Chroniques de Philippe Curval

Paul J. McAuley : Féerie

(Fairyland, 1995)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1999

par ailleurs :
Fembots et fullerènes

Depuis trois bonnes décennies, un grand nombre d'auteurs de SF contemporains s'avèrent incapables d'imaginer une société futuriste où les héros ne seraient pas soumis aux canons de monsieur Schwarzenegger dans un univers à la Mad Max. Les mœurs, quoi qu'il en soit dans l'avenir, ne sauraient devenir aussi simplistes et caricaturales. À mesure que s'accroît la complexité des enjeux génétiques et que les relations sociales se transforment sous la poussée de la communication virtuelle, la reconquête tribale de nos sociétés par des néanderthaliens technologiquement modifiés n'est plus à l'ordre de demain.

D'autres subtilités plus inquiétantes ou plus réjouissantes nous attendent.

C'est sans doute ce qu'a voulu exprimer Paul J. McAuley, diplômé en biologie, docteur en botanique, écrivain anglais de surcroît, dans son troisième roman paru en France, Féerie. Titre trompeur et subversif pour faire accroire qu'il s'agit d'un texte de Fantasy travesti en pure science-fiction ? Non, Féerie est un hybride parfait, roman de fiction spéculative génétiquement modifié dont l'écriture s'enroule avec volupté dans l'ADN du merveilleux. Dommage qu'après un début dépaysant, l'auteur revienne progressivement aux standards.

Gros garçon plutôt vilain, Alex Sharkey est un dealer de virus psychotropes sans états d'âme. D'après sa théorie, nos ancêtres les grands singes ont commencé à devenir intelligents en se dopant aux champignons hallucinogènes contenus dans la bouse des herbivores. Plus perverse encore s'affirme sa mystérieuse correspondante sur la Toile, Milena, petite fille aux yeux noirs et cheveux charbonneux. Selon elle, l'avenir est aux nanoware, pirates géniques plus purs, puissants et précis, qu'on nomme “fembots” dans l'intimité. Grâce à eux, elle espère transformer, améliorer les “poupées”, créatures amorphes et décérébrées créées par des multinationales pour servir de jouets aux Humains fortunés. Ces mutantes seraient une alternative entre l'Homme et le robot, la troisième voie artificielle qui permettrait à Milena de construire une utopie d'un genre nouveau, consacrée à ses désirs.

On le voit d'emblée, l'affaire n'est pas simple et McAuley n'a pas l'ambition de l'éclaircir. Au contraire, soucieux de nous livrer un roman total sur nos lendemains qui déchantent (ou enchantent), il procède par accumulation de détails, fragmentation du récit, éclatement de l'action ; personnages multiples aux développements psychologiques abscons, allusions obscures à des réalités parallèles dont il ne dévoile pas toujours la nature exacte, concepts non identifiés, paragraphes scientifiques à la limite du pédant, abondent. Avec quoi il brasse tous les problèmes actuels de notre société, drogue, chômage, SDF, Islam, guerre de Bosnie, en nous promenant d'Angleterre en Albanie, passant par Paris. Là, des Algériens suspects, “purée d'nou z'autres”, rodent près de Roissy dans l'Interface, aux confins d'une banlieue calcinée et du Royaume magique dont nous ne saisirons jamais la véritable essence. Car, chaque fois qu'il s'approche du centre de son sujet, McAuley le fait disparaître en jetant de la poudre aux yeux.

Au lieu de se consacrer méthodiquement à créer “l'effet Science-Fiction” — dont j'ai célébré si souvent l'excellence — à partir des données complexes qu'il a élaborées, Paul J. McAuley se réfugie dans le sibyllin et le verbeux, se laisse aller à des dialogues interminables entre des personnages secondaires, brode des épisodes aventureux qui ne débouchent sur rien en se grisant de mots pour le plaisir, invente des notions originales dont il ne finalise pas la réalité spéculative. Bref, la lecture est pénible, le récit déconstruit ; il faut se frayer un chemin douloureux à travers la jungle du verbe, dont l'épaisseur dépasse 470 pages.

On se demande pourquoi, dans ce monde où tout semble trafiqué, jusqu'aux sentiments les plus élémentaires, Alex Sharkey s'obstine à poursuivre sa chimère. Comme il le dit lui-même dans un moment de sincérité : « Je suis humain, moi, Milena ; je ne peux digérer qu'un bit à la fois. ».

Exactement comme la plupart des lecteurs.

Et c'est dommage, car Féerie recèle des trésors d'invention : lougiciels, fembots et fullerènes (ces formes extravagantes du carbone), drogues amourigènes, bibliothèque des rêves, croisade des enfants, élémentals et fées tueuses, constituent autant de mystères tortueux dont nous subissons malgré tout l'étrange fascination. S'il est encore un écrivain hasardeux, Paul J. McAuley sait élaborer en un seul volume la matière première nécessaire à vingt romans de Science-Fiction. Gageons qu'on en reparlera.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 373, février 1999