Chroniques de Philippe Curval

Donald Kingsbury : Psychohistoire en péril

(Psychohistorical crisis, 2001)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2004

par ailleurs :
Hérésies mathématiques

Issu d'un univers parallèle à la notoriété, voici qu'apparaît au sein de la collection "Folio SF" un superbe pavé en deux volumes dont je me suis repu cet été. Si j'ai pesté si souvent à propos de romans exagérément gonflés, ce n'est pas le cas ici. Chaque livre a son poids de mots et Psychohistoire en péril vaut largement ses mille pages. Car chacune d'entre elles est pesée, réfléchie, mûrement pensée, s'inscrit à sa place dans le récit, poursuit une réflexion éclairée entre libre arbitre et déterminisme, métrologie et civilisation, politique et anticipation, Science-Fiction et Fantasy. Mais c'est d'abord une histoire passionnante qui s'inspire de la tradition du space opera, sans succomber à ses tares. L'auteur, Donald Kingsbury, connu en France pour une seule œuvre, Parade nuptiale, s'affirme à soixante-douze ans comme une révélation de la Science-Fiction anglo-saxonne. Son inspirateur n'est autre qu'Isaac Asimov et sa série Fondation où apparaît le concept de la Psychohistoire, science mathématique destinée à orienter l'avenir. Elle s'oppose au Politique en spéculant sur une stratégie globale sans se préoccuper de l'individu ni de l'opinion publique.

Au lieu d'écrire une n-ième suite basée sur les textes du maître comme tant de ses confrères, Kingsbury rompt avec la pesante tradition asimovienne pour disserter avec liberté sur l'un des sujets essentiels de la SF : comment inventer le futur ?

Franchissant allègrement les siècles, il nous propulse au soixante-quatorzième millénaire de l'expansion terrienne. Déjà quarante messies ont succédé à Jésus. Le premier empire galactique a vécu. Après une longue période de désastre, le second empire prévu, voulu par le Fondateur est sur le point de s'effondrer. Car la discorde règne chez les psychialistes de Sublime Sagesse. Certains pensent qu'il faut appliquer strictement le Plan pour que l'avenir s'accomplisse tel qu'ils l'élaborent dans le secret. D'autres estiment qu'il suffit de discerner ses meilleures voies et de les infléchir dans un sens favorable pour qu'il s'épanouisse.

Eron Osa, jeune psychialiste prometteur, est accusé d'hérésie mathématique. Sa thèse prouve que tout monopole du secret génère inéluctablement une stase qui induit la faillite du projet. Il sera puni du châtiment suprême : destruction de son “fam”, mémoire additionnelle qui contient tout son savoir, greffée sur son cerveau naturel. Nous allons suivre son fascinant apprentissage depuis l'âge de douze ans jusqu'à ce qu'il devienne “infame”… et la suite.

Mais que l'austérité de cette mise en bouche ne vous trompe pas. S'il n'est pas un inventeur de forme, Kingsbury possède un esprit curieux, ingénieux, séditieux. Son art de brouiller les pistes et de brasser les millénaires, d'imaginer des civilisations bizarres, des conflits tordus atteint la perfection. Et surtout, il allie une méditation baroque sur la stratégie de l'avenir à une manipulation savante des idées reçues poussée jusqu'au paradoxe. Psychohistoire en péril est un chef-d'œuvre d'humour subversif.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 434, septembre 2004

Johan Heliot : la Lune n'est pas pour nous

roman de Science-Fiction, 2004

chronique par Philippe Curval, 2004

par ailleurs :

Chez Johan Heliot, la production s'intensifie : sept romans en quatre ans. On pourrait s'en inquiéter. Mais c'est chez lui un jaillissement naturel qui conduit à une amélioration du style et de l'inspiration. La Lune n'est pas pour nous s'inscrit dans la suite de la Lune seule le sait. Nous sommes en 1933, un demi-siècle s'est écoulé depuis l'arrivée des Ishkiss. Pourquoi les extraterrestres n'ont-ils pas empêché la venue du troisième Reich ? Hitler pille l'Europe. Deus ex machina de la rébellion qui s'annonce, le jeune Léo Malet se réinvente en cambrioleur. De Gabin à von Stroheim, le tout cinéma français d'avant-guerre fait de la figuration. Le steampunk passe de l'ère de la vapeur à celle de l'Occupation. Pour qui a vécu ces années, le ton sonne un peu faux, même si on le sait ironique et distancié. Qu'importe, de références-surprise en prestidigitation einsteinienne, Johan Heliot nous mène à une lune d'enfer vers un dénouement sidérant.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 434, septembre 2004

Richard Comballot : les Ombres de Peter Pan

anthologie française, 2004

chronique par Philippe Curval, 2004

par ailleurs :

À force d'obstination, Richard Comballot édifie patiemment sa bibliothèque idéale d'anthologies. Aujourd'hui autour de l'œuvre de J.M. Barrie, le plus méconnu des auteurs célèbres. Dire que les vingt et une nouvelles qui composent le recueil sont inégales est un contresens. D'histoires macabres en pétards magiques, chacun des écrivains français sollicités décline sa vision d'une enfance enchantée ou désenchantée qui ne se compare à aucune autre. En voyageant à travers l'imaginaire moderne, Peter Pan, le capitaine Crochet et la fée Clochette gagnent du sens.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 434, septembre 2004