Articles de Philippe Curval

l'Ère des sciences-fictions

dans le cadre du dossier États-Unis 1960-1990 : 30 ans de littérature du Magazine littéraire, 1990

article de Philippe Curval

Bilan d'un genre littéraire voué à l'éclatement, des space operas cybernétiques aux romans sous influence qui ne portent plus le label SF.

Depuis les années 1920, dans les pays anglo-saxons comme dans les pays latins, des esprits curieux ont entrepris de faire évoluer l'anticipation scientifique créée par H.G. Wells et Jules Verne [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] à la fin du siècle dernier. Ils souhaitaient assimiler ce matériau encore brut à la fiction romanesque, en exploitant son riche contenu imaginatif.

Aux États-Unis, de tâtonnements en balbutiements, parfois non sans génie, ce travail souterrain aboutit dans l'immédiat après-guerre à la naissance d'un vaste mouvement intellectuel séduisant un public marginal. La SF américaine à la fin de son adolescence s'annonçait désormais capable de rénover profondément la littérature en dynamitant les vieux schémas fictionnels. De nombreuses revues apparurent où les tenants de la science dure s'opposaient aux partisans de l'imaginaire logique. Mais, plus important que ces querelles, fut la production d'individualités littéraires de premier plan.

A.E. van Vogt sut exciter l'esprit de Boris Vian qui traduisit le Monde des Ā, ouvrage explosif par sa construction et son rythme en forme de psychanalyse sauvage. Parallèlement : paraissait les Humanoïdes de Jack Williamson, prototype cannibale du mixage entre science et fiction ; Cristal qui songe de Theodore Sturgeon annonçait la voie rêveuse d'une SF ancrée sur le sentiment individuel de l'étrangeté des êtres vivants ; l'éblouissant Univers en folie de Fredric Brown démontrait les capacités de l'humour à traiter du comportement sociologique ; dans ses nouvelles, Robert Sheckley [ 1 ] [ 2 ] cautérisait au fer rouge de l'absurde les bubons du progrès scientifique. Grâce à eux, grâce à Clifford D. Simak, Arthur C. Clarke, Philip José Farmer, etc., la SF accouchait d'une portée de textes fondateurs, tout en élargissant la thématique archaïque de la Science-Fiction. Leurs descendances n'ont pas fini de proliférer. Certaines moururent en bas âge, il y eut des bâtards, la famille s'agrandit au point qu'elle n'y reconnut plus ses petits.

Tout a explosé vers la fin des années 1960. Le temps était au beau fixe. Jack Vance publiait le Cycle de Tschaï, le fin du fin en matière d'aventures extraterrestres. Cordwainer Smith achevait les Seigneurs de l'Instrumentalité, le nec plus ultra de la nouvelle percutante et cruelle où l'écriture renouait avec la phrase classique. Dune de Frank Herbert apparaissait comme le prototype d'une SF philosophique, poétique, adulte et apaisée. Or, simultanément, un ex-disciple de Van Vogt donnait de fatals coups de pied dans le cocotier. En faisant basculer ses phantasmes du côté de la physique quantique, Philip K. Dick créait la schizo-fiction ou fiction spéculative. Avec le Temps désarticulé, les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, Ubik, and so on jusqu'à Substance mort [ 1 ] [ 2 ], Dick broyait les recettes de la SF antique et toc dans son mixeur électroencéphalique. Coup sur coup entre 1969 et 1970, des écrivains de premier plan allaient remettre en question la formulation même de la Science-Fiction, en adjoignant au mot tout le contenu des sciences humaines. Délaissant la scénographie traditionnelle et la succulente bimbeloterie spatio-temporelle, ils tentaient par l'écriture diverses approches de l'Homme confronté aux bouleversements mentaux et sociaux amenés par l'essor technologique. Thomas M. Disch (Camp de concentration), Ursula K. Le Guin (la Main gauche de la nuit), Norman Spinrad (Jack Barron et l'éternité), Gene Wolfe (la Cinquième tête de Cerbère), et même Robert Silverberg, louable bûcheur de fond jusqu'alors (l'Homme dans le labyrinthe), furent saisis par l'aile du génie.

Bientôt la politique, l'écologie se mêlèrent à l'affaire. La Science-Fiction made in USA et ses fidèles n'y tinrent plus. Volontiers libéraux et humanistes, progressistes et optimistes, idéalistes mais conservateurs, l'overdose de contre-culture les intoxiqua. Et puis la science, où était passée la science ? Dans le meilleur des cas, la fiction l'avait assimilée en suçant suavement ses sucs. Dans le pire, les recettes du roman héroïque et merveilleux appliquées à la SF occultaient les efforts entrepris pour engager la littérature dans une voie originale. Certains romanciers se retranchèrent dans ce qu'il est convenu d'appeler la hard science. L'opinion se fractionna à nouveau entre les partisans de l'épuration et ceux de la liberté. Comme la nature de l'entropie est de tenter l'équilibre avant d'aboutir à la décadence, un homme comme Frederik Pohl sut, à cette époque de transition, mélanger drogue dure et drogue douce en écrivant la Grande Porte ; tandis que John Varley préfigurait la tendance dite cyberpunk en brodant intelligemment sur d'audacieux thèmes biotechnologiques dans le Canal Ophite. Les plus chauds défenseurs du dogme gernsbacko-campbellien de la SF l'admirent inconsciemment : rien ne serait plus comme avant. Le processus de dissolution était entamé.

Aux États-Unis, pêle-mêle se publient aujourd'hui dans les collections de Science-Fiction : des opéras cybernétiques comme ceux de William Gibson, Michael Swanwick, ou biologiques, comme la Musique du sang de Greg Bear ; des chroniques décalées de la réalité comme celles de Lucius Shepard, Gregory Benford, Bruce Sterling ; des fantaisies du style de Rudy Rucker, inspirées par le cinéma de Steven Spielberg ; des pavés littéraires quasi asimoviens édifiés par les ex-barons de la nouvelle vague. Par ailleurs, paraissent des romans sous influence qui ne portent plus le nom de SF, ainsi la Forêt des Mythimages de Robert Holdstock, ou Replay de Ken Grimwood. En cela, ils suivent la voie d'auteurs aussi différents que William S. Burroughs et Kurt Vonnegut, Jr. Ceux-ci avaient précocement compris qu'une littérature “en phase” avec les transformations d'une société en évolution n'a pas besoin d'un label pour exister. Tous les affamés d'écriture, les gourmands d'imaginaire, les passionnés de logique spéculative le devinent : la vraie Science-Fiction est en passe de choisir la clandestinité pour se propager à travers le roman telle une MST chez les intégristes. L'autre persiste encore sous ce nom chez les accros de la nostalgie. Ces amateurs d'évasion simple devraient plutôt convenir que nous sommes entrés dans l'ère des sciences-fictions. Vaste programme.