d'imaginer une autre forme de colonisation que celle du Mayflower, ou parce qu'il leur paraît essentiel de traiter le problème de la colonisation d'une manière classique afin de mieux faire ressortir le contraste entre l'univers qu'ils ont imaginé et le comportement traditionnel de l'homme en face de l'anormal ?

C'est, en fait, le sujet de ce livre.

Arcadia, la planète où vivent les colons de Michael G. Coney, semble favorable à l'existence humaine. Le jour où les six lunes qui décrivent des orbites excentriques autour d'elle se rencontrent, ils se produit une soudaine mutation des formes de vie indigènes qui remet la sécurité des envahisseurs en question.

Ce thème, si beau, si passionnant, Coney ne sait pas en traduire l'ampleur, le livre reste toujours au niveau de l'événement, les personnages ne parviennent pas à dépasser leur condition d'humain. Mais peut-être ai-je voulu inventer un autre roman que celui qu'a voulu écrire Coney. Dans ce cas, il est certain que l'intrigue est bien menée, que les personnages de cette petite ville de pêcheurs sont campés avec un réalisme tout britannique et qu'il se dégage beaucoup de charme de ce Syzygie.

La conclusion est profondément pessimiste ; elle vise à expliquer qu'il y a deux moyens pour l'homme de s'en sortir et d'oublier qu'il est un défi vivant à l'absurdité de notre univers, la drogue ou la foi. Et Coney invente un produit qui n'est pas de l'alcool, qui n'a pas le goût de l'alcool, qui n'a pas la couleur de l'alcool, mais qui produit les mêmes effets que l'alcool, l'ancêtre tutélaire de tous les tranquillisants plutôt que du Canada dry.

J'imagine — j'allais dire "je crois" — qu'il y a d'autres moyens de s'en sortir et qu'il n'est pas nécessaire d'exorciser nos démons, il vaut mieux les domestiquer. Ils nous apprendront un jour pourquoi nos réactions sont d'une si déroutante banalité devant la prodigieuse étrangeté de l'univers. Peur et colère sont les mamelles de l'inadapté. Il doit y avoir un autre moyen de réagir. Tenez, versez-moi donc un verre de beaujolais !

Las de traîner mes yeux dans les collections de Science-Fiction qui naissent avec le printemps, j'ai voulu faire le tour des parutions illicites. J'avais lu, ainsi, sous la plume d'un critique, que Laurence de Saintonge, de Jacques de Bourbon-Busset, ressemblait à de la Science-Fiction par bien des côtés et même que cet écrivain donnait une leçon sur ce qu'il fallait faire dans ce domaine grâce à la qualité de son écriture et à la noblesse de sa pensée. N'en croyez rien. Il s'agit d'un divertissement aristocratique, d'une fantaisie imaginée par un philosophe de bazar où les fantasmes prennent des déguisements antiques pour se présenter au lecteur bien pensant. « Il neigeait des vérités premières », écrit Jacques de Bourbon-Busset page 25, c'est exact. Mais il est inutile que je m'acharne sur cette œuvre, j'aurais dû comprendre en lisant simplement la bande : « Hors de l'amour, il n'y a rien. » C'est bien vrai, surtout dans ce roman.

Pourtant, je n'ai pas été découragé par ce premier échec et j'ai sauté de Charybde en Scylla. Il s'agit de l'Étoile des sables, de J.J. Walter, chez Belfond (Pauvre Walther, tu devrais abattre cet homonyme avec ton "H"). L'auteur avoue spontanément son incompétence : « Si tu peux écrire des schémas comme celui-là, comment se fait-il que depuis que tu en composes tu n'aies pas acquis une meilleure technique d'écriture ? — J'ai commencé à écrire il y a moins de cent cycles. ». Tout s'explique. Mais s'il ne s'agissait que d'écriture, le mal ne serait pas trop grand (cette chronique, par exemple, est très mal écrite, elle me permet néanmoins de m'acheter mes cigares). J.J. Walter a lu de la SF, il est plein de bonne volonté et son thème est délicieusement éculé : il faut que les partisans de la raison, de la science et de la technologie s'allient avec les tenants de la parapsychologie et des facultés psi pour créer un être cosmique.

C'est pourquoi il accumule les clichés pour raconter son histoire. Dès la première page, un personnage utilise la translation et la télépathie avec une aisance de vieil habitué du space opera. Quelques pages plus loin, le deuxième héros, Sovel, qui a des problèmes à résoudre, connaît comme par hasard un ami qui a un spectrographe de masse, ce qui lui permet de voir que l'objet mystérieux qu'il possède ne peut pas exister, car il n'existe aucun objet manufacturé âgé de 7 milliards d'années. Heureusement, son camarade de lycée, qui occupe un emploi à l'Intérieur, rend compte au ministre de cette anomalie. Le ministre ne s'y trompe pas et donne immédiatement l'ordre d'arrêter l'extraterrestre qui a perdu l'objet. Un certain Radiguet qui dirige un orchestre symphonique et mène parallèlement une carrière de chercheur va les aider dans cet enquête.

