Chroniques de Philippe Curval

Jack Finney : la Pièce d'à côté

(the Woodrow Wilson dime, 1968)

roman de bonne Fantasy

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :
Fantaisie à pile ou face

Si vous voulez savoir ce qu'est la bonne, la vraie Fantasy, alors, n'hésitez pas, lisez la Pièce d'à côté de Jack Finney. Par rapport au conte philosophique auquel il se rattache par une active filiation, le genre n'implique pas toujours une morale. En revanche, il exige de l'imagination et un esprit logique. La Fantasy se caractérise en effet par l'introduction d'un ou plusieurs éléments a-normaux et in-expliqués dans la trame du quotidien. Ils entraînent un bouleversement du “point de vue” des personnages face à leurs problèmes ordinaires. Néanmoins, ces événements arbitraires doivent paraître fondés. Car, s'ils biaisent la réalité, la métamorphosent et peuvent la corroder au point de la dissoudre, ils en produisent une autre qui nécessite d'apparaître viable et vivace.

Ainsi jamais, au grand jamais, ils ne peuvent changer un Nain de jardin en Prince des ténèbres, comme dans les succédanés que publient certaines collections, bien nées pourtant, qui salissent l'intérieur du cerveau. Sous des dénominations aussi dérisoires que la high, la light, la romance, l'heroic, la dark, la science et, pourquoi pas, la “plouc” Fantasy

Vous aimez l'atmosphère des films américains du milieu des années 1940. Vous fondez votre vision du monde sur cet optimisme doux amer teinté d'un pessimisme ludique qui caractérise l'après-guerre. Alors, le bonheur est à portée de votre main. Car, dès les premières pages, la Pièce d'à côté vous transportera dans un agréable passé cinéphilique, à l'époque où l'on tournait, par exemple, le Vie secrète de Walter Mitty en technicolor, où René Clair travaillait pour Hollywood.

L'astuce initiale de Finney, c'est d'avoir emprunté à la Science-Fiction l'un de ses thèmes fondamentaux célébré par Fredric Brown, les univers parallèles. Sans le justifier aucunement comme l'aurait exigé un roman de SF, il traite du concept à la manière de Mandrake le magicien jonglant avec la x-ième dimension.

Le scénario est simple, presque trop limpide. Un certain Benjamin Bennell estime que la vie ne l'a pas gâté. Au terme d'une journée routinière, il se plonge dans le journal pour ne pas voir sa femme, Hetty, qu'il a épousée par erreur ; quant à son boulot, zéro ! Ben se jugeait créatif, tout le monde l'a ignoré. Heureusement pour lui, Jack Finney qui n'a pas la verve inventive dans sa poche, va lui fournir les moyens de démontrer ses talents.

Herman, une vraie calamité, qui tient le kiosque à journaux d'à-côté, lui refile par mégarde une pièce de monnaie à l'effigie de Woodrow Wilson, datée de 1958. Le lendemain, payant son journal avec ces 10 cents, il se retrouve dans un New York tordu où des Pierce-Arrow se rangent derrière des Hupmobile, voitures mythiques. Je n'en finirais pas d'énumérer les travers insolites qui caractérisent cette uchronie. Uchronies devrais-je dire, car Ben, usant d'une autre pièce frappée du portrait de Roosevelt, traversera plusieurs fois le miroir, jusqu'à ce que Paul Newman devienne son marchand de journaux.

Cette revanche dérisoire du destin n'importe guère. Ce qui compte surtout pour Ben, c'est de s'apercevoir que sa femme, dans cet univers-là, va épouser l'un de ses amis, traître scolaire. Une jalousie radicale le saisit. Son esprit bouillonne de projets pour reconquérir Hetty.

Mêlant traits assassins pour la publicité, la mode et l'esprit moutonnier, complots hilarants, truquages de la virtualité, personnages de Tex Avery en proie aux jeux d'ordinateurs, Finney va délirer pour notre grand plaisir, en équilibriste souverain, maître du faux-semblant et du trompe-l'œil.

Mais, plus encore que dans le Voyage de Simon Morley, son délire se nourrit de nostalgie, à propos d'un New York assassiné par le projet utopique de civilisation urbaine que ses architectes ont dessiné. Il puise au calumet de la paix du melting pot pour suggérer un monde plus doux et plus humain qui n'est autre que celui de sa jeunesse perdue et d'une réalité enfuie. À travers la description intimiste d'un rêve éveillé, il évoque le déclin de sa ville fétiche, victime d'un accouchement au forceps. Au rythme de la valse-hésitation affective du héros envers la femme rêvée et la femme aimée, s'évacue le trop-plein des désirs et des regrets de Finney, transposé en humour noir.

Toute comédie légère de l'âge d'or américain du cinéma se termine par un happy end. La Pièce d'à côté n'y manque pas. Pourtant, au terme heureux des péripéties de son héros, l'auteur s'interroge métaphoriquement sur la substance du bonheur. Celui-ci naît d'évidence en écrivant la première page d'une histoire. Mais, à peine l'a-t-on couchée sur le papier qu'on redoute d'assouvir sans gloire son désir de l'achever.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 330, mars 1995