Chroniques de Philippe Curval

Jacques Attali : la Vie éternelle

roman de Science-Fiction, 1989

chronique par Philippe Curval, 1989

par ailleurs :
le Songe d'Attali

Un jour, un soir plutôt, traversant la pénombre complice de la forêt landaise au crépuscule, assis sur la banquette arrière d'une voiture confortable et silencieuse, Jacques Attali griffonna soudain quelques mots sur un calepin posé entre ses deux cuisses serrées, je le suppose ; ou bien sur un rabattant spécialement étudié pour jeter sans retard sur le papier les réflexions impromptues de son intellect bouillonnant ; à moins que ce ne soit au magnétophone qu'il dicta cette phrase : « À l'heure la plus muette, à la fêlure entre deux couleurs, juste avant que la nuit ne perde mémoire d'elle-même, … ». Après douze volumes consacrés à la spéculation économique, philosophique et politique, ce petit joyau lui sembla marquer un tournant décisif dans son évolution. La prose paraissait belle, le rythme équilibré, la métaphore sensible. Jacques Attali sentait mûrir en lui l'écrivain. Il conclut : « … Golischa pénétra dans la bibliothèque du château de Nordom où Shiron, son grand-père, venait de mourir, étranglé. ». Voilà qui fournirait une fort belle ouverture à un roman !

Sachant qu'il possédait le talent d'emprunter la plume de Julien Gracq pour la tremper dans l'encrier d'Umberto Eco, il se décida à franchir le grand saut. Par jeu, par défi, il choisit un genre où un homme d'idées tel que lui pouvait briller de toutes les lueurs de l'inspiration, la Science-Fiction. Somme toute, la liberté qui convient à un ambitieux néophyte.

Disons-le tout de suite, à deux ou trois détails près, la Vie éternelle n'a rien d'un roman de SF. Au mieux, il s'inscrit dans la veine définie par Michel Butor à l'époque où ce dernier brûlait le genre après l'avoir adoré, affirmant que la SF n'offrait que réduplication, constat navrant de l'impuissance humaine à créer d'autres univers de pensée. Le prière d'insérer confirme ce sentiment en situant le lieu où se déroule l'action : « Là-bas, sur une île isolée — ou là-haut, sur quelque étoile lointaine… », trahissant le subterfuge. Déjà, quand un auteur a la faiblesse d'imaginer qu'une étoile est semblable à une île, n'abdique-t-il pas dès le prologue toute ambition d'inventer, en limitant son champ spéculatif aux bornes conventionnelles de la réalité, ne sous-entend-il pas déjà que ses héros vont reproduire les travers humains plutôt qu'aspirer à des comportements sociaux différents ? Alors, pourquoi choisir la SF, dont l'une des ambitions est de conquérir les espaces vierges de la pensée pour proposer de nouveaux mythes ? Parce que Jacques Attali, ne sachant où allait l'entraîner son désir d'écrire, né de l'euphonie d'une phrase, préféra ne pas s'embarquer sans biscuit. Pour redupliquer l'avenir en termes de passé, il intégra un maximum de données historiques, théologiques, politiques, alchimiques, policières, épiques, amoureuses, initiatiques afin de mélanger le tout dans son logiciel cérébral et nous en restituer la quintessence sur son imprimante religieuse. En cela, la Vie éternelle est un roman de Science-Fiction, puisqu'il semble écrit par un ordinateur biologique. Attali classe au lieu d'imaginer. La déduction lui tient lieu d'intuition littéraire.

Lorsque je dis imprimante “religieuse”, c'est à dessein car, à l'évidence, la Vie éternelle brode sans fard sur l'histoire du peuple juif et de l'holocauste, symbolisant toutes les minorités opprimées au nom de la foi. Sous le couvert de la race Siv, de son texte mythologique, le SY, de son utopie, l'UV, Attali brasse une somme de connaissances théologiques considérables dont la mémoire remonte à la mort de l'archéoptéryx pour s'achever avec la bombe à neutron.

Les soixante premières pages consacrées à Golischa, sa jeune héroïne, née sur Tantale à l'heure des grands bouleversements historiques, enfant qui cherche à entrevoir le futur sous les bandelettes du mystère, sont d'ailleurs d'une jolie veine aristocratique. Mais ensuite, Dieu ! que la construction est pesante, que le message généreux passe mal, que la parabole est pâteuse ! « Nous sommes submergés de métaphores. » déclare même l'un des personnages au bord de l'indigestion. À peine adolescente, la malheureuse métisse (Golischa) devra avaler toute une série de discours confus, de maximes absurdes (« la mémoire est l'apanage des orphelins »), de livres au pathos sibyllin, subir l'influence de personnages aussi solennels que volatils afin d'atteindre la révélation calamiteuse qui sonne le glas de toutes les utopies : chaque Homme doit prendre sa place dans l'épopée puisqu'il n'y a pas de vraie vie (éternelle) hors de la légende. De l'Elie Wiesel à la sauce béchamel.

Jacques Attali, qui insiste à juste titre sur le pouvoir absolu des mots, aurait dû admettre que leur saveur s'étiole dans les banques de données.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 266, juin 1989