Chroniques de Philippe Curval

Philip K. Dick : Nouvelles : 1952-1953

tome II de l'intégrale des nouvelles de Science-Fiction, 1995

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :
la Famille assiégée

Connaissez-vous ce dessin de Virgil Partch, grand humoriste des années 1950 ? Il représente un homme allongé au pied de son tabouret de bar. Au sommet de son crâne fuse un jet de vapeur. L'un des consommateurs commente : « Heureusement qu'il porte une soupape de sécurité, sinon, il aurait éclaté sous la pression. ».

Une vraie cocotte-minute. Tel me semble l'état mental de Philip K. Dick, entre 1952 et 1953, rédigeant 37 nouvelles dans l'année. Le deuxième tome de l'intégrale, qui vient de paraître, aux textes mis en chronologie et aux traductions harmonisées par Hélène Collon, en témoigne. Ce n'est pas une réelle performance car, en Science-Fiction, le travail à la chaîne excite l'imaginaire et favorise la production d'idées. À 23 ans, il vient de renoncer provisoirement à la littérature générale afin de profiter de l'essor des revues de SF. De fait, il subvient aux besoins du ménage. À l'époque où il conquiert sa liberté, se constitue dans son esprit un monde idéal dont la famille serait le noyau central. « Les pouvoirs de l'État sont limités […] Si on n'aime pas son métier, ici il est permis d'en changer. Et l'euthanasie obligatoire n'existe pas. » Ainsi esquisse-t-il avec humour un semblant d'utopie, dans "Reconstitution historique". Là, Miller découvre une faille temporelle au cœur du musée du xxe siècle dont il est le spécialiste. Il y retrouve sa famille rêvée à l'époque qu'il préfère. Malgré les injonctions de son directeur, il refuse de revenir au xxiie siècle où les valeurs traditionnelles sont éradiquées. À peine installé dans son utopie, Miller ramasse le journal au pied de son vieux fauteuil et lit : « La Russie s'annonce en possession de la bombe au cobalt. L'anéantissement du globe est à craindre. ». Intéressante contradiction, puisque l'explosion de cette bombe ne saurait se produire, sinon Miller n'aurait jamais l'occasion de fuir le xxiie siècle. Le mal s'insinue jusque dans la logique.

Cette vie d'équilibre à laquelle Dick aspire se révèle le haut lieu des conflits. En pratiquant le collage surréaliste à la manière d'un Max Ernst, il introduit une batterie d'éléments explosifs au sein de la cellule familiale avec une jubilation perverse. Mutants, extraterrestres, monstres hybrides, télépathes, guerres spatiales, conflits nucléaires, racisme, colonisation, chercheurs fous, administration, systèmes impérialistes, robots, fondent autant de prétextes à détruire l'équilibre confortable de l'existence pavillonnaire. Fréquence des ambiances feutrées de l'American way of life où les personnages, brunette, fiston, fillette, finissent par se laisser absorber par le conte/univers parallèle, victimes innocentes ou consentantes. Ses héros n'y résistent pas.

La famille est assiégée.

"Le Père truqué", nouvelle-phare de cette année 1953, en constitue la démonstration par l'absurde. Tout un foyer, à commencer par le père, est remplacé par des entités étrangères. Mais pourquoi ?

Parce que « le paranoïaque voit les choses telles qu'elles sont vraiment ; il est en fait le seul homme sain d'esprit. » affirme North dans le texte le plus provocateur du recueil, "Non-O". Non sans un clin d'œil au Monde des Ā de Van Vogt, Dick pousse la psychose jusqu'en ses ultimes conséquences critiques. Au jeune Lemuel qui détruit fauteuils, divan, meubles, tapis, livres, lampe, de sa chambre jusqu'à en faire une bouillie indistincte afin de prouver que la réalité n'est qu'illusion, une bande de décideurs illuminés répondent : « Tu es pure logique. […] Tu ne connais aucun des sentiments humains normaux. ». Avec raison, « car l'univers est une gestalt, une substance unifiée sans division entre […] être et non-être. ». Il faut donc rétablir l'« immensité indifférenciée faite d'énergie pure. ». Les Non-O s'y emploient. Jusqu'à ce que des Humains horriblement irrationnels contrarient leur projet.

Car Dick s'acharne à démontrer qu'il n'est pas dupe de ses propres constructions délirantes, même si leurs conclusions sont ambiguës jusqu'à l'extrême. S'il dévoile l'incertitude du champ des possibles dans "le Banlieusard", s'il joue avec duplicité sur la notion de responsabilité dans "le Problème des bulles", d'humanité dans "l'Imposteur", sur le concept d'identité avec "Rajustement", sur la validité des textes sacrés dans "un Auteur éminent", sur la justesse des mots dans "À vue d'œil", c'est de son environnement familier qu'il traite. Par extension, c'est l'apparence de notre monde qu'il maltraite, pas son essence. Son mysticisme inavoué le conduit à espérer fermement que la bonté sauvera l'espèce humaine.

À travers ces nouvelles, on voit le débutant maladroit se former un style, évacuer habilement le vocabulaire folklorique de la vieille SF pour tendre à l'universel, l'écrivain élaborer ses thèmes fondamentaux sans jamais renoncer à l'allégresse d'inventer. Pour l'amateur chevronné comme le néophyte, ce recueil s'avère un merveilleux instrument de plaisir.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 340, février 1996