Chroniques de Philippe Curval

Robert Charles Wilson : Vice versa

(the Divide, 1990)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :
À ego, ego et demi

Hypertrophie de l'esprit, cancer de l'imaginaire ? Comment faut-il nommer l'impression intime d'un être qui se dédouble. Comment un Hyde/Jekyll de type contemporain doit-il considérer la nouvelle personnalité qui tend parfois à le supplanter en s'incarnant hors de lui ? Chercher à l'effacer ou la privilégier ? Tel est le drame que vit soudain John Shaw, fruit des recherches du docteur Kyriakides. Car ce n'est pas son imagination qui travaille : cet homme est vraiment duel. Durant les années 50, alors au stade de fœtus, il a reçu un cocktail intra-utérin de régulateurs de croissance composés d'hormones. Bilan de l'expérience génétique : une intelligence démoniaque, susceptible de deviner ce que vous allez penser, avant même que vous le formuliez. Son cerveau se présente comme un amplificateur de processus quantiques, capable de rétablir l'ordre dans le pire chaos.

Mais John Shaw est inhibé, terriblement inhibé par une mauvaise farce du gouvernement. En effet, après l'euphorie de la découverte, les fonds pour la recherche ont été coupés pour des raisons morales. On ne titille pas les enfants du Bon Dieu au niveau des ovaires. Le bébé surdoué a été confié à des parents idiots qui n'ont voulu voir en lui qu'un certain Benjamin, l'enfant ordinaire d'un couple petit-bourgeois. Le traumatisme freudien a porté ses fruits après l'adolescence. John Shaw se prend parfois pour Benjamin, qu'il a créé pour plaire à ses parents. Une bouée de sauvetage, larguée dans son enfance, qui le rattrape au fil du courant à l'instant où il se noie.

Vice versa, le roman d'un nouveau venu, Robert Charles Wilson, se présente comme la métaphore du chef-d'œuvre de Stevenson et de celui d'Olaf Stapledon : Odd John, publié en France au début des années 50 sous le titre de Rien qu'un surhomme. Il raconte l'histoire d'un mutant fragile et génial, si parfait qu'il ne peut croire en son destin tellement ce qu'il sait des Humains l'incite à désespérer. Sa souffrance se nomme réel ordinaire. Ordinaire qui frappe à la porte de la fiction pour détruire le bel agencement intellectuel du surdoué. D'abord, à cause de Woodward, son père adoptif, qui lui a rogné les ailes chaque fois qu'il a voulu s'envoler ; de Max Kyriakides, ensuite, dont l'abandon dramatique l'a sonné dès le premier round ; accessoirement de Roch, l'imbécile de frère d'Amélie, avec laquelle il vit lorsqu'il se prend pour Benjamin. Surtout de la vie, cette maladie qui le ronge, et de son génie, comme une éponge assoiffée de sublime.

Attention, danger ! Kyriakides, qui a perçu le risque de dissolution de sa créature, lui envoie une messagère, Susan, sans véritable plan pour combattre le mal car il n'y a pas de remède connu à la perte d'identité. Or, Susan est vulnérable. Sa rencontre avec John Shaw lui ôte tout esprit critique ; elle admet que l'illusion littéraire peut être plus fabuleuse que la vie lorsqu'elle est façonnée par un maître. Et la fascination romanesque qu'exerce cette personnalité hors du commun sur son angoisse existentielle risque de faire échouer sa mission. La voilà qui brûle sous l'amphétamine de la passion.

Science-Fiction du troisième type, Vice versa ruse avec les subtilités en demi-teinte du roman classique pour conférer l'apparence d'une enquête psychologique à ses envolées spéculatives.

Par touches discrètes, mêlant atmosphère réaliste et prospective biologique, jouant des chassés-croisés d'une intrigue sentimentale avec la psychanalyse, par retours en arrière et bonds en avant, usant d'une écriture volontairement sobre et feutrée, Robert Charles Wilson va débrouiller les fils d'une personnalité double et singulière, jusqu'à ce qu'apparaisse l'image en gestation, chrysalide du ça et du moi, enfin réconciliés. Hyde et Jekyll de notre modernité, vus comme les deux figures tête-bêche du Valet et du Roi sur une même carte à jouer.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 302, septembre 1992

Oscar Valetti : Labyrinth-jungle

roman de Science-Fiction, 1992

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :

Devant le désert éditorial qui se présente, la plupart des écrivains français, desperados de la SF, sacrifient leurs ambitions littéraires au profit du roman populaire dont la collection "Anticipation" du Fleuve noir est le porte-drapeau. Cela n'interdit pas le talent ou l'esprit d'innovation. Ainsi, un nouveau venu, Oscar Valetti, sous le titre de Labyrinth-jungle, propose une courte incursion dans son monde imaginaire, qui est riche. Des villes-sandwich empilées sous la croûte terrestre où règnent les pires empires. Erwin Seagull, dépeceur de femmes, dont la mémoire est molle et les membres s'étirent comme du chewing gum, découvrira par hasard pourquoi les maisons végétales de l'Ampélopsis pratiquent des mœurs bizarres.

Dommage que ce roman, moitié dickien, un quart gore, pensé sur 500 pages, n'en comporte que le tiers ; son auteur ne peut y exprimer qu'une part de son talent prometteur.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 302, septembre 1992