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Quarante-Deux

Philippe Curval : chroniques, entretiens et articles

Entretien avec Robert Sheckley

Paris, 1985

Cet entretien original a eu lieu d'une manière qui ne l'est pas moins. Nous étions réunis, Robert Sheckley, Élisabeth Gille et moi, autour d'une table ronde de style Louis XVI après la décapitation. J'ai écrit mes questions à la machine ; Élisabeth les a traduites ; Bob a tapé ses réponses sur sa “Little Brother”. Élisabeth me les a traduites et ainsi de suite. Aucune correction n'a été apportée à cet entretien en direct de la frappe électronique à nouveau traduite pour la publication par Daniel Riche. Les seuls regrets qu'on puisse avoir à son sujet, c'est qu'il ne soit pas plus long.

Philippe Curval : certains disent que vos nouvelles seraient directement inspirées de Lewis Carroll ; j'ai plutôt l'impression que vous avez subi l'influence du dessin animé. Qu'en pensez-vous ?
Robert Sheckley : ni l'un ni l'autre, bien que je les aime tous les deux.
Ne vous sentez-vous pas vous-même un personnage de dessin animé ?
Si, très souvent, mais ça n'est pas nécessairement une sensation agréable.
Quand vous vous êtes engagé dans l'armée, était-ce pour tuer enfin Pussy Cat ou pour protéger le canari jaune ?
Je suis entré dans l'armée pour une raison que j'ai depuis longtemps oubliée. Quelle que fût cette raison, je n'ai jamais tué ni protégé quoi que ce soit.
Lorsque vous étiez en Corée pour garder le 380e parallèle, quelqu'un a-t-il essayé de vous le faucher ?
Oui. En fait, depuis mon passage, personne n'a plus jamais entendu parler du 380e parallèle. C'est l'un des grands scandales méconnus de ce temps.
Par deux fois, en travaillant dans l'aéronautique et plus tard à Omni, vous avez occupé un emploi stable. Était-ce pour vous asseoir dans un fauteuil, pour souffler un peu, ou pour regarder le monde derrière les vitres d'un bureau ?
C'était pour m'essayer à un style de vie différent. Je m'étais toujours demandé ce que peuvent faire les cadres qui travaillent à New York. J'ai découvert qu'en fait, ils s'installent dans des fauteuils et regardent à travers la vitre. On a une très belle vue sur Manhattan. C'est vraiment ce qu'il y a de plus intéressant dans le fait de travailler là-bas.
Votre première nouvelle, "Final examination", est parue en 1952. Était-ce la première que vous aviez écrite, ou aviez-vous déjà des stocks ?
C'est la première histoire que j'ai vendue. J'en avais beaucoup d'autres que j'essayais de vendre. Cela faisait d'ailleurs déjà quelques années que j'essayais de vendre des histoires mais je ne m'y étais encore jamais pris réellement sérieusement.
Aviez-vous subi d'autres influences littéraires que celles de la SF à cette époque ?
Oui, plusieurs. Il m'est difficile de me rappeler aujourd'hui tous les livres qui m'ont influencé. J'ai été un lecteur vorace dès ma plus tendre enfance. Parmi les auteurs dont je me souviens à présent, je peux citer Victor Hugo, Nietzsche, Hemingway, Stephen Crane, Hart Crane, O. Henry, Schopenhauer, et cette liste est loin d'être close.
Qu'est-ce qui vous intéressait dans la SF, la science, la fiction, les deux ensemble ou tout à fait autre chose ?
Ce qui m'intéressait, c'était à la fois la science et la fiction. La science me fascinait et je regrettais seulement de ne pas être capable de l'aborder par le truchement des mathématiques plutôt qu'en recourant à une série de concepts provocateurs. La fiction dans la SF relevait de la littérature d'évasion et j'avais le sentiment qu'il existait beaucoup de choses dont il fallait que je m'évade.
La seconde nouvelle publiée, "une Race de guerriers", semble indiquer, pour vous, que le principal souci de l'homme était la création de la femme. Après, vous n'avez presque plus jamais parlé de ce problème. Pourquoi ?
