Chroniques de Philippe Curval

Ian McDonald : État de rêve

(Empire dreams, 1988)

nouvelles de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1991

par ailleurs :
les Destins du songe

Il y a du Thelonious Monk chez Ian McDonald, dans sa manière de frapper les mots à côté de ceux qu'on attend, de distordre la phrase avec préciosité. Il compose au seuil de la dysphonie, afin de nous faire sentir que les sentiers ouverts par ses récits sinuent toujours au bord du néant. D'où l'agréable sensation de vertige occasionnée par la lecture de ses œuvres. Vertige métaphysique, bien sûr, puis qu'il prélève les éléments d'autres fictions pour les mêler aux siennes afin de nous proposer sa propre version du songe qu'est la vie. L'essentiel de son art tient dans sa capacité à pervertir les symboles pour en produire de nouveaux. Composé de onze nouvelles, État de rêve, son premier recueil paru en France, emprunte ses canevas oniriques à des lieux et des personnages mythiques, afin de révéler les itinéraires de la catharsis.

Qu'il s'agisse, par exemple, de l'enfant qu'on traite d'une leucémie d'origine psychanalytique par un rêve provoqué, genre Guerre des étoiles, du pilote de l'espace qui se fait entièrement mécaniser et transistoriser pour rejoindre la femme-robot qu'il aime, ou bien des complots funestes d'une multitude de clones pour prendre le pouvoir sur eux-mêmes, dans une Venise proliférante et galactique, c'est à travers le mythe qu'il mène ses enquêtes tordues. Grâce à sa méthode d'accouchement originale, les monstres hybrides qu'il livre à notre curiosité ne sont pas déformés à la naissance, mais beaux comme son imagination les a conçus.

Si la moitié des textes porte les traces de son intérêt pour la Science-Fiction, Ian McDonald ne craint pas d'user également d'autres modes littéraires pour se livrer à ses savantes arabesques, à contresens du rêve ordinaire. Car, chez lui, les destins du songe suivent des voies imprévisibles.

Tout n'est pas réussi dans ses essais périlleux. Ainsi la faible fable sur le "Portrait inachevé du Roi de la Douleur, par Van Gogh" procède du labeur universitaire et d'un moralisme lénifiant. À trop jouer sur les quarts de ton et les harmonies dissonantes, il arrive parfois que l'artiste soit saisi d'un doute au milieu de son œuvre. Dans le meilleur des cas, il pallie son erreur en cassant net ; dans le pire, il poursuit jusqu'au désaccord total. C'est le cas. Heureusement unique.

Par contre, je tiens pour un chef-d'œuvre le texte intitulé "l'Île des morts". Ici, l'auteur de Desolation Road démontre son extrême talent à malaxer les données du Fantastique et de la SF pour atteindre au sublime. Imaginez un monde où les suicidaires se font piquer. Cette précaution ultime leur donne le droit de vivre en pensée dans leurs tombeaux et de ressusciter une fois l'an, le jour de la Toussaint, pour la visite des parents ou des conjoints. Ian McDonald offre le meilleur de son écriture pour un subtil chassé-croisé entre l'absurde illusion des vivants en sursis et l'illusoire absurdité des morts-vivants. Déformant nos pulsions secrètes dans le miroir réfléchi des mots, il pousse le paradoxe jusqu'à l'extrême afin de vérifier si l'ennui ne naîtra pas un jour de l'éternité.

Cette nouvelle compose avec "Radio Marrakech" le duo culminant du recueil. En contrepoint de "l'Île des morts", l'auteur décrit la rencontre amoureuse d'un vulg, vous et moi, en somme, avec une femme aux sens suractivés par une drogue aux effets irréversibles, une ultra dont la mort approche à une vitesse supersonique. Le décor : un Marrakech hollywoodien où le carton-pâte tient lieu de réalité. Là aussi, Ian McDonald s'attaque au bien-fondé de nos certitudes existentielles, avec le pouvoir magique que l'imagination confère aux interrogations philosophiques.

Il serait dommage de limiter à quelques exemples l'étonnant talent de cet écrivain. L'étendue de ses compositions déborde souvent les limites de la gamme. Loin de broder d'une manière répétitive autour des thèmes et variations, il préfère laisser son inspiration dériver à travers le no man's land de la fiction spéculative, comme dans cette bizarre tentative de fusion entre l'anticipation scientifique à la Jules Verne, le freudisme, la poésie de Yeats et les légendes celtiques que constitue "Roi du matin, reine du jour". Ou la visitation de son œuvre romanesque, voyage initiatique sur "le Dernier Bethlehem Ares Express" de Desolation Road.

Vu l'aspect conservateur de la SF anglo-saxonne, un seul livre par an de cet acabit nous empêche de désespérer en attendant des jours meilleurs. La richesse d'un genre ne se convertit pas en nombre d'unités, mais en unité de valeur.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 284, janvier 1991