Chroniques de Philippe Curval

Ted Chiang : la Tour de Babylone

(Stories of your life, 2002)

nouvelles de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2010

par ailleurs :

La nouvelle est un art délicat, complexe parce qu'il exige le plus souvent un sens aigu de l'observation, joint au talent de l'évocation. Vertigineuse performance dans le domaine de la Science-Fiction où les données du récit s'appuient sur l'invention d'un réel fort différent du monde où nous vivons. Avec seulement huit textes à son actif en douze ans, Ted Chiang fait partie des maîtres en la matière. Car il sait, mieux que tout autre, nous plonger dans un univers décalé avec un tel naturel dans la singularité, une telle subtilité dans l'écriture qu'au fil des pages nous suivons les méandres de son imagination sans jamais éprouver le sentiment qu'il nous berce d'illusions. Que ce soit à Babylone où la construction d'une tour quasi infinie permettrait d'atteindre les secrets de Jéhovah ; qu'il s'agisse d'établir un parallèle entre les mathématiques et la valeur du comportement humain ; de raconter la rencontre fatale d'un linguiste avec des extraterrestres ; ou bien de suggérer que l'histoire de l'Homme est bientôt achevée parce que ses spermatozoïdes sont en fin de course. À travers les troublantes spéculations de la Tour de Babylone, Ted Chiang se sert métaphoriquement de la science pour libérer la pensée de ses modèles culturels afin d'envisager de possibles futurs pour l'Humanité.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº hors-série, juillet-août 2010 & Marianne, nº hors-série, juillet-août 2010, sous le titre de : "Prospections dangereuses"

Guillaume Guéraud : la Brigade de l'Œil

roman de Science-Fiction pour la jeunesse, 2007

chronique par Philippe Curval, 2010

par ailleurs :

Dans une île aux confins de l'Asie, la révolution vient de sonner. L'impératrice Harmony l'a proclamé : l'écriture nous a permis de quitter la préhistoire pour entrer dans l'Histoire ; les images allaient nous faire perdre l'écriture. Ce qui conduit la souveraine à créer la Brigade de l'Œil, dont les agents sont chargés de brûler tout ce qui comporte des images. L'idée de détourner le roman de Ray Bradbury [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ], Fahrenheit 451, est séduisante. Moins de manichéisme aurait pu faire de la Brigade de l'Œil une œuvre accomplie. Tel quel, c'est déjà un roman réussi et nerveux, scellant l'inaltérable complicité entre image et écrit.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº hors-série, juillet-août 2010 & Marianne, nº hors-série, juillet-août 2010, sous le titre de : "Crever l'écran"

Daniel F. Galouye : Simulacron 3

(Counterfeit World / Simulacron-3, 1964)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2010

par ailleurs :

Le Galouye est une langue qui se pratique entre initiés. Ses œuvres sont rares, à peine une vingtaine de nouvelles et cinq romans. La plupart sont épuisés. Ce qui explique la notoriété relative d'un auteur essentiel dans l'histoire de la SF. C'est pourquoi la réédition de son texte le plus inspiré, Simulacron 3, écrit au début des années 60, s'affirme comme une excellente initiative.

Peu d'événements spectaculaires, peu de descriptions technologiques, une langue efficace, mais sans fioritures, tels sont les moyens qu'emploie Galouye pour suggérer un état différent de la société. Grâce à des allusions choisies, des dialogues concis, une approche sensible de ses personnages, il nous introduit dans un monde où le projet d'un Simulateur d'environnement total va réaliser le bonheur de l'Humanité. Par quel biais ? Simplement en remplaçant les sondés ordinaires, qui permettent de se faire une opinion sur l'opinion, par des sondés calibrés, représentatifs, synthétisés dans un complexe informatique. Ces entités exemplaires fourniront une réponse idéale à n'importe quelle question concernant le lancement d'un produit, comme l'orientation d'une nouvelle politique.

Oui, mais Hannon Fuller, le concepteur du projet, vient d'être assassiné. Doug Hall, qui en est le continuateur, s'aperçoit que le parti unique cherche à s'emparer du Simulateur. Plus grave, personne ne se souvient de l'un de ses adjoints qui a disparu. Des portions de paysages s'effacent devant lui.

Est-il encore dans la réalité ? Qui le manipule ?

Sur ce thème novateur qui constitue sans doute l'une des premières approches du monde virtuel en Science-Fiction, Daniel F. Galouye construit un suspense efficace. Mais surtout ambitieux. Car s'il s'agit d'abord d'identifier, de s'opposer aux organisateurs d'un complot à l'échelle planétaire, son roman pose d'autres interrogations plus métaphysiques. Ne serions-nous pas, nous aussi, prisonniers d'un simulateur ?

Et sachez qu'en 2033, le trente-troisième amendement vous permettra à nouveau de fumer dans les lieux publics. Il fallait que Galouye ait un grand sens de l'anticipation pour imaginer, en 1963, qu'on interdirait le tabac un peu partout dans le monde.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº hors-série, juillet-août 2010 & Marianne, nº hors-série, juillet-août 2010, sous le titre de : "des Pas dans le virtuel"

Greg Egan : Axiomatique

(Axiomatic, 1995)

nouvelles de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2010

par ailleurs :

Considéré comme l'écrivain le plus innovant de ces dernières décennies, Greg Egan voit enfin l'intégrale de ses nouvelles traduites en français. Axiomatique, le premier volume, fournit un grand nombre de pistes pour comprendre son œuvre.