« Excusez-moi, j'étais mal informé. » dit Sorel, interloqué. « Aurez-vous le temps d'ajouter cette recherche à vos deux métiers ? » — « J'arrête provisoirement mes activités scientifiques. » répond le Radiguet en question, qui n'est tout de même pas un surhomme de député-maire-ministre-président.

Les dialogues de cette qualité abondent, les descriptions aussi : « De taille moyenne, le regard attentif et mobile, les lèvres minces, il avait dans sa démarche, son expression, son attitude, la marque complexe de l'intellectuel. » Ou : « Finalement, un mince sourire détendit les lèvres du prix Nobel. ». Ou encore, plus grandiose : « Moreau, vous forniquez chaque jour, en vous-même, avec l'ange de la mort. ».

Mais rien ne vaut sans doute ce fabuleux passage : « À dix mille contre vingt millions, il fallait organiser l'assaut pour qu'il soit efficace » déclare Sorel, qui organise le combat, et le gagne.

Tout compte fait, ce roman de J.J. Walter n'est pas plus infect que bien des Tallandier bleus d'autrefois ou que tant de Fleuve Noir. Il possède même une certaine innocence inventive qui l'apparente à un Jean de La Hire ou à un Gustave Le Rouge et j'aurais passé quelques bons instants en sa compagnie si je l'avais lu vingt ans auparavant.

Ce qui me perturbe, c'est lorsque j'essaie de comprendre pourquoi les Éditions Belfond publient un pareil ouvrage et le vendent un prix astronomique. Pourquoi créent-elles une pseudo-collection de “je-ne-sais-trop-quoi-dans-le-genre-fantastique” où paraissent pêle-mêle Lovecraft, Van Vogt, Seignolle, et quatre Maurice Renard, dont le Péril bleu, publié au même moment en collection de poche. Pourquoi cette invraisemblable bouillie éditoriale ? Il serait plus prudent de faire appel à des professionnels.

Ceux-ci, me direz-vous, ne sont pas infaillibles, j'en vois la preuve dans le fait que les directeurs des deux meilleures collections de SF ont refusé de publier l'un des derniers romans de Philip K. Dick, Flow my tears, the policeman said, paru bizarrement sous le titre le Prisme du néant, dans la collection de Science-Fiction du Masque. Deux remarques s'imposent à ce sujet : pourquoi ce refus à propos d'un des cinq plus beaux livres que Dick ait écrit ? Pourquoi ce changement de titre après avoir eu l'excellente idée de le choisir et de le publier ? Nous ne connaîtrons probablement jamais la réponse.

Le Prisme du néant, puisqu'il faut l'appeler ainsi, est l'histoire de la psychanalyse d'un amour, c'est aussi une histoire d'amour en même temps qu'une réflexion sur l'amour. Je crois que, dans l'esprit de Dick, c'est un roman très ambitieux car, pour la première fois dans toute son œuvre, il livre bataille à découvert, négligeant parfois le thème initial du roman, spécifiquement SF, pour se consacrer à de longs dialogues où passe l'arc-en-ciel de sa sensibilité. En réalité, Dick, toujours logique avec lui-même, reste persuadé, comme moi, que personne n'agit rationnellement et que la plupart des gens sont gouvernés par des pulsions anarchiques. Pourquoi, dans ces conditions, pactiser avec l'artifice, pourquoi ne pas distordre la fiction en y introduisant une grosse part d'autobiographie, pour revenir à la fiction lorsqu'il convient d'exprimer la folie humaine ? Ainsi s'équilibre le Prisme du néant dans la pensée même de Dick, en suivant le fil de son itinéraire mental. Pris dans le phare à éclipse de son imagination, nous sommes parfois balayés par le rayon lumineux de son récit, parfois plongés dans les ténèbres angoissantes de sa personnalité.

Et pourtant, contrairement à bien d'autres romans de Philip K., le thème initial n'est jamais oublié ; même s'il est prétexte à digressions, il est traité jusqu'au bout. Pourquoi ? Car le thème de SF est si parfaitement imbriqué au propos autobiographique de Dick, à sa recherche, qu'il n'éprouve pas le besoin de s'en débarrasser comme dans d'autres œuvres moins élaborées. De quoi s'agit-il ? Un roi du showbize, Jason Taverner, l'idole des foules télévisuelles, se trouve brutalement projeté dans un univers où il n'existe pas, où ses intimes ne le reconnaissent pas.

« Dans ce cas, je serais une de vos hallucinations. Essayez avec plus de force. Je ne me sens pas entièrement réel… », dit Jason à Kathy, l'étrange donneuse de la police qu'il rencontre à l'aube de son cauchemar.

