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Quarante-Deux

Philippe Curval : chroniques, entretiens et articles

Jusqu'au bout et au-delà avec Michel Jeury

entretien, Anduze, 1978

Philippe Curval : si tu le veux bien, nous allons remonter quelque vingt-cinq ans en arrière pour demander à Albert Higon ce qu'il pensait de la Science-Fiction à cette époque ?
Michel Jeury : les années cinquante ont été très longues à mon avis et Albert Higon n'a existé que de 52 à 55 puisque je n'ai utilisé ce pseudonyme qu'à la signature d'Aux étoiles du destin. Pierre Versins a d'ailleurs découvert dans Mystère magazine, à la rubrique déclaration de titres, la facétie du jeune auteur que j'étais, rêvant d'écrire des polars, un synopsis intitulé Monsieur Albert Higon.
Ce que pensait Albert Higon à l'époque, c'était très simple : il croyait qu'un peu de SF ferait énormément de bien au roman policier qui s'étiolait.
En somme, tu étais déjà spontanément à la recherche d'une littérature autre ?
Oui, bien que ce fût difficile de lire de la SF à l'époque, surtout pour un petit paysan du Lot et Garonne. Je ne savais pas qu'à trente kilomètres de chez moi, habitait un grand auteur français, Yves Dermèze. Si je l'avais connu, ma carrière aurait peut-être radicalement changé. Le tout premier roman de SF que j'ai lu, dans Sciences et voyage, c'était la Fin d'Ylla, puis dans Coq hardi, la BD Guerre à la Terre et une série anonyme, que je trouve encore assez bonne, Pao Tchéou, le maître de l'invisible.
On en vient tout naturellement à la deuxième question que je voulais te poser : as-tu subi l'influence des pionniers ou as-tu conscience d'avoir seulement démarré après la commercialisation de la SF américaine ?
Ni Verne, ni Wells ne m'ont vraiment influencé ; le premier parce que ses romans de SF étaient rarement publiés pour la jeunesse en ce temps-là, le second parce que je ne l'ai lu que bien plus tard. Prenons Aux étoiles du destin : je l'ai fait en plusieurs étapes ; d'abord, c'était un roman d'aventures que j'avais écrit au collège et que j'avais commencé à retaper. Par la suite, des livres comme le Roi des étoiles de Hamilton, les premiers "Rayon fantastique" ont vraiment déclenché la rédaction de la dernière version. Mais c'est bien loin tout ça.
Ce qui est intéressant, c'est de suivre la filière avec toi, de tenter de voir comment on pouvait devenir un écrivain de SF à une époque où le genre n'existait pas.
Par le roman policier. Il y avait un grand concours à Mystère magazine ; j'ai fait immédiatement une nouvelle. Elle s'est distordue sous mes yeux. À la fin, j'étais terrifié, j'avais fait une nouvelle de SF. Par la suite, j'ai envoyé des textes à Fiction ; ils n'ont pas eu un grand succès.
En somme, c'est grâce à Michel Pilotin que tu es venu au "Rayon fantastique" ? Quel genre de rapports as-tu eus avec lui ?
Difficile ! Pour un auteur de province, on ne correspond que par lettres avec son éditeur. Pilotin m'écrivait des textes poétiques sans grand rapport avec mes préoccupations. Quand je l'ai vu à Paris, j'ai eu un choc en constatant qu'il était noir. À cette époque, il n'était pas évident qu'un directeur littéraire soit de couleur. Je dois dire qu'il m'est devenu très sympathique. Tout s'est mal terminé, avec mon troisième roman qui s'est perdu petit à petit à force de le refaire pour lui et de me décourager de la SF. Il ne me reste plus que le titre, les Écumeurs du silence. Je crois qu'il va reparaître, complètement métamorphosé.
Et maintenant, est-ce que Michel Jeury, même s'il s'appelle encore quelquefois Albert Higon, a conscience d'avoir profondément évolué par rapport à ses débuts ? En gros, a-t-il substitué à son penchant naturel pour la SF la notion de penseur, de professionnel de la SF ?
