Chroniques de Philippe Curval

Lisa Tuttle : Futurs perdus

(Lost futures, 1992)

roman fantastique

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :
SF intimiste

J'étais seul l'autre jour au restaurant thaïlandais, lisant Futurs perdus de Lisa Tuttle. En attendant les calmars au jeune poivre et au basilic, j'affectais de me passionner pour ce roman. Une héroïne bovaryenne, Clare Beckett, embrassait par l'imagination ses futurs, ses passés, imaginait d'autres présents, s'inventait des maris, des amants, des postes de chercheur à l'université, songeait à son frère mort adolescent. Bref, à partir de ses échecs, elle rêvait d'univers parallèles dans une petite ville du Tennessee, Virgil. Or, le goût excessif de sa population pour la tranquillité, la vie familiale, fait que ce phénomène issu de la physique quantique ne se produit jamais dans cet État.

Ce trait d'humour me séduisit. Quand, à côté de moi, deux jeunes femmes s'assirent, deux amies d'enfance d'après leur conversation. Pleines d'entrain, elles commandèrent leur repas. Puis leur dialogue reprit. Au fur et à mesure qu'elles mangeaient, leurs souvenirs évoqués ne coïncidaient plus. L'une regrettait que son fiancé de l'époque se fût marié à son amie, tandis que son amie déplorait qu'elle ne l'eût pas choisi. Ils avaient divorcé depuis. Leurs passés se décomposaient au fil des mots, leurs avenirs semblaient incertains.

Agressé dans mon euphorie prandiale, je me replongeai dans le roman. J'y pris bien vite plaisir. Par une grande rigueur de style, une parfaite mise en place du suspense psychologique, Lisa Tuttle sait si bien transcender les états d'âme de son héroïne que son récit acquiert bientôt une tension spéculative. À mi-chemin entre le Fantastique et le roman-roman, elle explore le déjà-vu comme activité ludique. Ce phénomène chimique ou électrique affectant le cerveau, provoque un faux contact entre deux neurones, et dirige la mémoire vers des souvenirs inventés. Contrairement au jamais-vu qui ouvre de nouvelles portes à la destinée.

Ainsi de déjà-vu en jamais-vu, Clare Beckett va se déplacer à la manière du chat de Schrödinger jusqu'à ce que ses désirs se prennent pour de la réalité. Elle va même se rencontrer et se perdre de vue. À travers ce jeu de cache-cache au potentiel du Ça et du Moi, Lisa Tuttle crée une littérature subtile qui ressemblerait à de la Science-Fiction intimiste. Si celle-ci existait.

À côté de moi, les deux amies, déboussolées, se levaient, partaient. Elles avaient perdu l'appétit. Comme quoi, à table, il vaut souvent mieux lire que parler.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 328, janvier 1995

Paul Borrelli : l'Ombre du chat

roman policier de Science-Fiction, 1994

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :

Et cela, un banal jour de décembre, noyé de pluie. Un jour qu'on aurait pu appeler “merdi”, comme l'écrit Paul Borrelli, dont je viens de lire le premier roman, l'Ombre du chat, un chef-d'œuvre en puissance.

Dans un Marseille guère plus apocalyptique que celui d'aujourd'hui, mais développé sur dix-huit niveaux et truffé de millions d'habitants, tous les animaux ont péri. Ou presque, après un conflit généralisé dont on ignorera les raisons jusqu'au bout.

La plupart des gens n'ont pas le moral. Certains se font greffer des extraterrestres dans la tête, pour compenser, d'autres se livrent à la neurosynthèse. Une dernière catégorie s'aide à vivre en poursuivant une tradition séculaire, celle de tueur en série. Celui qui intéresse Borrelli n'est pas un maniaque ordinaire. Ses meurtres puent la sueur, empruntent leurs rituels à une morbidité débridée. Il sème une brocante de misère autour de ses victimes. Enfin, les indices qu'il oublie sont dépourvus de sens commun.

Trois individus sont gravement concernés par ses meurtres : Griffier, le commissaire, qui voit, avec terreur et non sans déplaisir, grossir la verrue sur sa narine gauche ; Canavese, un inspecteur arriviste ; et surtout Serge Lançon, électronicien véreux qui passe pour le coupable.

Atmosphère lourde, situations dickiennes, descriptions enlevées, dialogues rebondissants, tout fait qu'on se passionne rapidement pour ce roman inventif et fiévreux. On dirait même de la SF. Mais là, Borrelli se trouve bloqué par une appréhension inexplicable. Il s'accroche au Polar décalé dont il a conçu habilement le cadre et le développement. Au siècle d'Alexandre Dumas, les bretteurs visaient le cœur. Les lasers de Borrelli visent les couilles, comme dans n'importe quel Schwarzenegger. J'espérais qu'au millénaire prochain on tirerait vers autre part.

Pourquoi l'auteur n'a-t-il osé développer l'aspect spéculatif de ses idées ? J'avoue que la déception a failli l'emporter sur le plaisir de voir apparaître un écrivain si doué. Pourquoi se retrancher derrière le savoir professionnel au lieu d'explorer ses propres clivages ? La suite au prochain épisode.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 328, janvier 1995