Chroniques de Philippe Curval

Christopher Priest : les Extrêmes

(the Extremes, 1998)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2000

par ailleurs :
Deux Anglais et le continent

Il est regrettable que la quatrième de couverture des Extrêmes, avant-dernier roman de Christopher Priest, situe cet écrivain majeur « entre Maurice G. Dantec et Thomas Harris », alors qu'il précède ceux-ci et les surpasse dans presque tous les domaines. Néanmoins, il faut remercier Gilles Dumay, qui dirige la jeune collection "Lunes d'encre", de nous offrir après eXistenZ™, la novellisation du film de David Cronenberg, cet excellent roman post-virtuel. Je dis post-virtuel car tout semble s'y dérouler dans une société où la notion même de virtualité bascule pour devenir synonyme de réalité et vice versa.

C'est ce que ressent Teresa, agent du FBI spécialisé dans l'exploration des massacres de tueurs fous, à travers les reconstitutions “extrêmes” produites in sensorium par simulation informatique. Son mari vient de mourir dans un accident du même type. Accablée par ce désastre, elle revient en Angleterre, son pays d'origine, pour étudier comment tel crime similaire dans une petite station balnéaire se transforme en mythe, et comment le mythe influe sur les mentalités. Car les ExEx, jeux directement exploités à partir d'événements comparables deviennent une véritable “drogue en ligne” pour la population des sociétés industrielles.

L'intérêt principal de ce roman, ce qui en constitue l'originalité novatrice, c'est le travail spéculatif acharné auquel Priest se livre sur les relations du témoignage et de l'interprétation à travers une logique digitale. Grâce à son style très personnel, hyperréaliste, consciemment inspiré de l'école documentariste anglaise, il explore avec minutie l'interactivité de la mémoire et de l'imaginaire, la dégradation, altération, subversion du souvenir par son traitement informatique. Si la simulation programmée de la vie peut entraîner la transformation progressive de la psyché collective, unie par des “hyperliens”, pourquoi ne parviendrait-elle pas un jour à modifier le passé par contamination et faire diverger ensuite les lignes temporelles de notre avenir ? Car la “réalité extrême” n'existe qu'à partir d'un consensus momentané, soumis aux caprices de tous ceux qui y sont mêlés.

À travers cette enquête sensible dont la construction chronologique et les conclusions inquiétantes déjouent les pronostics, Christopher Priest nous livre, une fois de plus, l'un des textes majeurs de la Science-Fiction britannique contemporaine.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 387, mai 2000

Colin Greenland : les Chemins de l'espace

(Harm's way, 1993)

roman de Science-Fiction magique

chronique par Philippe Curval, 2000

par ailleurs :

SF Britannique qui semble retrouver du souffle si l'on en juge par les Chemins de l'espace de Colin Greenland, paru dans la collection "Millénaires". Cette fois, l'écrivain est situé entre Dickens et Silverberg. Pauvres lecteurs que les études marketing dotent d'une aune à mesurer l'enthousiasme de leur carte de crédit.

J'approuve cependant la référence à Dickens car Greenland a retrouvé ce ton descriptif sous tension propre à l'auteur d'Oliver Twist. Il s'est imprégné de l'humeur, de l'odeur des docks londoniens pour restituer l'ambiance de Port de Haut, la station orbitale que l'ancien empire britannique aurait construite pour accrocher ses voiliers spatiaux. Curieux engins de cuir, de cuivre, de bois et de goudron, dont on connaîtra le fonctionnement par bribes lacunaires. Il semble que quelque chose ait permis à la guilde des pilotes d'utiliser le « flux d'éther qui souffle entre les étoiles » pour conquérir l'univers jusqu'aux limites de la création.

Vous comprendrez qu'il ne s'agit pas là de Science-Fiction, ni même de steampunk à proprement parler. Car ce genre dont Priest fut sans doute le précurseur avec la Machine à explorer l'espace exige une certaine rigueur dans la manipulation thématique des classiques de l'ère victorienne. Les Chemins de l'espace ressortissent plutôt à une SF magique, qui s'appuie sur un scénario simplissime, propre à l'éternel romanesque.

Comment la jeune Sophie Farthing saura, au terme de vicissitudes singulières, quel est son vrai père ?

Résumée ainsi, l'histoire n'aurait guère de piment si Colin Greenland n'investissait tout son talent pour nous la faire oublier grâce à son style exigeant, son imagination débordante, son rythme, son sens du ressort onirique. Nous visiterons ainsi l'empire de la Lune, Londres, les canaux et déserts de Mars colonisée par les Français, la demeure wellsienne de Lord Lychworthy, le solitaire d'Io. Nous rencontrerons les Ophiqs, les éperluettes, les martiens fous aux ailes de géant, les faunes aux cornes coupées, tous extraterrestres aux mœurs ténébreuses, ensorcelantes, que l'amateur approchera rarement avec une telle vérité sensuelle.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 387, mai 2000