Chroniques de Philippe Curval

Ursula Le Guin : le Livre d'or

nouvelles de Science-Fiction réunies par Gérard Klein, 1977

chronique par Philippe Curval, 1978

par ailleurs :
Ursula K. Le Guin au tableau d'honneur

La nouvelle collection "le Livre d'or de la Science-Fiction", publiée par Jacques Goimard chez Presses Pocket, s'ouvre par une anthologie de nouvelles d'Ursula K. Le Guin, préfacée par Gérard Klein. Le choix est significatif et montre, d'emblée, une certaine liberté d'esprit. Car, si Ursula K. Le Guin est certainement la femme la plus célèbre de la Science-Fiction, si son œuvre a reçu des prix importants, comme le Hugo aux États-Unis, elle est aussi celle qui a refusé, parmi les premières, de considérer le genre comme mineur.

Son exigence s'est d'ailleurs manifestée dans des romans comme la Main gauche de la nuit, l'Autre côté du rêve [ 1 ] [ 2 ] et les Dépossédés, où, brisant les schémas sclérosés de la Science-Fiction de l'âge d'or, elle introduit dans le récit de fiction les données habituelles au roman de caractère, né au xixe siècle. Cela donne à sa littérature ce ton hybride qui n'appartient qu'à elle. En effet, rarement autant que dans ses œuvres, le héros porteur de symbole, particulier à la Science-Fiction, ne s'est trouvé doté d'une telle épaisseur humaine. Reste que les thèmes abordés par Ursula K. Le Guin demeurent du ressort de la Science-Fiction, même si sa littérature se situe dans ses marges.

Ethnologue, elle a axé son travail sur l'histoire humaine, « succession de crises et d'affrontements, qui sont chacun l'occasion d'un apprentissage collectif ; leur solution augmente la connaissance sociologique que les Hommes ont d'eux-mêmes et conduit à l'invention éthique » comme le dit Gérard Klein. Mais cette ethnologie imaginaire concerne le futur. Dans l'histoire de cette société galactique qu'elle décrit, et qui se retrouve, dans ses nouvelles comme dans ses romans, groupée en cycles, Ursula K. Le Guin tente de prouver qu'il n'existe aucune solution totale et définitive ni dans la théologie, ni dans la politique, ni dans aucune science humaine, passée ou future.

Certes, ses qualités d'invention, la richesse et la subtilité de son exploration sociologique confèrent à chacune de ses œuvres une sonorité très personnelle. Lire l'avenir dans les textes d'Ursula K. Le Guin, ce n'est pas s'égarer dans la chiromancie. Jamais, sans doute, une utopie, construite à partir de thèses anarchistes, ne fut aussi rigoureuse que dans les Dépossédés, ou les nouvelles qui s'y rattachent. Dommage que les racines culturelles profondes qui enchaînent Ursula K. Le Guin à la réalité l'empêchent parfois de briser les structures où elle s'est enfermée. Car, dans ses œuvres, l'avenir de l'Homme passe toujours par le regret d'un monde où un “juge suprême” aurait pu exister.

Philippe Curval → le Monde, nº 10334, vendredi 21 avril 1978, p. 16