Chroniques de Philippe Curval

Gérard Klein : le Trou du hurleur

Futurs, [1re série], nº 4, octobre 1978, p. 86-88

chronique par Philippe Curval, 1978

Chronique du temps qui vient (4/5)

Si je suis d'accord avec Gérard Klein en ce qui concerne le fond du problème qu'il évoque dans le Trou du hurleur du précédent numéro de Futurs, je ne peux, en aucun cas, me solidariser avec son pessimisme. En effet, lisant autant que lui des nouvelles françaises, je n'éprouve pas la même consternation ; au contraire, je suis souvent séduit par la qualité et l'originalité de ces textes. Surtout, je n'y trouve pas autant de déchets qu'il veut bien le dire. La Science-Fiction de notre pays, qui se veut spéculative, emprunte peu à la science ses artefacts ; elle est d'essence littéraire, à l'opposé de l'américaine — je ne dis pas anglo-saxonne —, qui néglige à de rares exceptions près la recherche au niveau de la création formelle. La SF française campe à l'intérieur de notre culture. Par contre, elle se situe en position de rupture plutôt qu'en solution de continuité, elle invente l'expression moderne de notre littérature. J'apprécie cette forme secrète de résistance à la colonisation culturelle made in USA et remercie je ne sais qui de ne pas découvrir dans les nouvelles qu'on m'envoie des milliers de petits Van Vogt asimoviens. Dire que cette tendance ne comporte pas des excès et dénoncer certains abus propres à décourager le lecteur le plus entreprenant m'apparaît comme le côté positif de la croisade entamée par Gérard Klein. Mais il aurait tort de généraliser. Et, s'il affirme avec justesse que les Soleils noirs d'Arcadie, l'anthologie de Daniel Walther, ne s'est pas vendue à plus de mille cinq cents exemplaires, il ne peut sans mauvaise foi extrapoler cet incident à toute la production des jeunes auteurs de Science-Fiction française. J'attribue une part de la mévente de cette excellente anthologie à une mauvaise information du public associée à une exécrable distribution du livre.

Enfin, il ne faudrait pas oublier Futurs au présent, que nous avons publiée, Élisabeth Gille et moi, au mois d'avril avec un grand succès.

À la fin septembre, les douze mille exemplaires de la première édition étaient pratiquement épuisés. J'y vois une remarquable adhésion du lectorat. Il y a au moins dix-sept auteurs français qui ont des idées ; je suis certain que les ressources ne sont pas taries. Gérard Klein aussi puisque nous avons publié, nous publions et nous publierons ensemble quelques-uns de ces jeunes écrivains dans les pages de Futurs.

À moins que nous ne tombions par exemple sur cet énorme manuscrit que je viens de recevoir en lecture, Sociecyber qui est, de l'avis de ses auteurs, une politico-socio-Science-Fiction-réaliste. Il s'agit d'une description pseudo-romanesque des structures d'une société future en 440 pages. Il y a même des graphiques. Je ne doute pas des bonnes intentions de Cyber 5001, qui l'a écrite, mais vraiment, proposer une utopie où la cybernétisation de la société humaine conduit au bonheur me paraît sot — je suis volontairement poli. D'autant plus que l'ouvrage est écrit avec les pieds, ce qui ne l'est pas, “le pied”. Enfin, heureusement, vous ne le lirez pas, car personne ne le publiera.

Stanislas Lem : le Rhume

(Katar, 1976)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :

Passons donc aux choses sérieuses, pourquoi pas au Rhume de notre bon Stanisław Lem. Ce n'est pas son meilleur livre, sans doute, mais il aurait été dommage qu'il restât dans l'ombre de la langue polonaise ; parce que c'est un livre émouvant, un de ces romans qu'un écrivain du talent de Lem peut se permettre de faire, simplement, en se grattant le subconscient, ou parce que sa machine à écrire le démange. On y devine l'auteur à fleur de ligne, ce qui s'avère inhabituel en SF, où l'écrivain se dissimule derrière les idées.

Comble d'intimité, il se décrit en train de découvrir le sujet de Rhume. Un jour, Lem se rend chez son éditeur — Denoël, rue Amélie à l'époque de Solaris. Il vient de signer son contrat, flâne sur le trottoir de cette courte rue un peu oubliée où subsistent beaucoup de boutiques fossiles. Voyez cet opticien et son enseigne énorme en forme de binocle ; derrière la vitrine salie par les intempéries, un petit monsieur, aussi chauve que la chaise où il est assis, bricole un jouet. L'imagination de Lem décolle. Un sujet le préoccupe à cette époque : le raz-de-marée pharmacologique qui se répand sur la Terre, submergeant les habitants de la moindre case polynésienne, du plus petit trulli, de la plus insigne bourrine. Pain azyme des gélules sous tous les azimuts, poudres chimiothérapiques qui se déversent comme neige jusque sous les cieux les plus chauds. « Les cachets ne sont plus cachés. », comme le chantait Charles Trenet.