L'évolution a dû se faire malgré moi. Quand j'ai écrit les Albert Higon, j'avais vingt ans, mais je me sens toujours très proche de ces livres. Ce que je considère comme un épisode assez bizarre de ma vie, c'est l'époque où j'ai fait de la littérature générale, concrétisée par un roman, le Diable souriant chez Julliard, et plusieurs autres manuscrits refusés. Je me disais bêtement, mais je n'étais pas le seul de mon genre, je vais écrire ce que je veux d'une part, faire de grands livres, et par ailleurs, j'écrirai des romans de SF pour vivre. Maintenant, la situation a bien changé : c'est dans les romans de SF que je m'exprime le plus totalement. Ce qui n'a pas changé, c'est qu'il est presque aussi difficile de vivre de sa plume en écrivant de la Science-Fiction que de la littérature générale.
J'ai retrouvé Albert Higon entre 73 et 78 ; je lui ai fait faire des romans pour améliorer l'ordinaire. Tout mon problème a été de réussir progressivement ces deux doubles schizoïdes que sont l'auteur et son pseudonyme, celui qui écrit des œuvres en pleine liberté créatrice et celui qu'on force à faire des romans d'aventures pour vivre. J'ai réussi à combler l'écart entre les deux, maintenant, je suis presque réuni. Je crois que je vais pouvoir saborder Albert Higon.
Quand on s'aperçoit soudain qu'on a dépassé le stade de l'autarcie et qu'on écrit autant pour les autres que pour soi, ne crois-tu pas que le pseudonyme tombe de lui-même ?
Certainement, surtout que j'ai l'impression très nette que l'envie d'écrire pour moi et le souci de le transmettre aux autres se confondent. Il ne me reste qu'une chose rentrée c'est le “grand-roman-paysan” que je n'ai pas fait et qu'il me semble impossible de transposer en SF sans m'éloigner de la réalité et de l'expérience vécue.
Est-ce le roman indispensable pour que Michel Jeury s'épanouisse tout à fait, ou bien un texte que pourrait écrire un autre de tes pseudonymes ?
Non, simplement un petit creux que j'ai.
Tu t'es arrêté d'écrire pendant près de dix ans avant de travailler au Temps incertain. Que s'est-il passé pendant toute cette période ?
C'est une aventure indescriptible parce que très longue. C'est le résultat de plus de dix années d'errance matérielle et intellectuelle. En 1958-1959, au moment du Diable souriant, j'étais instituteur de classe mixte — c'est assez dur. J'ai fait une dépression nerveuse qui a entraîné de nombreux ennuis de santé, y compris une perte sensible de l'audition dans les aigus et des bourdonnements d'oreilles qui ne cessent d'augmenter. Il m'a fallu surmonter tout cela. L'épreuve m'a laissé “exsangue”. J'avais perdu une grande partie de l'énergie créatrice qui m'animait. J'ai voulu refaire de la SF, puisque je venais d'avoir le prix Jules-Verne pour des romans écrits huit ans auparavant. Ni Pilotin ni moi n'en avons été convaincus.
J'ai abandonné l'enseignement, je me suis mis à faire des tas de métiers en pensant que j'en découvrirais un qui me permettrait d'écrire.
L'éternel cul-de-sac !
Bien sûr, l'éternel cul-de-sac. Je n'ai jamais voulu cesser d'écrire, je me suis simplement aperçu un jour que je n'avais plus de production. Par exemple, quand j'étais visiteur médical, le soir, à l'hôtel, je sortais mon cahier ; ça ne marchait pas. La durée des boulots raccourcissait, d'abord un an, puis six mois, un mois, quinze jours. Alors j'ai carrément décidé d'arrêter tout travail régulier. Ce n'était pas à cause du temps qui me manquait ; je disposais toujours d'heures libres. Mais le travail m'asphyxiait.
