Chroniques de Philippe Curval

John Barnes : la Mère des tempêtes

(Mother of storms, 1994)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1998

par ailleurs :
Effet de serre et supermarché

Le cognac, le caviar Béluga, le filet mignon et le café Jamaica Blue Mountain sont des produits fabuleux, à condition qu'on ne les mélange pas dans le même mixer, pense John Barnes. Et pourtant, son premier roman paru en France, la Mère des tempêtes, s'apparente fort à ce mode d'assemblage, où le chef, mariant le caviar au homard entre une lame de truffe et un soupçon de foie gras, pense réunir les atouts du chef-d'œuvre culinaire. Car son sujet météorologique, furieusement à la mode aux USA en cette époque médiatique d'effet de serre et de trous dans la couche d'ozone, emprunte à la Science-Fiction le meilleur de ses effets spéculatifs et au best-seller les plus croustillants de ses stéréotypes. Entre manuel de précision cataclysmique et roman catastrophe, la Mère des tempêtes nous prouve qu'absorber un milkshake trop riche fait entrevoir le chemin du Golgotha.

Ce n'est pas que l'idée centrale soit dépourvue d'intérêt. Au contraire, le thème est séduisant, original : un pilote des Forces de la paix de l'ONU opère une frappe préventive contre l'État mafieux de Sibérie, en lançant quatre missiles à base d'antimatière sur le pôle. Résultat imprévu, le méthane enfermé dans la glace au fond de l'océan Arctique se déverse dans l'atmosphère. Un million de fois plus nocif que les pets de vache, ce surcroît d'énergie va déclencher un cyclone diabolique, Clem, dont les innombrables rejetons vont ravager le globe. Précision scientifique, qualité de la démonstration rendent l'hypothèse crédible et ses effets sur l'Humanité, pertinents. D'autant plus qu'en 2028, l'ONU, les “grands monopoles” et les médias ont opéré le grand nivellement par le bas de la population terrestre. Celle-ci est branchée sur la XV, chaîne de la pornographie absolue où chacun vit les événements du siècle par stimulation sensorielle.

Synthi Venture en est la star. L'un des personnages du roman qui, en compagnie de Jesse, jeune ingénieur yankee apolitiquement correct, de Louie Tynan, pionnier lunaire, de John Klieg, le capitaliste fou, de la présidente Hardshaw et de son âme damnée Harris Diem, vont servir à Barnes de facteurs à son opéra météorologique. Aucun reproche à cet artifice qui peut prendre feu. John Brunner, à la manière de Dos Passos, avait démontré dans son célèbre Tous à Zanzibar l'efficacité de l'unanimisme en littérature de SF. Mais ce travail exige une rigueur minutieuse pour que les mécanismes internes de l'œuvre n'émergent pas à la surface. Et surtout, il s'avère indispensable que les protagonistes vecteurs d'idées n'apparaissent pas telles des marionnettes issues du cerveau velu d'un feuilletoniste TV en mal de clichés vendeurs. Or Barnes ne se prive jamais de broder d'indigestes développements sur chacune de ses séquences praxinoscopiques. Qu'il s'agisse des amours (sulfureuses) de Synthi Venture avec Jesse, du (ténébreux) secret pédophilique de Harris Diem ou des visions (politiciennes) de Hardshaw, sans compter d'inutiles épisodes concernant des héros, héroïnes accessoires, peu échappent à l'ordinaire, au convenu, au bêta. Si bien que la passionnante intrigue climatique s'étiole au fil de fadeurs anesthésiantes, ou s'englue dans un discours de philosophie géopolitique néoreaganienne.

Dommage que ces boursouflures exigées sans doute par l'édition grand public fassent écho aux cyclones et dévastent à leur tour la Mère des Tempêtes. Car la veine spéculative de Barnes eût mérité meilleur traitement. D'autant qu'il en possède incontestablement les moyens. La verve dont il fait preuve, par exemple, dans ses descriptions littéraires d'énigmes météorologiques, son vrai savoir écologique emportent l'adhésion ; les anticipations cosmiques qu'il en déduit pour combattre le fléau ne manquent ni d'envergure ni de piquant ; le brio avec lequel il informatise logiquement l'astronaute Louie Tynan pour le transformer en ordinateur tournant d'abord sur la Lune, puis sur un vaisseau spatial, jusqu'à devenir le sauveur dieu rédempteur, se révèle fertile en surprises. Sans oublier les multiples aperçus technologiques et sociologiques sur le troisième millénaire en train de s'accoucher qui révèlent un réel tempérament d'auteur de SF.

Ce genre littéraire génère depuis quelque temps de spectaculaires bénéfices pour les producteurs hollywoodiens. Au prix du bodybuildage des héros de Science-Fiction et du déstockage des poncifs de l'imagination. Par un rituel renversement de l'histoire, on perçoit, chez de jeunes écrivains américains, l'influence du cinéma de supermarché.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 362, février 1998