Il suffit alors d'un éternuement provoqué par la petite allergie dont souffre Lem, surtout quand il voyage, pour que ces faits et ces concepts disparates se réunissent dans son esprit, se compactent et que le roman se développe. Une sorte de suspense microscopique où les événements grossis par l'écriture s'étirent dans le temps.

L'affaire commence près de Naples. Dans un établissement thermal, des curistes sont morts dans des circonstances étranges : suicide, folie, apparemment. Tout ce qui est bizarre ne tombe pas nécessairement dans l'oubli, surtout quand cela advient à des citoyens américains. Aussi envoie-t-on un ancien astronaute sur place pour voir s'il n'y a pas une cause unique qui pourrait relier et expliquer les faits mortels. Les victimes sont tous des messieurs riches, solitaires, entre deux âges, à la carrure athlétique, allergiques, prenant des bains de soufre et ne parlant pas italien. Il n'y a pas là de quoi fouetter un ordinateur. La pauvre électronique ne peut rien faire sans quantification et rien dans ces données éparses ne peut être quantifié. Le calcul des probabilités est inefficace puisqu'il s'agit d'une série d'événements uniques et que ce genre d'événements n'est pas du ressort des statistiques puisqu'ils ne surviennent qu'un certain nombre de fois dans un laps de temps très court sans se répéter ultérieurement. On ne peut parler de probabilité à leur sujet.

Lem, qui vient d'accumuler toutes les raisons pour que cette énigme soit insoluble, lance son astronaute pour l'éclaircir. Ce dernier semble posséder le don d'extraire l'essentiel à partir d'un ensemble chaotique de faits.

Suit alors un fantastique travail de fonctionnaire de la métaphysique, une enquête d'un lyrisme maniaque où la spéculation intellectuelle est considérée comme un sport d'entraînement. L'humour forme aussi l'une des clés destinées à ouvrir la boîte de conserve du mystère. Mais ces outils ne servent pas qu'à cela. Grâce à eux, Lem peut aussi nous parler du hasard, de l'Europe, du terrorisme, de Paris, de la vague pharmaceutique et de tous les sujets qui, ce jour-là, rue Amélie, le préoccupaient. Il ne s'en prive pas, jonglant avec les concepts, mêlant fureur et fou rire sous la fourrure des mots pour notre plus grand plaisir.

Alors, si vous avez l'intention d'être malade durant cet hiver, n'acceptez pas n'importe quel Rhume, choisissez celui de Lem ! Il enjolivera vos soirées et, de plus, vous évitera de vous moucher.

Pierre Pelot : Canyon Street

roman de Science-Fiction, 1978

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :

Passons maintenant à notre Pelot quotidien. Quand je dis quotidien, bien sûr, j'exagère puisqu'il n'est en général que trimestriel. Cette fois, il s'appelle Canyon Street et paraît dans la collection "Présence du futur".

Si vous n'avez pas peur de tomber sur des phrases du genre de : « Mais son regard demeurait planté, comme les deux dents d'une fourche, dans les yeux de Javeline, arrimé là jusqu'au bout de l'explication. », alors plongez-vous dans ce roman ; vous pouvez en espérer un bon moment. Car, comme tous les grands romanciers populaires — je n'hésite pas à citer Gaston Leroux ou Maurice Leblanc à son propos —, Pierre Pelot jouit d'un souffle, d'une invention peu commune ; bref, il ne fatigue pas. Il écrit comme il chante, en se lavant les dents, en se baignant dans la rivière. C'est sa fonction, son plaisir, sa nécessité. Ce n'est donc pas pour quelques images à vous tordre les boyaux, quelques négligences de style qu'on arrêtera sa lecture. Elle est, au contraire recommandée à tous les pisse-froid, les exsangues de l'imagination. Elle est tonique. Ceux qui ont lu il y a quelques années mes Petites chroniques de nuit dans le défunt Galaxie s'étonneront probablement de me voir tenir de tels propos, alors que j'avais sévèrement épinglé l'écriture parfois un peu rapide de l'ami Pierre. Eh bien ! c'est que j'ai compris une chose à lire ses romans ultérieurs : plus Pelot soigne son style — et il y parvient —, plus ses romans s'alourdissent, s'empèsent, plus ils perdent de cette joie d'écrire qui les fait sortir tout ruisselants de délire des presses de l'édition française. Alors, pourquoi s'acharner à vouloir transformer malgré lui l'un de nos plus merveilleux inventeurs d'histoires pour le changer en forçat de la grammaire, en gratte-papier de la syntaxe ? Tout ce qu'il pourrait y gagner, ce serait d'appauvrir ses tirages, de décevoir ses lecteurs et de venir progressivement à cultiver des salades en primeur, ce qui est difficile dans la vallée où il demeure car il y fait très froid l'hiver.