Alors, je me suis marginalisé. À la façon paysanne. Je suis devenu gardien de château et j'ai réussi à reconquérir la moitié de mon temps. Ensuite, je me suis remis à écrire, n'importe quoi ; c'était très mauvais. Depuis 67, je n'ai pas cessé de noircir des milliers de pages. Progressivement, le Fantastique, au sens large du terme, se réinjectait dans mes bouquins. Je faisais beaucoup de descriptions, j'étais devenu regard. J'ai voulu restituer cela dans un “nouveau roman” ; puis je me suis repris. Je commençais un roman tous les matins.
Un jour, il y en a un qui a pris corps. Je voulais y mettre beaucoup de mon expérience de visiteur médical. Je pouvais enfin le faire. Tout cela s'était décanté.
Sans rapport avec la SF ?
Le hasard a fait que des amis m'ont donné les premières productions de la collection "Ailleurs et demain". Je ne lisais plus que des anciens numéros de Fiction et des Fleuve noir. La découverte de la nouvelle Science-Fiction a été une révélation. Ça correspondait assez bien à ce que j'avais envie de faire. Je crois qu'il n'est plus possible aujourd'hui d'expliquer le cheminement exact qui m'a conduit au Temps incertain ; j'ai jeté les milliers de pages qui pourraient le dire, mais j'ai le sentiment d'un mécanisme interne extrêmement complexe.
Quand ton livre est sorti, beaucoup t'ont comparé à Philip K. Dick. Est-ce que tu renies cette filiation ?
C'est tout à fait justifié ; je suis toujours aussi dickien, même si j'évolue aujourd'hui dans une direction vraiment différente. Le moindre Dick que je lis, même le plus ancien, me procure toujours un choc. J'aime beaucoup des gens comme Herbert, Leiber, les auteurs français en bloc, mais leur lecture ne me procure jamais ce quelque chose que je retrouve chez Dick. C'est la parenté sans doute. Par exemple, je n'étais pas allé à la convention de Metz, l'année dernière, je n'avais donc pas entendu la fameuse conférence de Dick. Eh bien, quand elle est parue dans l'Année de la science-fiction, je me suis jeté littéralement dessus. Je me suis régalé.
Il me semble que Soleil chaud, poisson des profondeurs marque une nette rupture avec tes précédents romans. As-tu conscience de t'être débarrassé dans ce livre d'une quantité de mythes encombrants pour aborder un univers encore plus personnel ?
En effet, c'est ce que j'ai voulu faire ; je ne sais pas si j'y suis parvenu. Déjà, dans les Singes du temps, j'avais repris des travaux antérieurs au Temps incertain, des travaux littéraires qui concernaient mon enfance, mon adolescence, les premières années de ma vie. Il y avait là rupture avec l'univers dickien, si c'est ce que tu appelles un mythe encombrant. Dans Soleil chaud, poisson des profondeurs, j'ai surtout mis au point une nouvelle technique d'écriture, très différente de celle que j'employais auparavant, et qui est ma technique d'écriture actuelle. Plus consciente, plus élaborée, certains diront sans doute plus fabriquée. Par ailleurs, j'ai tenté d'y insérer, sous une forme différente, des choses qu'on ne peut pas dire en SF ; il y a ainsi une microbibliographie à la première personne, dans la manière du Diable souriant. Ce sera le premier volume de la série que j'entreprends maintenant, qui est une sorte d'exploration systématique du futur.
Est-ce que tu n'as pas l'impression que Soleil chaud, poisson des profondeurs, du fait que c'était un roman très différent des autres, n'a pas déconcerté le public ?
À la date de la sortie de ce livre, la grande presse consacrait encore pas mal de colonnes à la Science-Fiction, ce qui a régressé aujourd'hui. Dans l'ensemble, la critique a considéré que j'avais acquis définitivement mon indépendance. Ce qui est positif. Les Singes du temps, c'était l'autonomie interne, Soleil chaud m'a permis d'acquérir un autre statut. Ce qui m'autorisera dans l'avenir à explorer des thèmes dickiens pour lesquels je ressens une attraction morbide. À mon avis, ni Dick ni moi ne parviendrons à les épuiser.
