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Gérard Klein : choix d'articles

René Magritte, poète de la discontinuité

Première parution : Fiction 161, avril 1967

Il est une forme de peinture ou de dessin que l'on peut qualifier de littéraire. Le terme, il y a quelques années ou quelques décennies, eût semblé péjoratif. Car le jugement collectif, c'est-à-dire le goût du public qu'expriment plus ou moins fidèlement les critiques, se porte alternativement sur la recherche d'une émotion esthétique, affective, ineffable, quelquefois dionysiaque dans son débordement, et sur celle, presque antithétique, d'une construction, d'une énigme à la fois résistante et transparente, d'un problème intellectuel. Il serait sans doute possible de montrer que ces rythmes correspondent à ceux des sociétés. Aujourd'hui, cette peinture littéraire acquiert une nouvelle fois un entier droit de cité. Je n'entends pas par peinture littéraire une peinture narrative, car bien des toiles émotionnelles “racontent” un événement, mais une peinture qui pose dans sa structure même un problème sémantique, un problème de langage, comme l'écrivait ici même Anne Tronche [1]. Le langage est, entre autres, une façon d'organiser les choses. Aussi la peinture fantastique peut-elle être considérée pour l'essentiel, sinon dans sa totalité, comme une peinture littéraire, puisque chaque artiste fantastique doit s'inventer un langage qui lui permette de rendre compte, en termes apparemment clairs, d'une réalité différente de l'habituelle.

L'œuvre de René Magritte, l'un des plus remarquables peintres fantastiques et surréalistes de notre temps, n'échappe pas à cette donnée, comme l'ont montré à l'envi les deux excellentes expositions qu'a consacré, à quelques mois d'intervalle, la galerie Alexandre Iolas [2] à des toiles récentes. La dernière de ces expositions s'est tenue du 10 janvier au 11 février 1967.

On a souvent insisté sur les objets familiers de Magritte qui reviennent avec obstination dans ses œuvres : nuages, oiseaux, fenêtres, rochers, pipes, pommes, chapeaux, silhouettes humaines, vêtements, corps de femmes. Ces objets, a priori ordinaires, sont en quelque sorte les mots dont se sert Magritte. Il les peint, comme dit Anne Tronche, avec courtoisie, sinon avec application.

Mais je voudrais attirer l'attention sur la syntaxe particulière qui régit l'organisation de ces “mots” et sur un aspect de la peinture de Magritte qui élucide à mon sens au moins une partie de l'énigme qu'il nous propose. Cet aspect est celui de la discontinuité dans l'espace, de la rupture entre tel objet et son environnement, considérés selon les canons habituels, ou à l'inverse, ce qui revient au même, de la continuité abusive et par là fantastique. Les dernières toiles de Magritte, celles précisément qu'on a pu voir boulevard Saint-Germain, établissent à merveille cette proposition.

Il y a discontinuité éclatante dans le Pèlerin où une tête d'homme, décalée vers la gauche, laisse apparaître un vide entre le chapeau et le vêtement qu'on peut attribuer au personnage, et qui flottent eux-mêmes dans le vide.

Cette discontinuité est à la fois plus évidente et plus subtile dans cette silhouette d'oiseau emplie de nuages qui traverse un ciel lourd (la Grande famille, le Retour) ou, à l'inverse, dans cette colombe d'argile qui plane dans un ciel vespéral (l'Idole). La rupture entre la forme et son contenu se trouve soulignée, encore plus nettement peut-être, dans ces oiseaux végétaux, aux nervures de feuillage, qui se dégagent à peine d'un buisson (les Grâces naturelles, les Compagnons de la peur). Ailleurs, une silhouette humaine, découpée dans un fond sombre qui la définit, laisse apparaître un paysage où flottent dans le ciel les yeux, le nez, la bouche du personnage (le Musée du roi). Ailleurs encore, ces mêmes traits du visage, isolés, se superposent sur une perspective de montagnes (Tous les jours). Un paysage de pommiers au printemps se détache à l'intérieur de la silhouette d'un bouquet de fleurs disposé dans un vase qui appartient lui, semble-t-il, à la réalité immédiate (le Plagiat).

La rupture est parfois triple. Ainsi, très évidemment, dans le Panorama populaire, où l'on voit un rivage comme découpé à la scie surmonter une forêt qui recouvre elle-même l'amorce d'une rue : trois sols, trois univers empilés. Dans le Baiser, sur un paysage peuplé d'arbustes se superpose la silhouette d'un rocher aisément reconnaissable dans d'autres toiles, qui enclôt elle-même une étendue désertique où s'alignent pierres et formes géométriques.

Ce que j'ai appelé les continuités abusives constitue l'autre versant de cette poésie de la rupture. Ainsi, la sirène inversée, tête de poisson et jambes de femme, de l'Invention collective ; la tour à la brèche qui s'achève en racines d'arbre de la Folie Almayer ; le visage du Viol dont les yeux sont des seins, le nez un nombril et la bouche un sexe de femme ; les brodequins terminés par des doigts de pieds du Modèle rouge, thème repris, mais cette fois sous la forme de souliers féminins accompagnés d'une robe suspendue à un cintre, d'où jaillissent des seins nus, dans la Philosophie dans le boudoir ; cette forêt qui culmine en muraille de castel dans la Vie antérieure ; et enfin ce poisson-cigare dans l'Hommage à Alphonse Allais.