Revenons donc à Canyon Street. C'est un roman sur l'imbécillité de la société. Vous me direz, le sujet est connu, traité déjà par des milliers, sinon des millions d'auteurs, surtout par Pelot lui-même que son anarchisme viscéral porte toujours aux mêmes conclusions envers le modèle dominant de société. C'est un roman cataclysmique. Voilà que ça se corse (capitale Ajaccio) puisque le cataclysme se porte aujourd'hui en cataplasme destiné à soigner les fièvres de certains de nos jeunes auteurs. Par bonheur, Pelot fonce comme un fou dans la mêlée, à l'arraché, et parvient à placer un essai. Que dis-je, il gagne à lui tout seul la partie, sans demi, arrière, ni capitaine pour l'assister. C'est l'unique écrivain à quinze que je connaisse.

Suivons alors Javeline, Raznak le Fou et Jan les Étoiles depuis l'abominable Canyon Street dont ils sont issus. Là, dans ce bout du monde de l'underground prolétarien, tout marchait bien avant l'apocalypse. Il y avait des cohortes masquées qui apportaient la nourriture, des abbés speakers qui prêchaient à la télévision, prédisant le paradis sur ce monde de l'autre côté des murailles aveugles de l'horizon fermé. Puis soudain, tout s'est arrêté et la société lugubre où survivaient ces hordes de miséreux s'est métamorphosée en cauchemar non climatisé. Plus d'espérance, la vie sauvage à nouveau, mais dans des conditions non écologiques. L'ultime espoir pour ceux qui veulent savoir pourquoi tout s'est arrêté est de franchir les frontières redoutables de Canyon Street.

Ce qui les attend de l'autre côté, c'est le vide. La religion sur laquelle étaient fondés les espoirs de ces parias n'était qu'un leurre, manipulé par des dieux sans pouvoir, des dieux avides seulement de jouir de quelques siècles d'immortalité. Au-delà du décor truqué, ces jouisseurs irresponsables avaient imaginé qu'un autre paradis les attendait, celui qu'ils croyaient entrevoir dans l'insondable mystère de l'espace.

La fable est évidente et la pensée miroir de l'imagination humaine ne cesse de la réfléchir à travers ses créations. Mais Pelot découvre parfois de ces glaces sans tain où le voyeur peut suivre ce qui se passe derrière les coulisses du néant. Pour lui, l'aventure humaine, même si elle est sans solution, est d'abord aventure, permis de vivre pour quelques heures. Alors pourquoi s'en priver, pourquoi se résigner : ruons-nous sur les traces de ses héros pour atteindre la mort exquise qui nous attend. Elle n'a rien d'atroce, au contraire ; chaude et frémissante, elle marque la fin de nos inhibitions. Quand nous avons formulé tous nos souhaits et que, saignés à blanc de nos fantasmes, nous avons atteint le point de non-retour, tout peut s'arrêter. C'est le sens d'une vie, nous dévider comme une poule du chapelet de nos œufs-désirs, et puis passer à l'abattoir ou se faire manger par un lion. Lui aussi sera un jour repu.

Voilà ce qu'on peut découvrir en lisant Canyon Street. Il suffit de se laisser entraîner par les mots, de s'accrocher aux phrases pour que la grosse cylindrée de Pelot nous fasse partir à cinq cents à l'heure. Qu'importe s'il emploie de l'essence ordinaire !

Yves & Ada Rémy : la Maison du Cygne

roman de Science-Fiction, 1978

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :

À l'opposé de cette démarche, se place le livre que viennent de publier Yves et Ada Rémy ce mois dans la collection "Ailleurs et demain", la Maison du Cygne. L'univers intime des auteurs y est tout aussi frémissant que celui de Pelot, les idées abondent et le récit ne manque pas d'une certaine magie. Mais, tel un fleuve dont le lit a été détourné et qu'une chaîne de barrages a rendu navigable, le nouveau parcours ne restitue qu'un faible écho de l'original. Le paysage demeure mais les rivages sont apaisés ; l'architecture des biefs, des écluses, des ouvrages d'art a supplanté les rapides, les chutes, les gorges, les rocs erratiques éboulés dans le lit. C'est qu'Yves et Ada Rémy sont des perfectionnistes. Le vernis qu'ils déposent sur leur style introduit souvent une distanciation entre l'auteur et le lecteur.

