Chroniques de Philippe Curval

William Gibson : Idoru

(Idoru, 1996)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1998

par ailleurs :
la Star immatérielle

Avez-vous déjà observé la pariade des araignées ? Sous un cèdre allongé, un jour, j'ai aperçu deux fils qui voltigeaient, s'entrecroisaient ; le mâle sombre, poilu, et la femelle d'un vert iridescent, suspendus à l'extrémité, s'effleuraient, soudain séparés par un coup de vent, puis se réunissaient enfin, à la suite de folles acrobaties, jusqu'à l'orgasme. Ainsi en est-il de William Gibson dans son dernier roman, Idoru, qui joue ici avec le réel et le virtuel jusqu'à provoquer leur accouplement. Sans doute le chef-d'œuvre de la littérature artificielle (qui sous-entend intelligence, naturellement).

La trame est limpide, du moins pour un amateur de SF. Une première séquence de courts chapitres nous permet de suivre l'itinéraire d'un certain Laney, zappeur parfait, capable de se déplacer d'un site à l'autre à travers la Toile, d'une manière totalement intuitive, jusqu'à trouver le “point nodal” qui lie entre eux les éléments d'une information, d'un événement secrets. À la suite d'une sordide histoire de crime expérimental, il est recruté au Japon par le garde du corps de Lo/Rez, groupe mi-chinois mi-irlandais le plus célèbre de la planète. Un drame, en effet, s'annonce : Rez veut épouser un être qui n'existe pas, Rei Toei, l'Idoru, synthèse artificielle aux traits dérivés par algorithme des moyennes de popularité ; sans chair, son image holographique constitue un extraordinaire volume de données. C'est une architecture virtuelle, la “machine désirante” qu'eussent adorée Alfred Jarry et Marcel Duchamp.

Laney doit découvrir le point nodal de cette union.

Une seconde série de chapitres en alternance nous raconte l'odyssée de Chia, une gamine de quatorze ans, fan internationale du groupe, qui doit étudier les motifs et contrarier si possible l'union de Rez et de l'Idoru, afin de préserver sa pop star. Pour toute arme, elle est pourvue d'un sandbender, portable au design baba et aux virtualités étonnantes conçu par des Indiens.

Dès les premières pages, Gibson nous entraîne à travers un décor réinventé : cliquetis de sons et de lumières, avalanche d'images résolument dérangeantes chargées de modernité, suggestives sensations tactiles, sentimentales, culturelles, odeurs, goûts, visions tridimensionnelles, miroirs qui démultiplient les faits et gestes des personnages, tout est prétexte à désorienter le lecteur, à l'amener dans un lieu presque impalpable, tissé dans la réalité transcendantale d'une Tokyo recréée par nanomachines après le grand tremblement de terre qui l'a détruite. Une série de notes subtiles à propos des métamorphoses technologiques conspire au dépaysement : fresques en urine figée sur les murs d'un immeuble de la Mafia, falsification d'ADN, jupes en tissu extraterrestre, bars à l'ambiance Kafka, etc. Jamais en répit, Gibson crée par l'exposé des faits, des soupçons, des anecdotes, des détails révélateurs, par la masse des notations accessoires, un phénomène de répétition qui intoxique insidieusement l'esprit jusqu'à l'amener à reddition. Ceci sera notre futur par inhibition jusqu'à la dernière page (et après).

Mais au-delà du scénario simplissime entre un Roméo, institutionnalisé en société anonyme, et une Juliette virtuelle, aux amours contrariés par les sociétés qui les ont créés et par les consommateurs qui exigent l'authenticité du produit d'origine, Idoru est surtout une extraordinaire métaphore sur le concept de célébrité appliqué au panurgisme de notre civilisation médiatisée à l'extrême.

Car Rez en tant qu'idole n'est qu'un encombrant vestige d'une époque périmée, ridiculement célèbre et ridiculement riche, comme il s'en créait au temps du vieux capitalisme sauvage. Si la célébrité constitue désormais un fluide subtil aux yeux des investisseurs du xxie siècle, capable de se cristalliser sur quelques individus et leur carrière, elle ne doit pas s'amalgamer longtemps autour d'eux. Le concept est trop rare, trop riche en retombées économiques pour tenir compte de la qualité intrinsèque des produits humains. Surtout si l'on apprend que la réputation d'un sujet est prise en charge par une partie déterminée du cerveau qu'il suffit de solliciter. Il s'agit alors d'un élément primaire appartenant à la substance sociale que l'on doit exploiter d'une manière rationnelle. L'Idoru fonde son principe fonctionnel absolu, puisque son image consensuelle et éphémère s'avère susceptible de conditionner à la fois sous un même emballage la stabilité et le changement.

Je ne vous dévoilerai pas la parade que Gibson oppose à cette altération du choix de chacun. Mais j'y vois une interprétation personnelle : sans fans ni internautes autour de soi, on reste intouchable. Pour vivre heureux vivons cachés.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 367, juillet-août 1998