« Vous avez déjà cessé. C'est peut-être ça. Une célébrité dont personne n'a jamais entendu parler. Je vous ai fabriqué, vous êtes un produit de mon imagination hallucinée et je suis en train de recouvrer mon équilibre mental. »

L'hypothèse est très dickienne mais, dans ce cas précis, il s'agit plutôt d'un homme qui se serait rêvé lui-même, à travers la drogue, et qui ne se reconnaîtrait plus le jour ou il serait enfin désintoxiqué.

L'aventure de Jason Taverner se débattant dans ce monde où les derniers résistants du pouvoir étudiant sont cernés dans les campus, où les Noirs ont cessé de poser un problème à la nation américaine après qu'ils eurent été stérilisés, où les Pols et les Nats dirigent en fait la nation, c'est tout simplement celle de Dick se retrouvant lui-même après s'être rêvé durant tant d'années. C'est une quête farouche de son identité auprès des personnages qui l'ont connu différent et qui ne peuvent s'adapter à sa nouvelle personnalité. Quête aussi auprès des femmes qu'il a aimées et qui l'ont oublié, auprès de celles qui participent à sa renaissance. Heather, Kathy, Ruth, l'énigmatique Monica Ruff, dont la trace ne subsiste qu'à travers le souvenir, et la dangereuse Alys Buckman. « Le sexe sans l'amour, l'amour sans le sexe, l'amour paternel, l'amour universel sublimé et transcendé, l'amour contre nature, l'amour loupe, l'amour tordu, l'amour névrotique, l'amour antagoniste, l'amour qui s'élève au-dessus des particularismes et des contingences. »

Tous ces amours hantent Jason Taverner, l'épuisent ; tout nu, étendu sur les couvertures du lit hydraulique, il réfléchit : « Je sens le poids de l'entropie. Je me suis déchargé dans le vide et je ne retrouverai jamais ce que j'ai donné. C'est à sens unique. Oui, je suis sûr que c'est une des lois fondamentales de la thermodynamique. »

S'est-il totalement usé au fil de sa vie, au fil de ses amours, au fil « de ces romans à la gomme de Philip K. Dick qui faisaient mes délices quand j'étais gosse ? Heureusement, on a fini par l'avoir… » pense Taverner. Maintenant qu'il se retrouve, face à face avec lui-même, est-il encore capable de s'assumer ou doit-il renouveler l'illusion, par n'importe quel moyen ? « La théorie modifie-t-elle toujours la réalité ? »

Jason Taverner possède une chance unique : plongé hors de son propre univers, mis en face d'une société qu'il peut juger puisqu'il n'en fait pas partie, il lui reste une solution : sans identité, il peut refuser de naître.

Mais non ; et, pour la première fois peut-être dans un des romans de Dick, le héros choisit la solution optimiste : Jason Taverner, au lieu d'accepter sa résorption, va combattre pour retrouver la réalité, pour s'insérer à nouveau dans l'univers qu'il a cherché à fuir tout au long de son existence. Il ne veut plus vivre dans les rêves des autres, serait-ce ceux d'un autre lui-même qui ne lui ressemble plus.

Voilà un très beau roman que la traduction très peu littéraire de Michel Deutsch ne favorise pas. Il aurait fallu un merveilleux styliste pour faire passer ces longs dialogues entre Jason Taverner et ses femmes, où chacun des personnages, usant de la vertigineuse facilité de la pensée automatique, se laisse guider par les mots : il dit, puis il pense qu'il dit, puis il pense à l'idée qu'il a de son dire, etc.

J'hésite toujours à parler d'un recueil de nouvelles, le travail à fournir est toujours beaucoup plus important que pour un roman, sans prime spéciale à la production. Pourtant, cette fois, je fais une exception pour celui de Jean-Pierre Andrevon, Repères dans l'infini. L'explication en est simple : vous avez tous lu sa nouvelle de Fiction, "Mélagomaniaque", dans laquelle il assassine un à un tous les auteurs et les critiques de SF français afin de pouvoir écrire à lui tout seul la revue. Depuis, Andrevon a été beaucoup plus loin, puisqu'il a signé de son nom exclusif une anthologie écrite en partie par d'autres que lui. J'ai donc voulu voir si, dans Repères dans l'infini, il n'avait pas encore poussé plus loin sa schizophrénie, accaparant, sans même les nommer à l'intérieur, les nouvelles de ses confrères éradiqués. Je dois dire que l'écrivain fou a frappé beaucoup plus fort que je ne pensais. J'ai été incapable de découvrir la moindre trace de ses méfaits. Jean-Pierre Andrevon a si totalement digéré la Science-Fiction française qu'il est parvenu à faire un recueil où ne subsiste plus que la marque de sa personnalité. Horrible !

