Chroniques de Philippe Curval

Robert Silverberg : Starborne

(Starborne, 1996)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :
Patience et célérité

Silverberg est de retour. Starborne, son livre nouveau-né, se rattache à son œuvre lyrique. Ce chant vaste et paisible nous fait vivre la randonnée d'un équipage, à la découverte d'une planète rare où pourra s'épanouir l'Humanité. Car, sur Terre, l'utopie est réalisée. La démocratie universelle est instaurée. Les gens travaillent juste ce qu'il faut pour ne pas se fatiguer. Bichonnés par une médecine de pointe, ils atteignent un âge avancé. Tous les bienfaits dont ils rêvent sont à leur portée. Et pourtant, ils s'ennuient. Sans guerroyer, sans combattre pour créer un monde nouveau, la morosité s'abat sur l'espèce humaine. Un seul espoir : le cosmos.

Une chance pour le projet, la traversée de l'hyperespace n'offre plus aucun problème. Au sein d'un univers gris et sans horizon, les cinquante astronautes du Wotan n'ont qu'à attendre l'occasion idéale, en usant leur temps au jeu de Go. Masse, inertie, accélération, vitesse, ces concepts sont ici hors de propos.

Il faut tout l'art d'un écrivain chevronné pour embarquer le lecteur dans cette odyssée statique sans risquer le naufrage. Des personnages forts et bien dessinés : le capitaine, fervent de conquête ; Noelle, l'aveugle télépathe, qui communique avec sa sœur restée sur Terre ; Huw, le pionnier ; Hesper, le découvreur ; Julia, Paco, Roy et les autres. Des connaissances scientifiques assez denses pour rendre crédible ce voyage. Quelques planètes bizarres à visiter. La galaxie n'est-elle remplie que de mondes inhabitables ? La créature humaine constitue-t-elle, statistiquement, l'improbable anomalie ?

Patience dans l'azur.

De crises internes à l'équipage en explorations déconcertantes, cet opéra spatial gagne en amplitude au fil des pages. Je verrais bien son livret illustré d'une composition de Terry Riley, maître de la musique répétitive.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 342, avril 1996

Neal Stephenson : le Samouraï virtuel

(Snow crash, 1992)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1996

par ailleurs :

Neal Stephenson, dont je vous avais parlé la dernière fois pour l'Âge de diamant, récidive. Ou plutôt, son premier roman de SF, le Samouraï virtuel, nous permet de découvrir un véritable talent. Autant l'univers de Silverberg semble ouaté, autant celui de Stephenson s'avère totalement speedé. Il évoque celui de THX 1138, de George Lucas, bien des décennies plus tard. Dans cette Amérique du futur, l'inflation a réduit le dollar au rôle de roupie de sansonnet, l'exclusion a été éradiquée par le bas. La Mafia règne en maître. Pas besoin d'être un prince du conceptuel. Il existe des programmes tous prêts à la portée des masses pour se balader dans le monde virtuel, le Métavers.

Hiro Protagoniste, hackeur de son état — hacker, c'est tâter l'intimité secrète des ordinateurs —, virtuose de la lutte au sabre japonais, et livreur de pizza à l'occasion, vient de découvrir que le Métavers est contaminé. Dans sa rue, qui fait un bon milliard de kilomètres, de mystérieux dealers sont apparus. Ils fourguent du snowcrash. La première drogue consommable dans ce monde. Avec sa copine Y.T., une plancheuse à roulettes version autoroutes, ils vont carburer à démonter le réseau. Car cette saloperie crame les circuits neuraux.

Une histoire, somme toute, bien banale qui n'aurait aucune raison d'attirer l'attention si Neal Stephenson ne dépensait des trésors d'invention à ausculter le contingent, suggérer l'éventuel, visualiser le possible, rendre palpable l'hypothétique et traquer l'aléatoire. À nous rendre plausible ce monde virtuel dont nous abreuvent les médias à longueur de pages, à largeur d'écran, et qui n'existe pas. C'est sa définition même. Et ce ne sont pas des visions simplistes qui nous conduiront à l'aborder par l'esprit. À voir par exemple en ce moment, deux spots télévisés : une vache et un lave-vaisselle y parlent en caméra subjective. Tous les deux empruntent la voix d'une même comédienne. N'est-ce pas du virtuel idiot ?

Stephenson, qui a longuement réfléchi à ce propos, au point d'avoir conçu à l'origine son roman pour une version graphique, élaborée sur ordinateur en collaboration avec un artiste, s'est donné les moyens de virtualiser le virtuel. Ce qui n'a rien d'une redondance pour un passionné d'impossible.

Malgré quelques longueurs, dues à la nécessité de produire des modules standards pour des éditeurs concrets, son roman d'aventures est un vrai bonheur. Car ici, le virtuel n'est pas synonyme de superficiel. Il vous gratte l'aléa, là où ça chatouille, entre sens et contresens, quand les caresses de l'imaginaire frôlent le monde réel. Avec humour et subtilité, Stephenson s'acharne à déterminer s'il n'y a pas une relation de cause à effet entre la multiplicité des langages informatiques et la tour de Babel, si les nam-shubs sumériens qui se rapprochent de la glossolalie ne constituent pas l'ancêtre des virus, si le cerveau humain fonctionne en mode binaire. Ce roman mérite vraiment l'appellation V.D.Q.S. (virtuel de qualité supérieure) pour son travail spéculatif.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 342, avril 1996