Je pense que les femmes jouent un rôle important dans certains de mes romans bien que ce ne soit pas le cas dans mes nouvelles. Je ne me suis jamais senti suffisamment armé pour traiter des problèmes qui concernent les femmes. Comme Freud, je ne suis jamais parvenu à comprendre ce qu'elles veulent. Cela ne m'empêche cependant pas de les trouver très désirables. Il est vrai que le sexe occupe une place tout à fait négligeable dans ce que j'écris. En plus de ce qui relève de ma modestie naturelle, j'ai l'impression que lorsque l'on traite explicitement de sujets relatifs au sexe, cela polarise l'attention du lecteur et le détourne de tout ce que vous pouvez lui raconter par ailleurs. J'aime bien que ce dont je parle occupe le devant de la scène.
Êtes-vous toujours convaincu que les femelles modèle “vrai pionnier américain” ont un centre de gravité trop bas ?
Le centre de gravité des femmes est situé exactement là où il doit être. Cela ne m'est cependant pas d'un grand secours.
Je ne sais plus exactement en quelle année apparaissent les personnages d'Arnold et de Gregor mais leurs aventures me semblent d'une essence différente de celles de vos autres histoires. Êtes-vous d'accord ?
Je ne pense pas qu'elles soient d'une essence différente. Certaines des meilleures histoires mettant en scène Arnold et Gregor m'ont permis de traiter des sujets que j'avais déjà utilisés dans d'autres récits ayant eu moins de succès. Leur sort leur confère quelque chose d'abstraitement sympathique. Ici, le sens commun n'a pas de prise.
Arnold et Gregor ne représentent-ils pas deux des faces de votre personnalité littéraire, l'idéaliste suicidaire et le velléitaire entreprenant ?
Je ne doute pas un seul instant qu'Arnold et Gregor représentent des aspects de ma personnalité. Il semble impossible d'éviter de représenter certains aspects de vous-même au travers de vos personnages. Une divine providence a cependant décrété que nous serions incapables de savoir ce que nous faisons réellement. Je n'ai aucune idée de ce qu'Arnold et Gregor représentent, si tant est qu'ils représentent quelque chose.
Ce qui me fascine dans les nouvelles dont ils sont les héros, c'est qu'ils sont véritablement increvables. Avez-vous des dispositions pour l'éternité ?
Non, mais j'aime à penser que je suis doué pour la comédie ou, du moins, que j'en connais les règles de base. Ce que je veux dire par là, c'est qu'il ne faut pas que des choses horribles se produisent si vous voulez faire rire les gens.
Est-ce pour cette raison que vous avez écrit des textes euphorisants comme les Erreurs de Joenes ou "un Billet pour Tranaï".
Ces textes n'ont été écrits pour aucune raison particulière. Il n'y a jamais rien qui me pousse à écrire un livre si ce n'est le désir que je ressens de le faire. Je pense qu'un livre traduit l'état d'esprit dans lequel on se trouve ainsi que la nature de nos préoccupations à un moment donné, bien que sous une forme déguisée.
Cependant, j'ai toujours considéré que "les Spécialisés" était la plus belle de vos utopies, parce qu'elle recelait un véritable espoir en l'Homme de demain. Avez-vous des projets pour l'an 3000 ?
Je me souviens des "Spécialisés" avec tendresse parce que le plan de l'histoire se tenait extrêmement bien. En l'an 3000, j'espère que je serai en train de taper sur une machine à écrire quelque part.
Vous dont la passion pour le paradoxe est bien connue, pourquoi n'abordez-vous presque jamais ceux qui concernent le temps ? Est-ce parce que vous craignez les fins malheureuses ?
Non, c'est parce que je n'en ai pas le temps. Au sens le plus littéral qui soit. Il faut qu'un paradoxe s'impose à vous de lui-même. Le thème des jeux avec le temps ne s'est jamais manifesté auprès de moi.
Vous arrive-t-il parfois de vous rêver en extraterrestre ?
Quand je me souviens de mes rêves, ils sont très banals. Je me rends quelque part en métro ou bien j'attends le bus. Mon rêve, c'est ma vie.
Cela vous permet-il d'affirmer que les extraterrestres sont toujours de couleur vive ?
C'est à cause d'une convention si les extraterrestres sont toujours de couleur vive. Les extraterrestres de couleur terne sont une variante sur le thème de la couleur vive, mais je ne l'accepte pas.
Vous plairait-il de consacrer une partie de votre temps à inventer le réducteur d'angoisse General Motors, ou un autre appareil de ce genre ?
J'aimerais beaucoup qu'une société comme la General Motors m'engage pour rêver pour eux. S'ils acceptent mes conditions, ce pourrait être une bonne affaire pour chacun de nous.
