Chroniques de Philippe Curval

Lucius Shepard : le Chasseur de jaguar & la Fin de la vie (pour ce que nous en savons)

nouvelles fantastiques et de Science-Fiction [réunies par Jacques Chambon ?], 1987

chronique par Philippe Curval, 1987

par ailleurs :
Quelle différence entre SF et Fantastique ?

En réponse à l'éternelle question pour fin de banquet des anciens de la 3e D.B., j'invoquerai désormais Lucius Shepard. Ses deux premiers recueils de nouvelles parus en France permettent de combler enfin la faille entre les genres.

À de rares exceptions près, le scénario de ses nouvelles est sculpté dans le marbre : un Américain, touriste, écrivain à la recherche de l'inspiration, jeune hippie ou vétéran du Việt Nam, tente de s'enraciner dans une contrée exotique. Ses problèmes vont naître d'une sorte d'aversion native pour l'étranger dont souffrent les entités locales. En général, celles-ci prennent pour apparaître les formes archétypales de l'amour sorcier. Au besoin, s'il n'existe pas de dieu, d'esprit, de monstre archaïque traditionnels, la présence de l'intrus en suscitera d'inédits, faux Mengele, drogues inventives, vents soudain pourvus d'un ego. Dans ce cas, nous frôlons le pays SF.

Mais au-delà de ces trames répétitives, puisées parfois au folklore de la magie dure, Shepard s'amuse à décrire les ravages de la modernité et de la technologie en des lieux peu préparés à la recevoir. Il travaille alors à saper les situations du Fantastique classique, en inversant le sens de l'interprétation par de subtiles allusions aux facultés d'adaptation des vieux génies et des divinités sur le retour.

Dans cette nouvelle exemplaire intitulée "Leçon espagnole", le héros, nommé Lucius, jeune Américain fraîchement importé sur la Costa del Sol après avoir accompli le meurtre symbolique du père, va d'entrée affronter des extraterrestres : ses propres compatriotes. Car l'un des plaisirs de Shepard consiste aussi à dénoncer en jubilant le caractère grégaire des touristes made in USA. Ces pseudo-on the road qui fourmillent de Kâtmându aux Caraïbes, avec, pour tout alibi culturel, la fumette, et pour principe d'ascèse, l'art de mégoter des sous aux mendiants du coin. Rejeté par les siens, Lucius va développer un complexe de culpabilité qui l'attirera vers d'étranges jumeaux. Ces clones, issus d'un monde parallèle où la Deuxième Guerre mondiale avait été vécue comme un film de vampire, tentent de faire exploser le tunnel entre les mondes. Car de l'autre côté menace un Hitler mutant gouvernant un Reich électronique. Notre héros, paralysé par ses hésitations, assistera impuissant au naufrage de ses velléités de combattant. Après la chute, Shepard révèle l'une des inquiétudes fondamentales : puisque la création engendre le chaos, le mal n'aurait-il pas une fonction esthétique ?

Thème de SF, direz-vous — certes. Mais on ne peut s'empêcher de ressentir à la lecture de cette "Leçon espagnole" comme un avatar moderne de l'appel du grand Cthulhu, cher à Lovecraft, dont le génie est plutôt d'ordre fantastique.

Une conclusion s'impose : chez Shepard, il n'y a aucune différence entre Fantastique et Science-Fiction, surtout côté Science-Fiction.

Mais l'art de Shepard ne s'arrête pas à la fable ambiguë ; il aime aussi semer la confusion comme dans "Salavador", pervertir les idées toutes faites comme dans "la Nuit du Bhairab blanc", accumuler les genres comme dans "la Fin de la vie (pour ce que nous en savons)", mélanger l'humour à des situations paroxystiques comme dans "l'Homme qui peignit le dragon Griaule". Ce travail de fossoyeur des conventions, il l'accomplit d'une prose magique où souffle un délicieux parfum d'exotisme primitif.

Erle Cox : la Sphère d'or

(Out of the silence, 1919 & 1925)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1987

par ailleurs :

Pour les amateurs éclairés, cette réédition intégrale d'un chef-d'œuvre de l'avant-guerre, époque où les plus grands auteurs faisaient de la SF sans le savoir. Une rêverie prophétique sur la montée du racisme et la manipulation génétique.

Avec pour question auxiliaire : qu'est devenue la préface de Pierre Versins écrite spécialement pour ce volume ?

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 241, avril 1987