Dans une grande partie de ton œuvre, il est fait allusion à une société idéale. Cependant, ce monde ne s'atteint pas par l'action politique. C'est une sorte de paradis intime qui s'obtient en se refusant à la société. Est-ce pour toi le symbole d'une approche mystique de l'absolu ou, au contraire, une démonstration de l'inefficacité de l'action politique si elle n'est pas menée parallèlement à une révolution individuelle ?
Ce que je voudrais dire, d'abord, c'est qu'il n'y a rien de logique là-dedans ; c'est purement instinctif. Idéalement, en effet, je souhaite démontrer que c'est l'action intérieure qui conduit à la révolution. On peut constater que l'action révolutionnaire, jusqu'à présent, n'a pas apporté grand-chose. Sinon le Goulag. Si l'on veut vraiment amener du neuf, il faut faire du réformisme ponctuel. Je pourrais citer des tas d'exemples. Celui qui me touche le plus, étant donné mes origines, c'est la modification du statut du fermage des petits paysans à la Libération. Voilà quelque chose qui n'a l'air de rien et qui est très important. Tu vois, je serais plutôt un réformisme utopiste. Ces sociétés idéales dont tu parles correspondent à la fois à mon sentiment profond et à ma situation sociale qui a toujours été indéfinissable. J'ai trouvé ici, en Dordogne, un petit havre tout à fait marginal.
Qui est presque parallèle à la vie.
C'est vrai, c'est vrai. Ça correspond très bien à ce que je vois, à ce que je sens. Il y a aussi la tentation mystique, qui est là, en filigrane. En fait, quand je mène mes héros à la victoire par l'action, c'est plutôt pour faire plaisir aux directeurs de collection.
C'est frappant dans le Temps incertain où chaque fois que le personnage, en agissant, va déboucher sur la solution, le temps s'arrête et tout recommence.
Oui, parce que j'ai vécu comme ça. Mes romans correspondent à mon mode de vie. Chaque fois que j'ai été engagé dans une profession, dans une “action sociale”, quelque chose s'est cassé, il y a eu une rupture, un accident. Mais les accidents qui se répètent trop fréquemment ne sont pas des accidents. Je maintiens par ailleurs que les jeunes loups qui prônent l'action pour l'action, tous ces guévaristes mènent un faux combat. On les retrouve aujourd'hui écrivant dans de luxueuses collections où ils exposent leurs états d'âme et leurs échecs. Ils sont partis soulever l'Amérique et, si l'on peut juger à court terme, ils ont abouti au résultat exactement inverse de ce qui était recherché. Je me méfie toujours de ceux qui s'estiment faits pour l'action révolutionnaire, même quand ils réussissent. Quand la révolution aboutit, ils découvrent soudain qu'ils sont faits aussi pour mener le peuple, pour décider à sa place et pour organiser la dictature ; ils y réussissent souvent.
Tu es parvenu à une grande maturité d'écriture. N'éprouves-tu pas le besoin de tout chambouler, de te refaire une nouvelle peau d'écrivain ?
En quoi je ressemblerais à tous les écrivains. Mais je n'ai pas l'impression d'être parvenu à une grande maturité ; j'ai voulu surtout écrire chaque bouquin d'une façon très différente et chaque fois la page blanche m'a posé des problèmes.
Ce changement était autoritaire ; ou était-ce parce que le roman t'y amenait ?
Impossible de séparer les deux mécanismes. En réalité, je n'ai qu'un maître, Stendhal. J'ai quitté mon maître Stendhal il y a quelque temps, surtout dans les Singes du temps où j'ai conduit ma recherche d'écriture le plus loin que j'ai pu. Ce n'est pas le roman que j'aime, mais celui que j'admire car je ne suis plus capable d'écrire comme ça. D'autres ont poussé ce genre de recherches plus loin que moi ou d'une manière différente de la mienne, certes ; c'est une expérience que je ne regrette pas. Aujourd'hui, je suis revenu à mon point de départ. Ce n'est pas la maturité. Il n'est évidemment plus question d'écrire comme Stendhal ; ni comme le Code civil qu'il vantait tant. Ce que je recherche, c'est une écriture sans cesse plus dépouillée où ce qui compte est l'expression, non le style. Et là, je ne me sens pas du tout mûr.