Et, bafouant toutes les avancées de la spéculative-fiction, renouant avec les mythes des grands ancêtres de l'Âge d'Or, il ose faire du space opera : dix nouvelles sur l'absurdité de la conquête spatiale et qui se voudraient être systématiquement désabusées. Mais là, Andrevon ne peut jouer le jeu jusqu'au bout, il tombe dans les pièges que lui tend sa sensibilité, il se laisse emporter par un rêve d'espace qui est viscéralement celui de tout écrivain de Science-Fiction, même le plus écologique, misanthrope et ennemi du progrès scientifique. Repères dans l'infini est un livre charnière pour Andrevon. Livre protéiforme où il explore des thèmes qu'il n'a jamais abordés jusqu'ici, où il va au-delà de ceux qu'il semblait avoir épuisés, livre-exercice de style où il passe volontiers de l'écriture ricanante du "Visage" , à celle, lyrique et visionnaire de "Scant", le chef-d'œuvre du recueil. Que nous sommes loin du si décevant Temps des grandes chasses ! « Le monde ne cesse d'être harmonie changeante, le monde ne cesse d'être monde. Lui s'y imprime avec légèreté, tant de légèreté qu'il ne laisse aucun souvenir après son passage et que sa mémoire à lui ne peut jamais reculer au-delà du dernier repas, du dernier sommeil, de la dernière chasse ou du dernier amour » , écrit Andrevon. Pour lui, rien n'existe dans le temps, tout est changement, tout est jeu ; seule la conscience peut donner la notion de la beauté dans le règne de l'éphémère. L'homme, molécule pensante au même titre que d'autres êtres vivants que nous ne soupçonnons pas, est doué de cette faculté. Il est logique qu'il en profite ; mais rien ne lui donne le droit de s'arroger un pouvoir sur les autres.

Ce thème, si fort, dont on trouve des échos dans presque toutes les nouvelles du recueil, n'est pas prétexte à morale. Andrevon ne veut rien prouver, il veut simplement écrire et, ce faisant, user de son droit à percevoir la vie, la beauté, la fureur, l'illusion, le néant, selon son prisme personnel puisque tout retourne au stade initial qui constitue la seule réalité du monde. C'est pourquoi l'invention est riche, pourquoi il n'hésite pas à semer des quantités d'idées sans les exploiter; ce qui fait du livre d'Andrevon son originalité. Il possède toutes les caractéristiques de la SF française, préoccupations philosophiques et recherches stylistiques, sans oublier ce qui a fait le succès de la SF américaine, sens de l'imagination, goût du divertissement, spéculation.

Cela, vous le retrouverez dans les meilleures nouvelles du recueil, dans "le Visage", où Jean-Pierre Andrevon parle des rapports ambigus entre l'œuvre d'art et les créations de la nature ; dans "Aquatiques", ou il prend le taureau du signifiant par les cornes pour raconter le fragile instant de la mort ; dans "Escale", une réflexion sur les pouvoirs de l'illusion ; dans "Scant", une vision mélancolique qui m'a particulièrement ému ; Scant, la ville si belle que ses constructeurs ont voulu un jour faire partie de ses murs, de ses rues, de ses monuments, de son âme et qui constitue pour nos lointains descendants une menace. Scant détient le redoutable pouvoir de tous les chefs-d'œuvre, il fixe un instant d'harmonie absolue, il signifie la mort ; "Lutte pour une petite planète", enfin, où se joue le jeu absurde de la conquête pour la conquête, repris par tant de tyrans, tant de religions.

Voilà, si vous comptez avec moi, le bonus s'établit à cinq sur dix. Mais, que cela ne vous interdise pas de lire les autres nouvelles, vous verrez, ce recueil vaut beaucoup mieux que la moyenne.

Je voudrais terminer cette chronique sur une petite anecdote : le lecteur dont je parlais au début me dit à peu près ceci : « J'aime beaucoup Michel Jeury, mais il commence à devenir envahissant, sympathique mais envahissant ; pas moyen d'ouvrir une revue de SF sans tomber sur lui. ». Voilà qui laisse pantois : d'abord, rien n'oblige un lecteur à lire toutes les nouvelles qui lui sont proposées ; et puis, pour une fois qu'un auteur français parvient à se faire un nom, pour une fois qu'il arrive à vivre chichement de sa plume, comment peut on le lui reprocher ? Il y a tant d'écrivains américains insipides dont le nom se répète depuis des années sur les sommaires des magazines et qu'on ne remarque même plus tant leur prose se détache peu du papier, qu'il me paraît important, au contraire, de fêter l'éclosion d'un écrivain original dans notre pays. Croyez-moi, je ne me plaindrais pas si le Chambertin remplaçait soudain le Coca-Cola sur toutes les tables.