À trente ans, l'être humain ne possède plus aucun des atomes dont il était constitué à sa naissance. Dans ces conditions, peut-il croire à sa propre identité ? D'autant qu'il vit dans un univers en perpétuel changement dans un continuum où l'espace et le temps n'affirment aucune stabilité. Existe-t-il alors un moyen de fixer pour toujours les acquis génétiques et culturels qui forment notre personnalité éphémère, en créant une mémoire inaltérable ? Qu'arriverait-il si l'on confiait son cerveau au ventre de sa femme. Celui-ci ne risque-t-il pas de devenir notre pire ennemi ? Car ses désirs ne seraient plus les nôtres. Tous ces thèmes et bien d'autres encore, comme la conquête de l'impossible à travers la drogue, la production de chimères grâce à l'art, sont exposés sur un ton qui n'appartient qu'à Greg Egan. En mélangeant des connaissances scientifiques ou philosophiques de haut niveau à des conjectures originales, il construit avec force des situations inédites. Axiomes imaginaires qui déclenchent chez ses lecteurs de passionnants processus de réflexion.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº hors-série, juillet-août 2010 & Marianne, nº hors-série, juillet-août 2010, sous le titre de : "Conjectures sur le futur"

Charles Stross : Jennifer Morgue

(the Jennifer Morgue, 2006)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2010

par ailleurs :

Charles Stross est l'un de ces écrivains prolifiques qui n'hésite pas à mélanger les genres, passant du space opera débridé à la Fantasy uchronique avec une verve et un allant qui lui rallient bien des suffrages.

Magie et Science-Fiction ont souvent créé un mélange savoureux, en particulier dans le Bureau des atrocités qui a révélé Stross au public français. Avec Jennifer Morgue, il propose une nouvelle aventure de son héros, Bob Howard, employé de la Laverie, étrange agence de renseignement — en proie à une administration kafkaïenne — chargée de lutter contre les entités surgies de dimensions improbables, qui menacent notre sécurité.

Cette fois, Bob est envoyé dans les Caraïbes pour récupérer un dispositif destiné à communiquer avec les morts, enfoui il y a quelques décennies dans un sous-marin soviétique au fond des mers. Tout l'intérêt de ce roman réside dans l'attitude flegmatique du héros face à des événements insensés. Tel un James Bond enfermé par erreur dans une nouvelle de H.P. Lovecraft qui s'évertuerait à combattre les démons avec des moyens informatiques. Et lorsqu'une situation devient parfois trop alambiquée, une solide dose d'humour parvient à nous le faire oublier.

Philippe Curval → le Magazine littéraire, nº hors-série, juillet-août 2010 & Marianne, nº hors-série, juillet-août 2010, sous le titre de : "Chasse au démon"

Gregory Benford ; Greg Bear ; David Brin : le Second cycle de Fondation

(Foundation's fear, Foundation and chaos & Foundation's triumph, 1997, 1998 & 1999)

romans de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2010

par ailleurs :

C'est un peu comme si l'on demandait, toutes proportions gardées, à trois écrivains français de rédiger la suite d'À la recherche du temps perdu. À la mort d'Isaac Asimov, sa famille a commandé à trois auteurs dont le nom commençait par B, Greg Bear, David Brin, Gregory Benford, de compléter une somme littéraire inachevée, celle de Fondation, qui, malgré les aléas dus au progrès des technologies depuis les années quarante jusqu'à ce début de troisième millénaire, demeure l'un des chefs-d'œuvre incontestés de la Science-Fiction. À leur avantage, ces auteurs de réputation internationale jouissent d'une qualité dont se réclamait Asimov : une solide formation scientifique. Leurs romans viennent d'être réunis en un seul volume, qui complète les originaux, eux-mêmes disponibles chez Denoël ou en "Folio Science-Fiction".

La psychohistoire, due au génial mathématicien Harry Sheldon, qui permet en théorie de prédire l'évolution de l'Empire galactique afin de lutter contre son déclin, constitue a priori un excellent fil conducteur. Néanmoins, comme il fallait s'y attendre, malgré une entente préalable de ces trois écrivains sur le projet et leur souci évident d'être à la hauteur de l'œuvre initiale, chacun d'eux joue sa partition.

Benford, le premier, avec Fondation en péril, profite d'un creux dans la continuité de l'histoire du futur, en spéculant, non sans talent, sur la réanimation des personnalités simulées de Jeanne d'Arc et Voltaire. Bear n'hésite pas à introduire dans Fondation et chaos des factions de robots qui ne sont pas tous gouvernés par les trois lois et réactive le procès de Harry Sheldon. Ce dernier, devenu vieux et malade dans le Triomphe de Fondation, le roman de Brin, tente un ultime voyage pour découvrir ce qui se passe réellement dans la Galaxie. Verdict : le chaos est la substance fondamentale de ses équations historiques.

En résumé, trois longs textes qui, malgré l'expérience de leurs auteurs, d'excellentes idées et d'astucieux développements, sentent le fabriqué, alourdis par le souci de les relier à la continuité par de tortueuses explications.

Ce qui laisse à de nouveaux venus le champ libre pour inaugurer la troisième Fondation.

Philippe Curval, prévu pour le Magazine littéraire, nº hors-série, juillet-août 2010, mais non publié