Mes intentions ne visent pas à “morigéner” ceux qui choisissent cette voie. Je ne donne qu'une opinion toute personnelle et ne cherche pas à la monter en exemple. Si les critiques littéraires se mettaient à la place de ceux qui écrivent, il n'y aurait bientôt plus un seul livre valable sur le marché. Ce qui se pratique dans la littérature générale où un gang d'écrivains caricaturaux, tenant place-forte dans les principaux journaux, s'échangent d'aigres compliments à longueur de rubrique. Sur cette chronique doit souffler le vent de la liberté ; qu'importe si de pénibles éoliennes grincent en se prenant pour des moulins à vent.

Donc, ce reproche formulé, passons au vif du sujet. Il s'agit d'un roman sur l'enfance et sur la difficulté de s'évader de ses châteaux chimériques. La Maison du Cygne est un roman de Science-Fiction tel qu'on a peu l'occasion d'en lire ; à mi-chemin entre le récit féerique et le roman fantastique, il porte cependant tous les stigmates de la SF, sans jamais verser dans l'héroïque fantaisie, ni dans le conte philosophique. Une logique en effet le sous-tend et, si les symboles y grouillent comme vermine, ils ont été étripés et leurs viscères sèchent au soleil. Tout lecteur peut les examiner pour établir un diagnostic.

C'est au Castel d'El Golem que tout commence, forteresse buzzatienne perdue aux confins de quelque désert inconnu, situé à mi-chemin entre celui de Dune et le Sahara. Là s'y dressent des enfants. Les enfants du Cygne. On les prépare à affronter un jour ceux de l'Aigle, l'éternel ennemi. Entourés de nounous et de serviteurs efficaces, un Maître leur apprend à connaître et à développer leurs facultés psi. Sans doute est-ce dans cette première partie que le talent d'Yves et Ada Rémy s'extériorise le mieux. Leur art de la touche fine et juste suggère à coups de petites scènes cet enchantement perturbé de l'enfant se frottant à ceux qui veulent leur enseigner une autre vie, celle de l'adulte qu'ils ne comprennent pas. Il y a là des odeurs de pupitre à faire tourner les confitures, des pleurs de bambins sanglotants à la porte de leur première maternelle qui ne trompent pas.

D'autant que la menace est moins édulcorée que celle qui pèse sur nos enfances car les pièges que tend l'Aigle sont beaucoup plus sournois, mortels même. Ils s'appuient sur les sortilèges propres à l'âme enfantine. Les jeux secrets qu'inventent les pupilles du Castel, empruntés au folklore d'Alice au pays des merveilles, peuvent conduire de l'autre côté du miroir — où coule parfois le fleuve Styx. De surcroît, l'apprentissage des pouvoirs parapsychologiques transforme l'individu, le grise, jusqu'au désir de faire éclater son environnement sécurisant.

C'est ce qui arrive un jour. Les rescapés se retrouvent dans la vie avec une double ration de souvenirs : ceux qu'ils ont acquis dans le Castel, ceux qu'ils acquerront au cours de leur vie réelle, en Normandie par exemple où vivra François Vost, l'un des héros qui fit exploser El Golem.

À l'apprentissage de l'enfance succède celui de la réalité. Qui est le Cygne et qui sont les ennemis de l'Aigle ? Pourquoi faut-il prendre le parti de l'un contre l'autre ? Tout cela semble si abstrait au néophyte qu'il lui faut tout réapprendre pour concevoir par lui-même les tenants et les aboutissants de la bataille et quel en est l'enjeu. Les espions, les tueurs et les gorilles sont là pour rendre la partie difficile. L'itinéraire de François Vost est semé d'embûches originales qui lui rendront ardu l'accès à la vérité. À condition qu'il y en ait une.

On devine clairement les intentions des auteurs : transposer en Science-Fiction le roman initiatique. Ce ne sont probablement ni les premiers ni les derniers qui s'y exercent. L'attrait de la Maison du Cygne se situe au juste point de rencontre de la tradition légendaire et du récit vécu. Ce qu'il y a de fantasmatique dans la démarche de François Vost trouve toujours son écho dans la réalité ; comme si, peu à peu, ses désirs parvenaient à construire un univers à la mesure de ses hantises, là où le bien et le mal se confondent, le lieu idéal où la personnalité se construit.

Voilà, permettez-moi de vous quitter et de vous offrir en cadeau ce merveilleux bonbon ouaté au goût de journée d'automne que je suçote par la fenêtre. Il vous souviendra alors que le vendredi 13 octobre 1978 était un jour exquis.