Il me semble que dans certaines de tes nouvelles tu n'abordes pas le récit de la même manière que dans tes romans. Tu y oublies un peu la métaphysique pour te laisser aller à l'impressionnisme. Pourrais-tu concevoir aujourd'hui un roman écrit dans cette optique ?
Il me semble en effet que ces nouvelles sont un peu la genèse de ce que je vais faire, mais ce n'est pas certain. Tu sais comme moi combien les nouvelles sont soumises aux lois de l'édition et qu'on ne peut pas proposer un texte à n'importe quel rédacteur en chef. C'est la raison pour laquelle les nouvelles sont d'un ton différent de celui des romans. Je ne suis pas le seul chez qui on peut constater cela. Paradoxalement, je me sens très libre en écrivant des nouvelles.
Est-ce que ça ne te plairait pas d'exercer pleinement cette liberté en écrivant des recueils de nouvelles ?
Si, j'ai justement deux cycles en préparation. Le premier, c'est celui de la géoprogrammation. Une nouvelle est déjà parue dans Futurs nº 1 ; la deuxième est en cours de rédaction…
Elle s'appelle "les Négateurs" et paraîtra dans le nº 6 de Futurs.
Le second cycle, c'est celui des Magnifiques. Ce sont des hôtels. Ce sera l'histoire du futur à travers la vie et la mort d'une chaîne d'hôtels. Le problème est que j'écrive ces nouvelles séparément, sans avoir l'impression de faire un livre. Sinon, ce sera perdre la saveur de l'instant privilégié que constitue une nouvelle. Un roman c'est lourd et risqué. On éprouve plus de griserie à conduire une petite voiture de sport avant l'alcotest qu'un grand camion.
À propos de camion, Poney-dragon, ton dernier roman, a rencontré de grosses difficultés avant d'être accepté par le quatrième ou cinquième éditeur à qui tu l'as proposé. À quoi l'attribues-tu ?
C'est la vie ! Je ne suis pas le seul à qui ce soit arrivé. On ne peut pas dire qu'un écrivain vive dans la sécurité. Pourtant, depuis que Gérard Klein puis les autres éditeurs de SF ont fait supprimer le droit de préférence dans les contrats, ce n'est plus le bagne.
Mais ne crois-tu pas que le système archaïque et paternaliste du droit de préférence, où l'éditeur s'engageait réellement à publier toute la production d'un écrivain — je parle de ce qui se pratiquait avant 1950 — n'était pas préférable pour quelqu'un qui ne vit que de ce qu'il écrit, comme toi ?
En théorie. Mais ce principe n'était appliqué qu'à de rares privilégiés. Ce qui se passe, avec le droit de préférence, c'est que l'auteur est bloqué dans un couloir et qu'il ne peut en sortir que lorsque l'éditeur veut bien lui ouvrir la porte. Pour un écrivain qui veut manger tous les jours, c'est un peu maigre.
Quel genre de rapports entretiens-tu avec les éditeurs ?
Les mêmes que les tiens sans doute. Ce dont je souffre, c'est du travail de réécriture que certains m'imposent. Je ne dis pas que cette “collaboration” n'aboutisse pas souvent à de bons résultats. Le fait de voir son roman par les yeux d'un autre permet souvent de l'améliorer. C'est un fait. Par contre, cette pratique rogne les “ailes de l'écrivain” parce qu'elle conduit tout doucement à son autocensure.
Compte tenu de tout ça, quels sont tes projets actuels ?