Cette discontinuité peut s'inscrire aussi dans la distribution de la lumière. Un réverbère éclaire à peine la façade d'une maison plongée dans la nuit, où brillent deux fenêtres, et qui se reflète dans l'eau sombre d'un canal, entre de sombres bouquets d'arbres, tandis qu'un ciel diurne, clair, où passent des nuages sereins, surmonte ce paysage nocturne (l'Empire des lumières). L'opposition entre le jour et la nuit est ici si évidente que la réflexion doit aider l'œil à saisir la nature de l'étonnement [3].

Plus inquiétantes encore sont les perspectives trompeuses : celle du paysage qui, inscrit dans le cadre d'une fenêtre, se poursuit sans solution de continuité sur la toile posée sur le chevalet devant cette fenêtre (la Condition humaine, les Promenades d'Euclide, l'Appel des cimes) ; celle de ces quatre toiles accrochées sur un mur qui, quoique distinctes, encadrées, prolongent chacune le même ciel peuplé de nuées, comme si elles étaient autant d'ouvertures ; celle aussi de ces éclats d'une vitre qui continuent à porter les fragments du paysage que l'on aperçoit par la croisée brisée ; celle enfin, terrible, de cette fenêtre au travers des carreaux de laquelle apparaissent les nuages d'un ciel serein, mais qui s'ouvre sur un noir néant (la Lunette d'approche).

Dans d'autres œuvres de Magritte, la discontinuité, la rupture, sont plus symboliques. Je n'ai voulu citer ici que quelques-unes de celles où elles sont littérales, où elles manifestent la coexistence, voire l'interpénétration, d'univers différents.

Que signifie, que peut signifier, cette poésie de la discontinuité, cette magnification de la rupture entre l'objet et sa nature, entre l'univers et son fragment, entre la forme et sa matière ? Je crois que la clé de cette énigme réside dans deux œuvres de Magritte dont les titres pour une fois sont clairs, en quelque sorte décryptés. La trahison des images représente une pipe, énorme, classique, évidente, qui surmonte l'inscription qui la nie « Ceci n'est pas une pipe. ». Dans le Problème de l'espace, une silhouette d'homme, irréelle, sans épaisseur, dessinée à gros traits sur un mur de briques lui-même schématique, fume une pipe vériste dont l'ombre se discerne sur le mur. La filiation avec Dada, avec le surréalisme, est certes ici évidente. L'image n'est pas l'objet qu'elle représente, souligne et proteste Magritte. Elle est œuvre et objet en elle-même.

Mais de ces deux toiles se dégage une signification plus profonde, un défi à l'ordre habituel du langage et des significations. Nous organisons communément le monde, semble dire Magritte dans toute son œuvre, selon certaines lignes de rupture : nous distinguons l'oiseau du ciel. Mais il peut en exister d'autres qui soient ni plus ni moins vraies que celles dont nous avons l'habitude. L'oiseau peut être le ciel. Nous classifions selon ce que la nature semble nous proposer, mais ces classifications n'ont qu'une valeur humaine, dérisoire, éphémère, eu égard à la continuité évidente de la nature. Qu'est-ce qu'un objet hors de son environnement, qu'un individu hors de son milieu, sinon une abstraction dépourvue de sens, un mot tombé d'un dictionnaire et par là indéchiffrable ?

Les divisions inhabituelles, les solutions originales de l'espace (aux deux sens du terme, celui de séparation et celui de résolution) qui laissent apparaître d'autres possibles, d'autres réels non moins vraisemblables que le quotidien, sont l'apanage des auteurs fantastiques, écrivains, dessinateurs ou peintres, et aussi celui des mathématiciens qui ont fourni aux physiciens les moyens de bouleverser notre image du monde. Aussi on comprend que le Scientific American ait choisi une toile de Magritte, la Lunette d'approche que j'ai tenté de décrire, pour illustrer la couverture de son numéro de septembre 1964 consacré aux "Mathématiques dans le monde moderne", avec cette légende : « Ce tableau est le symbole de cet aspect particulier des mathématiques qui propose des concepts nouveaux sinon subversifs, afin d'élaborer de nouvelles structures mathématiques. On peut croire un instant, puisque la fenêtre s'ouvre sur le néant, que la scène (le ciel nuageux) est peinte sur les vitres. Mais attention, on peut apercevoir l'encadrement de la fenêtre au travers du verre. »

Et d'où surgit-elle, cette amazone qui se glisse non seulement entre les arbres d'une forêt, mais derrière une portion du paysage encadrée par deux troncs, sinon d'un univers parallèle (le Blanc-seing) ?

Je n'ai voulu présenter au total, dans cet article, qu'une des clés possibles de l'œuvre de Magritte, sans prétendre l'épuiser, ni lui ôter rien de son mystère. Il en est d'autres, historiques, psychologiques, voire psychanalytiques, qui se fonderaient sur l'époque du peintre et sur son destin. Mais j'ai tenté, ce faisant, de réagir contre l'une des tendances les plus fâcheuses de la critique picturale présente, qui consiste à osciller entre la paraphrase et le délire, au nom de l'indicible ou de la phénoménologie. Un peintre, comme un écrivain, est un homme qui tente de dire ce qu'il sait, ce qu'il sent du monde, ce que le monde est pour lui, au travers de son effort. Et je rapporte ici ce que, dans un dialogue muet, René Magritte m'a dit, depuis les cimaises du boulevard Saint-Germain et les pages du livre de Waldberg.

Notes

[1] Fiction 148 : "Revue des arts".

[2] 196, boulevard Saint-Germain. Une lithographie de Henri Deschamps, d'après la toile de Magritte l'Idole, et un catalogue ont été édités à l'occasion de la dernière exposition.

[3] On trouvera une reproduction en couleurs de cette admirable toile qui ne figurait pas, pour autant que je me souvienne, dans les expositions précitées, dans le numéro 2 de la revue belge Progrès, page 39.