Chroniques de Philippe Curval

Serge Brussolo : Mange-Monde

court roman et nouvelles de Science-Fiction, 1993

chronique par Philippe Curval, 1994

par ailleurs :
Manuel du délabrement

Avec "Mange-Monde", Serge Brussolo entreprend un travail de démolition à l'échelle planétaire. Finies, les subtiles déliquescences du Syndrome du scaphandrier ou le cauchemar sécuritaire d'Opération “Serrures carnivores”. Cette fois, il s'attaque à la racine des apparences. Broyant dans un vaste creuset ses thèmes peccamineux des métamorphoses organiques, des répugnances viscérales, il y saupoudre une grande guerre sismique qui fait de notre Terre une poussière d'atolls. Mange-Monde est passé par là, pense le petit Mathias dans l'atelier de sculpteur de sa mère. À travers le filtre de son imagination, il voit s'effondrer les falaises normandes, grignotées par un géant. C'est, hélas, la réalité : des bombes semées par les nations adverses au cours d'un conflit généralisé sapent le territoire français. Il paraît qu'avec les vibrations, certains bébés ont les os du crâne dessoudés à la naissance. Il naît des têtes-molles. Les populations se réfugient vers l'intérieur.

Voilà que se matérialise sous nos yeux une métaphore du nationalisme et de la régionalisation. Horreur, la France et les continents se parcellisent. Un jacobinisme latent pousse les autorités à réagir. Qu'inventer de plus cartésien qu'une restructuration des îles pour faire ressembler chacune d'elle à l'Hexagone ? Des artistes de génie s'y attaquent à coup de dynamite, poursuivant le travail de délabrement de la planète, entamé par les hostilités, au nom de la foi républicaine et de l'idéal géographique. Mathias est de ceux-là ; il s'est formé sur le tas à la sculpture explosive.

Sous couvert d'une fable philosophique, Brussolo ne philosophe pas, il flingue. Tout y passe, les vieillards puant le cigare et la viande, avec leurs appareils dentaires en résine et leur peau tavelée, dégoulinante. Ceux-là sont les puissants ; puisés à l'imagerie des anciens combattants de Verdun, ils décident à contre-courant de l'avenir des peuples. À cause des soins qu'exige un enfant hydrocéphale et bavant, aux retards scolaires exaspérants, aux maladies dégoûtantes, une amante se mue en mère, bientôt en ennemie. Le petit anormal a des appétits criminels. Les jeunes énarques sont inopérants ; on leur a injecté la vie sous forme de concepts scolaires. Les plasticiens de génie se transforment en architectes de la dévastation par goût de la provocation et par mégalomanie narcissique.

Pourquoi ne pas, en effet, tracer sur le terrain des France cubistes, surréalistes, dada, fauves, ou encore : « À la manière d'Arcimboldo avec des yeux en lacs artificiels et des moustaches en forêts transplantées. » ? Quant aux populations, il faudra bien qu'elles y vivent, sinon qu'à se jeter à l'eau. Des océans, des mers, des fleuves que recouvre la peau sale de la pollution à perpétuité, un épiderme caoutchouteux, d'un gris sale et terne, qui sue du sel et des détriments.

Plus sombre que ça, c'est le trou noir. Et pourtant, dans "Mange-Monde", il y a une telle jubilation à décrire l'abominable, le bête, le puant, le lâche qu'on se prend à la partager. L'astuce de Brussolo, c'est de transcender l'immonde en thème de plaisir, en considérant l'utopie comme un sujet de thèse à scandale. Sa manipulation littéraire, au rythme saccadé des orages de mots, d'images, transforme bientôt le paysage de cauchemar en jardin enchanté. On voudrait bien se vautrer le temps d'un songe dans ce futur en lambeaux, partager l'intimité de ses personnages, tous ces tarés sur qui ruisselle l'humeur du monde. Chacun possède en lui un mongolien dont il aimerait connaître les secrets. Le temps d'un roman comme "Mange-Monde", Brussolo offre à ses lecteurs l'occasion d'observer la société sous l'angle du sans-logis, du déclassé, de l'idéaliste accablé, du créateur frustré dont il refuse en temps normal d'assumer l'identité. Le délabrement généralisé offre à chacun l'occasion d'explorer sa part glauque et d'y découvrir d'étranges compensations.

Si l'on abdique alors que tout s'écroule, sans avoir essayé de résister, ne sommes-nous pas dans la logique de ce traité d'absurdité que nous avons passé avec le destin, en pariant momentanément sur notre survie ? N'est-il pas réconfortant de voir les figures grotesques de l'Humanité s'agiter impunément quand on sait qu'elles viendront bientôt nous rejoindre au fond du cloaque. L'important, c'est de savoir qu'on est mort avant les autres, pense Brussolo, ça donne à la vie le sens du relatif. — L'énergie est égale au carré de la masse, ajouterait à peu près Einstein.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 318, février 1994