Vous qui faites souvent des voyages en bateau, pensez-vous qu'ils sont favorables à l'imagination ou croyez-vous qu'un écrivain de SF ne peut produire qu'en vaisseau de l'espace ?
Les vaisseaux spatiaux qui me permettent de donner le meilleur de ma production sont illicites. Les voyages ne vous aident pas à trouver l'inspiration ni la manière de vous y prendre lorsque vous écrivez. Rien ne peut vous y aider. Que vous restiez chez vous ou que vous voyagiez, écrire est toujours quelque chose de difficile, voire, parfois, d'impossible.
Quelqu'un a dit : « Les solutions sont les enfants prématurés de l'esprit. ». Il me semble que c'est un peu la devise de vos personnages lorsqu'ils refusent d'accepter la réalité.
J'aime bien cette citation. J'ai toujours estimé que les solutions sont toujours l'ultime recours des esprits étroits. L'ennui avec les solutions, c'est qu'elles ne résolvent rien. Ou que ce qu'elles résolvent n'est pas adaptable à votre situation. Les solutions sont source de bonnes comédies, cependant.
Est-ce par refus de la société de consommation que vous prêtez aux objets des intentions sournoises, ou parce que vous êtes de religion “animiste” ?
Je dirai que je me situe au-delà de tous ces points de vue. Je ne regrette pas la société de consommation. Il me semble simplement impossible d'obtenir en même temps tout ce dont vous avez besoin pour jouir pleinement de cette société. Il vous faut une maison, de l'argent, des femmes, du travail, etc., et tout cela en même temps. Et puis, c'est une société que je ne comprends pas. Je crois que c'est parce que je la trouve trompeuse et malhonnête. Et bien sûr, les objets ont une âme. Ce sont les gens qui n'en ont pas.
Dans "le Vieux rafiot trop zélé", il me semble que vous ridiculisez les trois commandements du robot. Est-ce pour vous attaquer à Isaac Asimov ou pour condamner un certain optimisme vis-à-vis de la technologie ?
Il existe une troisième solution de rechange. Il se peut que j'aie voulu démontrer quelque chose au sujet des Arméniens.
Si vous envisagiez une machine à laver comme une fée et un moule à gaufre comme un prince charmant, pourriez-vous écrire de l'heroic fantasy ?
Il m'est absolument impossible d'imaginer des choses de ce genre. Tout cela n'a absolument aucun sens. Par ailleurs, si vous écrivez des choses semblables, vous ne pouvez pas écrire d'heroic fantasy. L'heroic fantasy repose sur l'interprétation littérale d'un univers fantastique.
"La Clé laxienne" fait de vous l'un des premiers écologistes contestataires. Avez-vous conscience d'être à l'origine d'un mouvement ou bien étiez-vous porté par l'état d'esprit de votre entourage ?
"La Clé laxienne" s'inspirait d'un conte populaire de la Baltique, une histoire étrange expliquant pourquoi la mer est salée. Le problème consistait à traduire ça en termes modernes et à faire en sorte que les gens rient.
"La Septième victime" a été votre première nouvelle adaptée au cinéma. Que pensez-vous de cette adaptation ?
Pas du bien. On aurait dû me demander d'écrire le scénario.
Et des autres ?
Comme on dit dans certaines régions d'Amérique : « Elles ne méritent même pas la poudre qui pourrait les envoyer en enfer. » Non, vraiment, il m'est difficile de porter un jugement sur des sujets de ce genre. Une œuvre qui existe sous une forme ne se transcrit jamais bien dans une autre.
Avez-vous une histoire qui vous serait chère à porter à l'écran ?
N'importe laquelle.
Avez-vous travaillé sur des scripts de cinéma ou de télévision ?
Oui. J'ai écrit une quinzaine d'épisodes d'une demi-heure d'une série télévisée américaine des années 50 intitulée Captain Video. J'ai été engagé par Paramount Pictures pendant un mois sans parvenir à comprendre ce que j'étais censé faire. J'ai écrit soixante “histoires de cinq minutes” pour l'acteur britannique Basil Rathbone. En ce moment, je travaille sur un scénario tiré d'une de mes histoires mettant en scène le service de Décontamination planétaire A.A.A. Ace, "une Tournée de laitier…", pour la télé anglaise.
Auriez-vous aimé mettre en scène vous-même vos propres films ?
Sûr.
Que pensez-vous en général de la Science-Fiction au cinéma ?
