Chroniques de Philippe Curval

Andrés Ibáñes : l'Ombre de l'oiseau-lyre

(la Sombra del pájaro lira, 2003)

roman de Science-Fiction et de Fantasy

chronique par Philippe Curval, 2006

par ailleurs :
le Sens du réel

Toujours à l'affût de textes qui ne sont pas parus dans les collections vouées au genre, j'ai été attiré par l'Ombre de l'oiseau-lyre dont le prière d'insérer affirme qu'il mêle « le conte au récit fantastique et à la Science-Fiction ». En dehors de l'apparition d'un vaisseau spatial vers la fin du livre, je n'y ai pas trouvé mon compte. Car les innovations qui s'attachent à cet astronef me rappellent étrangement le vol sidéral réalisé par mantra de moines tibétains dans Gustave Lerouge, ou son décollage sous forme d'immeuble, une célèbre nouvelle des années 50 dont le titre m'échappe. Passons sur ces détails afin d'examiner l'œuvre et vérifier si son aspect spéculatif nous entraîne vers des développements originaux.

En Amaule, où l'instant est éternel, le prince Adénar s'ennuie. De brèves incursions dans le jardin de sa mémoire ne lui en apprennent pas la raison. Par chance, un cercle de sorciers lui affirme qu'il a perdu son âme et doit la rechercher sur la planète Azzarkin. Jusque-là, il n'y a pas de quoi fouetter un chat de Fantasy. Heureusement, bientôt on sort du conte pour pénétrer dans un univers qui ressemble vaguement au nôtre, mi-Kafka, mi-Robida. On apprend que l'histoire d'Adénar a été écrite par un certain Warmunt F. Ozick. Ses souvenirs sont donc du pipeau. On l'enferme pour déraison.

À partir de cet instant, le lecteur a l'impression de se trouver dans une version du Petit Prince, revisitée par les mânes d'écrivains inoubliables, comme Marcel Aymé et Lewis Carroll. Andrés Ibáñes a la plume alerte, un vrai sens du pittoresque et de l'image bouffonne. Il n'hésite pas à exploiter la gratuité ou la philosophie de bazar pour faire naître une jolie idée. Bref, on ne s'ennuie pas, on s'amuse même. On s'émerveille que l'auteur ait pu écrire des pages si bien tournées à propos de curiosités poétiques qui évoquent tant de romans similaires. Jusqu'à l'instant critique où Adénar rencontre celle qui a écrit son histoire, Walmira. Pour une raison inexpiable, celle-ci ne se souvient pas que son héros possédait le livre qui contient la clef de l'énigme : le manuel de la fuite vers Azzarkin.

« Sauve qui peut » s'écrie l'amateur de SF atterré de voir que la seule idée intéressante de l'Ombre de l'oiseau-lyre échappe aux personnages comme à l'auteur du récit. Pourquoi s'énerver de telles vétilles ? Mieux vaut faire de la menuiserie ou rejoindre la Finul pacifier le Liban afin de retrouver le sens du réel.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº 457, octobre 2006