Chroniques de Philippe Curval

Richard Kadrey : Kamikaze l'amour

(Kamikaze l'amour, 1995)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1998

par ailleurs :
Jungle de néon

Enfant du rock et de la culture surréaliste, Richard Kadrey s'était déjà singularisé par son Métrophage, publié en 1988. Classé sous l'appellation fourre-tout de cyberpunk, ce roman révélait une approche fort originale de la SF, où le collage dadaïste, l'insertion d'images puisées à l'histoire de l'art et de surprenantes visions oniriques servaient de contrepoint à l'omniprésence d'un monde violemment contemporain. Son Kamikaze l'amour (titre original), qui vient de sortir, lui donne l'occasion d'exprimer dans toute sa plénitude son authentique marginalité face à l'actuelle Science-Fiction made in USA. Conçu tel un opéra rock synesthésique où les odeurs, les couleurs, les sons, les perceptions tactiles ou gustatives se mêlent, se confondent, ce roman démontre avec brio comment il est possible d'obtenir un dépaysement maximal du lecteur par simple décalage dans la perception du réel, sans renoncer à la logique spéculative propre au genre.

Au sommet du succès, Ryder, rock star saisie par la déprime, décide de rompre avec son milieu, son identité. « Mon cerveau ne ressemble pas au vôtre. » explique-t-il. « Quelque part, il y a eu une erreur de connexion dans un circuit ; on avait dû lire le plan à l'envers ; les rouages ne s'engrenaient pas parfaitement. […] Sous bien des aspects, mes sens sont uniques. Quand je mange, il m'arrive de goûter des formes. Des pâtes réussies ont le parfum d'une rondeur de céramique ; les replis doux-amers entre les jambes d'une femme sont une pluie de roulement à billes. […] L'opium a une odeur de la dièse. » Est-ce pourquoi il abandonne la réalisation de son dernier album, Kamikaze l'amour, version millénariste de l'Amour fou selon André Breton ? Afin d'opérer une plongée soudaine dans le quotidien et goûter aux fruits de la vie sauvage. Car à San Francisco où il se réfugie, des bouleversements climatiques ont transformé le paysage d'une manière radicale. La forêt tropicale s'étend désormais jusqu'en Californie. À la jungle de néon des villes s'oppose la jungle amazonienne. La civilisation qui s'installe au cœur du chaos révèle des métamorphoses insoupçonnées du tissu social, d'étranges formes de survie adaptées au nouvel environnement.

Les jaguars rôdent dans les cités. Ainsi que d'autres fauves aussi redoutables : les imprésarios, les businessmen du spectacle qui ne peuvent laisser échapper un tel capital humain en disques d'or. Ils organisent la traque de la star au sein de l'écosystème en formation. De rencontres surprenantes en fuites éperdues à travers des lieux d'une succulente désolation, Ryder fera l'apprentissage de lui-même. Parvenu aux portes de la perception, il découvrira, grâce aux mathématiques secrètes des fractales, que chacun des paysages qu'il traverse porte peut-être en lui une musique singulière qui l'explique.

Certes, une plus grande rigueur d'écriture — est-ce dû à la traduction, riche en stéréotypes ? —, une moindre gratuité dans la conduite du récit, auraient hissé Kamikaze l'amour au rang des œuvres majeures de ces dernières années. Néanmoins, la vivacité des images et des sensations, la recherche expérimentale de nouvelles voies pour la Science-Fiction, conduisent à placer ce roman parmi les meilleures surprises de 1997. Baroque 'n' roll.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 361, janvier 1998

Joël Champetier : Cœur de fer

nouvelles de Science-Fiction, 1997

chronique par Philippe Curval, 1998

par ailleurs :

Joël Champetier est canadien, rédacteur en chef de la revue Solaris, porte-parole de la SF québécoise. Les cinq nouvelles que nous présente André-François Ruaud, dans le recueil Cœur de fer, témoignent de son vif attachement à la Science-Fiction classique, voire à la hard science, bien que, nous dit-on, il ait œuvré dans la Fantasy.

A priori, l'auteur semble obsédé par des problèmes hydrauliques. Dans "Ce que Hercule est allé faire chez Augias, et pourquoi il n'y est pas resté", le système d'évacuation d'un vaisseau spatial en mission est bouché par des saboteurs. Dans "Visite au comptoir dénébolien", l'ébouriffant centre commercial ouvert sur Terre par des extraterrestres, les toilettes fonctionnent mal. Dans "Survie sur Mars", les canalisations de la station sont bloquées. Pourtant, que ces hantises ne vous détournent pas de l'essentiel. Champetier est un écrivain méticuleux chez qui le détail fait partie de la scénographie du bizarre. Son travail narratif tout en nuance s'attache à magnifier l'importance du minuscule dans la tragédie existentielle. Ainsi, dans "Cœur de fer", la meilleure nouvelle du recueil, s'attache-t-il à transcrire avec une diabolique minutie les affres d'un mystique plongeant au cœur de la Terre dans un engin à coque hyperfluide à effet quantique de surface.

À découvrir donc pour son réalisme et son humour millimétrique.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 361, janvier 1998