Chroniques de Philippe Curval

Lorris Murail : la Méthode albanaise

nouvelle de Science-Fiction, 1995

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :
Antizappe

Rien ne paraît plus étranger à la littérature que le zapping. Il vous est aisé de regarder plusieurs chaînes à la fois, car votre persistance mentale vous permet de compléter le vide vidéo. Essayez par contre de prélever des passages au hasard dans divers livres, vous obtiendrez une bouillie cérébrale. Tout texte a son poids temporel. Il est facile de s'en convaincre en se procurant Dix retours vers le futur, un coffret qui parcourt plus de cent ans de Science-Fiction, de Verne à Gibson, en passant par Simak et Ballard. Lisez dans le désordre. Implacablement, les nouvelles reprendront leur place dans la chronologie. Est-ce à dire que la SF est datée ? Certes, chaque texte exprime son époque. Mais dans chacun d'eux subsistent des futurs qui sont toujours en gestation. Leur actualité est donc loin d'être périmée.

Choisissez le plus récent, "la Méthode albanaise" de Lorris Murail. Une SF instantanée qui emprunte à l'actualité des banlieues une myriade de clichés pour les extrapoler en un style rapide, expressif, choc. Rien ne colle plus à notre présent que ce futur-là. Et pourtant, si vous tentez de le comparer à la réalité, pas de doute, l'imagination d'un écrivain a changé la donne. Car la méthode albanaise à ses avantages et ses inconvénients : elle permet de revivre les épisodes agréables de son existence, mais aussi les plus terrifiants. Diamant noir que cette nouvelle.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 338, décembre 1995

Robert Reed : le Voile de l'espace

(Beyond the veil of stars, 1994)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :

Robert Reed accède désormais aux premières magnitudes dans le planétarium de la SF. Lui aussi s'oppose au zapping. Son principal souci est d'explorer à fond les sujets qu'il traite en opérant un zoom précis sur une réalité déviante. Dans le Voile de l'espace, il régénère une actualité démodée, celle des soucoupes volantes.

Le début ressemble à du Mark Twain. Cornell part sur les routes avec son vieux papa pour interroger les témoins de phénomènes suspects, prendre des photos des sites, ramasser des échantillons des disques de verre que déposent ici ou là des voyageurs mystérieux. Le père et le fils sont liés par un secret : au cours d'un repérage, Maman a été enlevée par des extraterrestres.

Mais voilà qu'un jour la Terre se retourne comme une crêpe. Ses habitants peuvent lorgner vers les antipodes et réciproquement. La vieille idée du monde creux n'est qu'une illusion produite par des architectes surpuissants, car à quelques kilomètres dans l'espace, notre planète ressemble à son image habituelle. Tout était bizarre, et tout était ordinaire. La folie avait l'air raisonnable. Le temps semblait agréablement décalé, pense Cornell, pour qui la spéculation scientifique est un art inné. Une raison d'inciter la Tangent incorporated à lui demander de s'engager dans une mission inconcevable. Car, depuis le Changement, certains témoins citent la présence de trous bizarres « qui vous font faire trois cents mètres en arrière alors qu'un grand pas en avant ne vous mène nulle part ». Et lorsqu'on y pénètre ?

Que cette schématisation ne vous trompe pas. À partir de ces données, Reed va explorer de nombreuses pistes quant aux créatures vivantes et à la finalité de l'univers. Sans jamais piétiner les plates-bandes du mysticisme. Au contraire, le Voile de l'espace joue de toutes les ressources du sentiment humain face à la peur de l'inconnu, la perte d'identité. Dans sa quête passionnante, Cornell, explorateur de l'étrange, verra ses illusions s'effacer à mesure qu'il approchera de la résolution du mystère.

Un beau livre qui témoigne de la maturité actuelle de la Science-Fiction.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 338, décembre 1995

Emmanuel Jouanne : l'Hiver, aller et retour

roman de Science-Fiction en deux parties, 1988 & 1995

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :

En le faisant suivre de "Glace" dans l'Hiver, aller et retour, Emmanuel Jouanne amplifie "l'Âge de Fer", un roman paru jadis dans une collection disparue avant d'être née. Bien lui en prend. Dans ce catalogue de détail des exclus de l'avenir, l'humour se dispute à l'invention.

Aucun hologramme ne s'intéresse à ses ordinateurs, pense Néon. Qui possède une âme dans ce monde virtuel pourri ? Le destin programmé des marginaux conduit à un sens hypertrophié du territoire, faute de pouvoir posséder quelque chose. Même dans la plus grande débandade du monde civilisé, la voie des autres est toute tracée. Sauf la sienne. Aussi, quand le docteur Fer l'englue dans un nuage de barbe à papa, va-t-il se révolter pour de bon.

On retrouve dans ce roman l'atmosphère délétère de Brebis galeuses de Kurt Steiner. Un mélange concerté de stéréotypes et de création, du Grand Guignol à l'Os à moelle, qui donne l'impression de se trouver face à une bonbonne de gaz bourrée d'images explosives.

Comme le proclamait un éditeur dans le restaurant où je lisais : « Le pire, ce sont les romanciers qui écrivent eux-mêmes leurs romans. ».

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 338, décembre 1995