Chroniques de Philippe Curval

Brian Aldiss & Roger Penrose : Mars blanche

(White Mars, 1999)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2001

par ailleurs :
Soif d'utopie

« Rechercher l'excellence a un sens. C'est un objectif accessible, qui contient sa propre satisfaction. Rechercher le bonheur conduit à la débauche, aux fast foods et au désespoir ».

Tel est le sentiment que cherche à faire partager Tom Jefferies, leader consensuel, à ceux qui se sont embarqués vers Mars. Six mille. À peu près la population de la petite république d'Athènes.

Voici l'occasion unique de réaliser une utopie pour ces scientifiques qui refusent de terraformer la planète rouge. Deux raisons de créer Mars blanche : le lieu s'avère assez inerte et silencieux pour découvrir la “tache oméga”, qui assigne sa masse à toutes les particules de l'univers. La découverte de cette trace hypothétique donnera enfin une consistance à la réalité. En second lieu, Eupacus, le fabuleux consortium qui tient le monde de l'espace sous sa coupe, vient de s'écrouler dans un scandale sans précédent. Condamnés à la solitude, les naufragés s'interrogent.

Dans quelles conditions atteint-on à l'excellence ? L'accord n'est pas unanime. La langue, la nationalité, la religion, le sexe = plaisir = surpopulation, la drogue, la domination parentale, les formes de l'éducation, tout oppose les uns aux autres. Par exemple, la phobie du tabac — à laquelle adhère Aldiss —, n'est-elle pas l'exemple d'une intransigeance aussi nocive pour la paix civile que celle de ses consommateurs ? La tolérance n'est guère une vertu humaine. Alors que faire lorsqu'on a identifié l'influence pernicieuse des “croquemitaines” sur la société : conflit permanent entre culture passéiste et idées nouvelles, impérialisme anthropocentrique, adhésion aveugle aux idées reçues, prédominance des nantis sur les démunis. Heureusement, le cinquième, prédominance du marché, n'a plus cours ici puisque l'argent n'existe pas.

Malgré une certaine pesanteur du récit, l'atmosphère psychologique qui accompagne le vol interplanétaire, la difficile adaptation aux dômes, les surprises d'une vie différente, les sensations, les dépressions, les enthousiasmes, les conflits trouvent sous la plume de Brian W. Aldiss leur parfaite expression littéraire. Les paysages du silence et de la mort géologique lui donnent l'occasion de suggérer l'étrange, de traduire le défi impossible que lancent ces Hommes à l'adresse de l'utopie, toujours plus loin chaque fois que l'on croit l'atteindre.

Quelles sont les lois idéales pour qu'une espèce vive sans s'autodétruire, en conservant l'entière vigueur de sa créativité ? Tel est le thème de ce suspense lent, intelligent, drôlement amer, qui offre en guise de conclusion surprenante toute la magie de l'altérité.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 397, avril 2001

Jack McDevitt : les Machines de Dieu

(the Engines of God, 1994)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2001

par ailleurs :

Avec les Machines de Dieu, Jack McDevitt a raté l'occasion d'écrire un chef-d'œuvre. Car le thème choisi offre un champ de spéculations si original et si vaste qu'il aurait eu droit à un traitement de faveur. Ce qui n'est pas le cas de cet honnête space opera.

Si je marque mon déplaisir à l'égard d'un roman qui ne le mérite pas, car il est fort agréable à lire, c'est que ma déception est à la hauteur des illusions que ses cent premières pages ont fait naître. Jugez-en. Dans un prologue poétique, une pilote d'astronef et un archéologue célèbre contemplent sur Japet, qui tourne autour de Saturne, la statue superbe et géante d'un bâtisseur de Monuments. Ces inventeurs géniaux ont construit des architectures fabuleuses dans notre galaxie entre 19000 et 5000 av. J.-C., avant de disparaître. On apprend plus tard que sur le satellite de Quraqua, l'un des trois foyers de civilisation autochtones qui existent dans l'univers connu, une ville en trompe l'œil, « la Mecque de l'angle droit », a été carbonisée par un phénomène inconnu aux alentours de 9000 av. J.-C. La société a péri après la catastrophe. Seule la lecture du linéaire C dans les ruines englouties du Temple des vents pourrait fournir une explication au mystère, à condition de trouver la pierre de Rosette qui y existe peut-être. Mais voilà, Quraqua va être terraformée pour y construire une utopie, digne d'effacer les erreurs humaines. Celles qui ont provoqué la décrépitude de la planète Terre. Le temps presse.

Impuissant à développer, enrichir son énigme cosmique, Jack McDevitt dilue peu à peu ce magnifique sujet à travers des aventures souvent ébouriffantes, un suspense bien mené, des personnages stéréotypés, des dialogues qui auraient mérité plus d'envergure, truffant son texte de haïkus, de mémoires, de poèmes, de citations pour lui donner une apparence pseudo philosophique. Certes, il retrouve dans les cinquante dernières pages une vigueur wagnérienne. Dommage que son épilogue soit trop inspiré par une quelconque vengeance de Yahweh.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 397, avril 2001