Chroniques de Philippe Curval

Paul Theroux : 0-zone

(O-zone, 1986)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :
Zones et zonards

Pour les auteurs misanthropes, moralistes ou déracinés, adversaires ou déçus de l'utopie, le récit post-atomique est désormais devenu une figure narrative classique. Aujourd'hui, cette littérature-exutoire a si bien mithridatisé nos sensibilités qu'une seconde génération d'œuvres cataclysmiques apparaît où l'épouvante nucléaire se fait plus insidieuse, plus nauséeuse, plus cancéreuse. 0-zone de Paul Theroux s'en présente comme le modèle. Le calibre, un million et demi de signes, veut assurer le sérieux de la démonstration.

Nulle question de perte de couche atmosphérique dans son propos, la zone zéro dont ce roman fait l'objet concerne la plus grande partie de l'Amérique du nord où l'affaissement du sol a provoqué la fuite des déchets radioactifs stockés en profondeur. L'ensemble de la planète est contaminé par l'effondrement économico-politique de la plus sûre valeur de notre civilisation industrielle, les États-Unis. À New York, quelques Propriétaires règnent sur le monde, protégés dans leurs hautes tours par une technologie de pointe. Pour la première fois, une petite bande de ces privilégiés part visiter l'0-zone.

Cette fable contemporaine va permettre à Paul Theroux de broder sur les thèmes qui lui sont chers : la science n'est pas la panacée du progrès, les vraies valeurs de la société appartiennent aux pionniers, l'amour vaut toutes les manipulations génétiques, hors les “States”, il n'y a pas de salut. Certes, je schématise à l'extrême, et le professionnalisme de l'écrivain sait enrober ces notions de nuances qui font allégrement passer la parabole du bon sauvage au niveau de la fusée à tête chercheuse. Fisher “Fizzy”, le héros de quinze ans dont l'évolution servira de fil d'Ariane à la démonstration, manipule ses ordinateurs avec l'habileté démoniaque du surdoué — il en a aussi les faiblesses. Et sa mère, Moura, comme son oncle Hooper, devront durement se soumettre aux lois du suspense pour trouver enfin l'amour. Ce n'est donc pas à propos de la qualité du produit 0-zone que je porterais plainte, mais sur le vol qualifié avec intention de nuire auquel s'est livré Paul Theroux.

En effet, s'il emprunte à la SF les éléments superficiels de son décor pour bâtir un futur plausible, c'est pour en démonter platement les rouages en niant ses vertus spéculatives. D'après lui, la fiction scientifique amène la politique et le négoce à valoriser les nouveautés technologiques qui entraînent une surenchère fatale à notre civilisation. D'ailleurs, Fizzy, son héros, ricane en voyant les “astronautes” se repaître de SF et jette les bouquins à la poubelle comme un vulgaire adversaire de Salman Rushdie. Pour Theroux, l'avenir n'est pas dans les étoiles mais dans le retour à la terre. Air connu.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 264, avril 1989

Joël Houssin : Argentine

roman de Science-Fiction, 1989

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :

« Ce livre est un cri, un hurlement. » déclarait Joël Houssin dans le prière d'insérer de son premier livre, Locomotive rictus. Après quatorze ans de galère littéraire, ce cri ne s'est pas éteint ; même si la voix du speedé de bruits et de fureurs s'est enrouée, elle n'en atteint que plus de gravité.

Argentine est le témoignage pétrifié par la nostalgie d'une adolescence de zonard, “caffie” comme on dirait à Lyon. Dans un Buenos Aires en polystyrène expansé d'où tout exotisme a été nettoyé, Diego, dit “Golden Boy”, se souvient de ses bastons, de sa dernière virée dans le quartier sud de la ville en déglingue, colonie pénitentiaire oubliée par le destin, hommage homothétique au Brazil de Terry Gillian.

Quelque chose ou quelqu'un l'a frappé depuis d'impuissance. Même s'il sait encore déjouer la surveillance des clones devineurs de la police, il se laisse facilement shooter à l'aphrodisiaque par Tio Pepe, au risque de baiser sa propre sœur.

Diego, qui marche à côté de sa douleur, ne veut plus se contenter de voir son père se détruire à l'alcool de champignon, d'attendre l'ouverture hebdomadaire du supermarché pour acheter de la viande pourrie. Pourquoi ce monde inverti au cœur du désert fonctionne-t-il en circuit fermé, suscitant tant de violence chez les schizos métaphysiques qui l'habitent ?

L'incroyable est que, sur ce synopsis de références, Houssin arrache le lecteur à la routine. Certes, c'est un livre à sniffer plutôt qu'à lire, mais son style cursif et visionnaire, images-collages, ses narquois emprunts à la physique quantique, son humour visqueux, traduisent le hurlement qui l'habite et sert de musique à son écriture. Saluons une première tentative d'évasion réussie d'un bagnard des lettres.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 264, avril 1989