Deux romans qui sortent cet automne, le Monde du lignus dans la collection de Gérard Klein, "l'Âge des étoiles". C'est sans doute mon premier vrai roman d'aventures, celui qui se rapproche le plus du space opera. J'ai eu beaucoup de plaisir à l'écrire. J'ai innové en y plaçant des extraterrestres. Pourquoi n'en créerais-je pas moi aussi ? Et puis Poney-dragon qui sort chez Kesselring. Il y a aussi le Territoire humain qui paraîtra dans "Ailleurs et demain". Ce roman se situe après la civilisation nucléaire. Il devait faire partie d'un cycle, mais comme j'ai commencé par la fin et que j'ai décrit tout ce qui se passait avant, je n'ai plus du tout envie de recommencer au début. Une nouvelle de ce cycle est déjà parue dans Alerte, nº 2 : Territoire indien, territoire humain. Enfin, je prépare un roman qui s'appelle Micro-Climat.
Tu bouillonnes d'invention !
J'ai décidé d'abandonner pour l'instant la critique, parce que j'ai des problèmes de vision et que je dois économiser ma vue. J'ai donc plus de temps pour me consacrer à mes propres projets.
Je voudrais maintenant te poser une ou deux questions relatives à ton rôle public. Lovecraft a, dit-on, écrit cent mille lettres dans sa vie. On chuchote que tu es en train de suivre ce chemin. Qu'en penses-tu ?
Je n'arriverai jamais au quart de la moitié de ce nombre ; il est vrai que j'ai écrit pendant longtemps, régulièrement, une lettre par jour, ce qui fait presque quatre cents par an. Mais c'est explicable. Pour un Parisien, avec cinquante centimes, il est possible de communiquer par téléphone avec n'importe qui. Pas pour nous.
J'ai lu récemment dans un fanzine que la gentillesse et l'attention que tu portais aux jeunes auteurs étaient suspectes tant elle était systématique. Comment reçois-tu ce genre de perfidie ?
J'ai été un jeune auteur très isolé et j'ai une faculté toute latine de me mettre dans la peau des autres. J'essaye simplement de faire ce que personne n'a fait pour moi. Je suis très curieux de ce qui s'écrit de neuf — c'est un travers naturel. Aussi je m'intéresse à ceux qui l'écrivent, jeunes ou plus vieux. À ses débuts, un écrivain est très fragile ; il suffit d'un rien pour qu'il se décourage ou qu'il change. En fait, j'apporte très peu, simplement quelques bonnes paroles à un moment délicat.
À ce propos, les fans et les fanzines te paraissent-ils être un mal nécessaire ou une pépinière de talents ?
Les fans et les fanzines existent, c'est une évidence. Je ne crois pas qu'il y ait un phénomène semblable dans n'importe quel autre genre de littérature. Il y a des fanzines bien et mal faits, des fans plus ou moins sympathiques. Tout cela ressemble à s'y méprendre à n'importe quel milieu pris isolément. Je ne suis pas sûr que le fandom soit une pépinière de talents, mais c'est certainement un stimulant pour les jeunes auteurs isolés. Les impératifs commerciaux des éditeurs professionnels étant ce qu'ils sont, ces revues d'amateurs ont certainement un rôle à jouer. Bien sûr, il y a aussi les ragots. Moi, j'habite dans un petit village où l'on en colporte des tonnes ; alors, je dis que le fandom transforme le milieu de la SF en village. Ce n'est pas péjoratif dans mon esprit. La vie y est passionnante. Et comme dans les villages, on reçoit le journal local : ce sont les fanzines. Il y en a d'exécrables et d'excellents. Ailleurs & autres, par exemple, qu'on lit maintenant tous les quinze jours, est une revue pleine de vie.
En guise de conclusion : comment vois-tu l'avenir de la SF en général et du tien en particulier ?
L'avenir de la SF ? On pourrait par exemple le demander aux lecteurs de Futurs. Après tout, ils le feront pour une très grande part. Aussi aux éditeurs. Quant au mien, il est assez limpide : j'espère écrire. Je crois avoir joué un certain rôle, à un moment donné de l'évolution de la SF. À cette époque, j'écrivais surtout pour moi. Il fallait absolument que je le fasse. Je crois que, dans l'avenir, j'essayerai de communiquer plus totalement avec le lecteur à travers mes œuvres.

Philippe Curval & Michel Jeury, Futurs, [1re série], nº 5, novembre 1978