Chroniques de Philippe Curval

Fabrice Colin : Sayonara baby

roman de Science-Fiction, 2004

chronique par Philippe Curval, 2005

par ailleurs :
Adieu, Fantasy

Je ne cesse de m'interroger sur l'intérêt d'écrire et de publier ce qu'on nomme Fantasy. C'est d'abord abuser d'un terme qui concerne Lewis Carroll, Marcel Aymé autant que J.R.R. Tolkien. Puisqu'il n'est réservé chez les éditeurs qu'aux productions de masse attestant que nous vivons aujourd'hui sous la férule des Dieux, des mages, des fées, des dragons, des Grands Anciens. Une surproduction qui submerge les étals des librairies sous un déluge de foutaises à 90 %. Parfois bien ficelées, rédigées avec talent, ce qui les rend plus subversives.

À l'époque où l'Europe se construit, où les guerres de religion se réveillent, l'économie chinoise surchauffe, les États-Unis s'enferment, des sondes spatiales sillonnent le cosmos, la crise de l'énergie s'annonce, quel intérêt pour un lecteur adulte de savoir — sujets pris au hasard des parutions récentes — : pourquoi le jeune Guêpe refuse de devenir une Larme du Roi ? Achamian, le sorcier-espion, découvre qu'une créature légendaire œuvre au sein de la Croisade ? Ruga s'empare du Lien mental qui unit ses prisonniers ? Le mage Bardolin prend sous son aile un jeune lycanthrope ? Katla, qui “sent” les éléments terrestres, réveille des forces occultes quand on la condamne au bûcher ?

Sinon le désir fœtal de fermer les yeux sur le réel, l'avenir, en pensant qu'on va ressusciter sous les traits d'un prince omniscient pourvu d'une bite d'acier magique, ou d'une entité féminine aux charmes de poupée Barbie.

« Adieu, Fantasy ! » semble dire Fabrice Colin, coupable à ses débuts d'en écrire, et qui s'est fait un style du mélange des genres. Dans Sayonara baby, nourri de SF, il la dynamite. Ici, les forces en présence sont les démons actuels. Ils ont pour nom la guerre, le terrorisme, le capitalisme, la technologie. Pour cadre une Amérique bombardée par des escadrilles de Japonais fantômes. Et pour héros, un samouraï amnésique aux origines incertaines. « Où est où ? Quand est quand ? Qui est qui ? » s'interroge-t-il à travers une saga heurtée où il détourne les stéréotypes, brasse les images, tente en vain de faire craquer les idées reçues.

À la fois quête d'identité et rêverie volcanique sur le devenir du monde en proie aux fantasmes de la violence, Sayonara baby est d'abord une réflexion sur le pouvoir de l'écrivain face à la réalité. « Denrée rare par les temps qui courent, un truc à piéger sur pellicule, éventuellement, mais pas plus » songe-t-il. Car comment fixer sur le papier une matière toujours en mouvement ? À moins de surfer sur les vagues de la schizophrénie.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº 439, février 2005