Chroniques de Philippe Curval

John W. Campbell : le Ciel est mort

(Who goes there?, 1948 & 1955)

nouvelles de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1993

par ailleurs :
Visite d'un monument

Près de quarante ans après sa première sortie en France, voici que ressort en version augmentée le Ciel est mort de John W. Campbell, Jr., sorte de monument au soldat inconnu de la Science-Fiction. Ledit Campbell fut, dans les années trente, un personnage influent, rédacteur en chef d'une revue, Astounding, qui rénova profondément le genre, donna l'occasion à de jeunes auteurs de produire leurs textes essentiels. Né en 1910, auteur d'une trentaine de nouvelles et d'un roman, publiés entre 1930 et 38, il n'écrira plus rien jusqu'à sa mort en 1971.

Ce silence d'un théoricien, abondant donneur de leçons et d'idées aux jeunes écrivains qu'il manageait, s'explique par la rigoureuse exigence qu'il portait à sa mission, ainsi que le soulignent ses exégètes. Sa hautaine conception d'une SF pure et dure l'incitait à s'insurger périodiquement contre tous ceux dont la production ne répondait pas à ses critères. De son point de vue que je résume : la Science-Fiction s'efforce, fondamentalement, de prédire l'avenir sur la base de faits connus ; l'élaboration des sujets qu'elle traite n'est soumise à aucune restriction, du moment que l'écrivain ne transgresse pas les lois de la Nature. Dans le cas où il n'arrive pas à rendre les choses possibles, elles doivent paraître logiques. Sans quoi, il ne lui reste plus qu'à extrapoler.

Définition contradictoire, qui s'affirme doctrinaire en imposant de prédire l'avenir sans transgresser les lois de la Nature ; libérale en admettant toutes les facilités de faire basculer le sujet vers des variables empiriques.

Certains de ses contemporains disent de lui qu'il fit régner la terreur à quelques cents le mot ; ceux-là sont de mauvais écrivains. Les autres devinrent, pour certains, les meilleurs auteurs classiques. S'il flatta le goût de l'ennui descriptif chez Asimov, partagea les opinions réactionnaires de Heinlein, accompagna de commentaires élogieux la dianétique de L. Ron Hubbard, il n'empêcha pas Van Vogt de délirer à la puissance infinie, Sturgeon de nous initier à la logique des sentiments chez les mutants, Simak de réviser notre opinion sur les lendemains de la S.P.A.

Heureusement enfin, ses interdits n'influèrent pas les générations suivantes. La contestation du progrès technologique, l'apport de la métaphysique, de l'humour, de l'absurde les a dynamités. Si quelqu'un m'affirme aujourd'hui que Dick et Sheckley [ 1 ] [ 2 ] s'inspirent des lois de la Nature pour prédire le futur, c'est que nous n'habitons pas le même continuum espace-temps. Comment respecter la logique schizophrénique de mon opposant ? s'il s'obstine à colporter ce truisme obsolète : la Science-Fiction sera campbellienne ou ne sera pas.

À la lumière de ces considérations, voyons quelle fut l'œuvre de John W. Campbell, Jr. Première constatation, malgré la poussière qui s'est accumulée sur ces pages, la plupart de ses textes sont restés frais. On doit relever chez l'auteur un style granitique, quelquefois abrupt, voire incantatoire ; son désir obsessionnel de prouver qu'il pourrait avoir raison l'incite à se répéter de multiples fois au cours d'une nouvelle. Un certain nombre de mots magiques font vibrer sa plume austère : atomique, antigravitationnel, énergie, friction lui procurent une telle émotion qu'il en devient lyrique.

Mais, trêve de badinage, Campbell est le type même de l'écrivain wellsien qui, s'il n'a pas atteint le maître, s'en est excusé en cessant d'écrire ; il n'en a pas moins donné à la Science-Fiction quelques beaux thèmes. À la lumière des deux excellents films qui ont été tournés d'après "la Bête d'un autre monde", il est nécessaire d'admettre qu'un modèle si parfait définit déjà la qualité de ses adaptations. "Cécité", "Points de friction", contiennent au moins une idée assez géniale pour mériter de les trouver dans nombre d'anthologies. J'aurais tendance à préférer "Élimination", qui s'annonce déjà comme un texte spéculatif. Son idée-force : la stratégie du choix existentiel détermine-t-elle la mort de l'individu ? J'avoue ne pas partager l'enthousiasme dont les admirateurs inconditionnels de Campbell accompagnent "Crépuscule" et "le Ciel est mort", car ils témoignent d'une redoutable lourdeur d'écriture qui annihile l'effet procuré par ces visions de notre finalité cosmique. En revanche, il y a dans l'Histoire d'Aesir de fort belles trouvailles relatives à la science amusante, comme cette crème de Lune qui rend invisible sous la lumière polarisée.

Lire Campbell, en 1993, c'est comprendre à quel point le style — qui lui fait défaut — permit à la Science-Fiction de faire un bond quantique grâce aux meilleurs de ses contemporains.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 306, janvier 1993