Je n'ai pas d'avis général que je pourrais résumer en une phrase ou même en un long paragraphe. J'aime le cinéma. Il y a des films de SF que j'aime bien. Les autres sont simplement de mauvais films. Ou qui ne me conviennent pas. Mais j'espère qu'on ne me demandera pas de démontrer que ce qui ne me convient pas est mauvais.
Pour revenir à la littérature, certains ont écrit que "le Labyrinthe de Redfern" faisait de vous un auteur plus proche de Jorge Luis Borges ou de Franz Kafka que de Fredric Brown ou de Henry Kuttner ; êtes-vous de cet avis ?
Kuttner et Fred Brown comptent certainement parmi les premiers écrivains qui m'ont le plus influencé. Plus tard, j'ai été très impressionné par Kafka et par Borges, entre autres. "Le Labyrinthe de Redfern" a sans doute subi leur influence.
Mainstream et Science-Fiction sont-ils pour vous des genres différents ?
Pas vraiment, ou pas nécessairement. Il existe bien un genre spécifique appelé Science-Fiction, mais les deux se recoupent fréquemment.
Un livre comme Options ne marque-t-il pas une volonté de vous distancier par rapport à la SF ?
Cela m'intéresse de faire des choses à l'extérieur de la SF ou d'essayer de retrouver l'esprit de la SF dans des formes non-SF. Options a représenté une tentative pour donner forme à des fragments ou plutôt pour les semer là où il leur plaisait de tomber à la recherche d'un principe unificateur auquel il était impossible d'accéder d'une autre manière.
Dans la critique que j'avais faite à son propos, j'écrivais : « À mesure qu'il avance en expérience, l'Homme voit l'inconnu reculer sans cesse devant lui et l'accumulation de ses connaissances ne forme pas un tas plus gros et beaucoup plus significatif qu'à l'instant de sa naissance. Le choix d'un destin se fait de plus en plus difficile au point qu'il conduit Sheckley à douter de sa propre identité. ». Êtes-vous d'accord avec cette analyse ?
Voyons d'abord l'image. L'inconnu qui recule. Oui. C'est tout à fait ce que je ressens. Ce qu'il reste à découvrir continue de s'éloigner. Et la somme des connaissances d'un Homme est un point qui se déplace avec lui de nulle part vers nulle part, et l'Homme n'en apprend jamais plus que ce qu'il savait déjà. C'est une vue qui donne le vertige. Il n'en découle cependant pas logiquement que chaque Homme devrait s'interroger sur sa propre existence. C'est la logique de l'absurde qui provoque un tel examen.
Avez-vous récemment acquis la certitude que la durée d'une vie humaine ne suffit pas à réaliser ses rêves, ou en étiez-vous déjà certain lorsque vous avez commencé à écrire ?
Une vie humaine n'est qu'un moment qui se déplace dans le présent. Il est impossible de généraliser sur un sujet pareil. C'est à chacun de découvrir pour lui-même des raisons à sa propre existence, puis de décider s'il a accompli ce qu'il devait faire ou non.
Selon des études plus ou moins sérieuses, au début du siècle, les gens riaient en moyenne huit minutes par jour ; maintenant, ils ne rient plus que six. Combien de temps croyez-vous qu'ils riront au xxie siècle ?
Au xxie siècle, plus personne ne rira, sauf lors de circonstances spéciales. L'autorisation de rire sera un prix décerné à l'occasion de loteries nationales mais le lauréat recevra un permis de rire pour une durée ne dépassant pas trente secondes. Il ne profitera pas de son rire mais il prétendra le contraire, même envers lui-même.
Pensez-vous que le rire permet d'échapper au standard nightmare ?
Il n'y a aucun moyen d'échapper au standard nightmare. Mais il existe des moyens pour vous faire oublier que vous êtes dedans. Le rire fait partie de ces moyens.
Croyez-vous que l'écriture ne soit qu'une attitude de sauvegarde individuelle ou pensez-vous qu'elle puisse aider les autres à s'échapper ?
Les deux sont vrais. L'écriture est une cuirasse. Mais les écrivains contribuent à aider les autres à s'échapper. Il nous arrive de glisser de temps à autre un message aux occupants de la prison, mais nous ne leur donnons jamais la clef.
Préparez-vous de nouvelles évasions ?
Eh bien, je travaille sur celles-ci avec mon sérieux habituel. Quand il y aura de nouveaux moyens d'évasion, ou de nouveaux endroits où s'évader, je viendrai vous en parler.

Philippe Curval & Robert Sheckley, Science-Fiction, nº 4, juin 1985