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Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Gérard Klein : à l'auteur inconnu 4

Gérard Klein

À l'auteur inconnu 4

Première parution : NLM 14, avril 1989

On peut considérer l'écrivain selon trois points de vue différents :
on peut le considérer comme un conteur,
comme un pédagogue et comme un enchanteur.
Un grand écrivain combine les trois.

Vladimir Nabokov

L'artiste travaille aujourd'hui sans filet aucun. Il va tenter de vous dévoiler les arcanes de son art, en bref, de répondre à la question que posent implicitement ou explicitement à un moment quelconque presque tous les auteurs de manuscrits : « Docteur, que dois-je faire ? », tout en se bouchant énergiquement les oreilles.

Il utilisera bien plus souvent la négation que l'affirmation, car il est plus facile de définir ce qu'il ne faut pas faire que d'enseigner ce qu'il faut faire. Il demeurera cruellement conscient qu'à toutes ses exhortations et démonstrations, on pourra toujours opposer un contre-exemple. Il va tenter cependant de dire ce qui le démange depuis longtemps, à savoir ce qui ne va pas dans la Science-Fiction française et qui fait qu'elle est loin d'obtenir une part raisonnable de l'audience du genre. Il est clairement entendu qu'il ne sera en effet question ici que de SF et non de poésie, de livres de cuisine ou d'atlas géomantiques, catégories également respectables mais auxquelles les préceptes énoncés ne sont pas nécessairement supposés s'appliquer.

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La première constatation pénible dans l'exercice de l'écriture est que le texte rencontrera tôt ou tard un lecteur et qu'il doit plaire à ce lecteur ou plus précisément encore le séduire. Le lecteur donne toujours quelque chose à l'auteur, du temps, de l'argent et de préférence pour l'auteur : les deux. Il exige, en échange, d'être distrait. Cette exigence peut prendre la forme d'une intense excitation intellectuelle, d'une formidable exaltation esthétique ou plus banalement d'une identification à un personnage exotique, mais elle a toujours le même sens, totalement égoïste du point de vue du lecteur, être ravi. S'il s'ennuie, il s'en ira et pis, s'en souviendra.

Le lecteur est sans volonté aucune, capricieux, inconstant, conformiste, dénué de courage et de la plupart des valeurs qui rendent la vie en société à peu près supportable, et qui plus est, hargneux : c'est un être tout à fait méprisable mais malheureusement indispensable à l'activité de l'auteur. Sa seule excuse est que la lecture est généralement un exercice solitaire et qu'il se comporte donc comme font les gens lorsqu'ils savent ou croient que personne ne les observe : épouvantablement mal. Le psychanalyste aura reconnu au passage une figure quasi-emblématique de la régression. La leçon que l'auteur doit en tirer, c'est qu'il doit prendre au piège le lecteur, l'introduire dans son rêve et surtout ne jamais le réveiller avant la fin du texte. De manière générale, veiller au plaisir du lecteur qui est, comme chacun sait, dans tout rêve, de satisfaire un désir, assez rarement masochiste bien que cela se voie.

On m'objectera que l'auteur qui, lui, est altruiste, original, courageux, persévérant et, de façon générale animé des intentions les plus généreuses, cherche précisément à éveiller le lecteur à des réalités ou à des idéaux plus élevés, à dissiper les illusions sociales ou métaphysiques qui obscurcissent son entendement, etc. Mais je rétorquerai finement qu'il est plusieurs usages du sommeil et du rêve, en particulier pédagogiques, et que l'auteur qui a fait parcourir son rêve de bout en bout par un lecteur à l'état médusé laissera bien quelques traces dans ce lecteur réveillé.

Je ne m'inquiète du reste pas du tout ici des intentions de l'auteur mais, en honnête sophiste, des procédures qui visent à le satisfaire et je répète qu'il faut d'abord endormir l'incrédulité du lecteur et ensuite le mener aussi doucement qu'il sera nécessaire pour ne jamais la réveiller. Car s'il se lève et jette le livre, la meilleure intention est perdue.

Il faut donc une histoire, à cette histoire une idée et qu'elle soit raisonnablement originale mais pas trop peut-être, si tant est qu'une idée puisse être trop originale, ce dont je doute, et encore que cette idée, dans son développement, demeure suffisamment vraisemblable pour ne pas solliciter exagérément la crédulité du lecteur.

Cela peut sembler aller de soi. Mais une très longue fréquentation des textes publiés et non publiés dans la SF française de tous niveaux me donne hélas à penser qu'on y trouve peu d'histoires, assez peu d'idées et encore moins d'histoires et d'idées originales. L'auteur, trop souvent, au lieu de réfléchir longuement à une idée et d'en tirer une histoire qui se tienne, ou encore d'attendre que ça vienne se contente d'exprimer son état d'âme psychologique ou social, lyrique ou chagrin, en espérant que les fluorescences de son style emballeront suffisamment bien le tout pour que le lecteur prenne ça pour un feu d'artifice. Ou encore, tenant une idée et une histoire, il l'exprime cette fois comme un citron, la poussant ou la déroulant devant lui au petit bonheur des dialogues et des personnages, en assaisonnant de castagne, de sexe ou d'atrocités les endroits où ça grippe vraiment. Je pense qu'il vous est arrivé à tous de rencontrer ce genre de textes bien qu'aucun de vous n'en ait évidemment jamais commis.

Un des prétextes derrière lesquels l'auteur s'abrite pour commettre ces forfaits est l'excellence et l'ingénuité de son inspiration. On ne peut rien y répondre. Un cran plus loin, il cherchera l'appui d'une tradition sociale et invoquera l'avant-garde, éventuellement en citant Daniel Drode qui pensait, non sans apparence de raison qu'une littérature traitant de l'avenir ne pouvait se contenter d'une langue appartenant au passé de son système de références. Malheureusement, outre que le problème de la nature d'une avant-garde littéraire est si spécieux et si complexe que je m'abstiendrai de l'aborder ici, toutes les apparences d'innovations introduites par les bons et moins bons auteurs de SF, à l'exception probable de Drode, ont déjà été parfois utilisées dans la littérature depuis un siècle. Les bons auteurs le savent en général mais les moins bons l'ignorent souvent et redécouvrent avec candeur l'Amérique. En bref, tous les trucs de ponctuation ou d'absence de ponctuation, les calligrammes, les collages, les monologues intérieurs à jet continu, l'accumulation d'adjectifs, les phrases sans verbe, les sujets sans nom, les changements impromptus de temps, tout cela a été vu et revu au fil des cent dernières années. Cela ne veut pas dire qu'il est interdit de s'en servir mais qu'il convient de s'en servir à bon escient et seulement pour servir le plaisir du lecteur.

Il existe du reste une sorte de club, l'Ouvroir de Littérature Potentielle, dit aussi "Oulipo", qui cultive des recherches formelles bien plus sophistiquées que toutes celles que j'aie jamais rencontrées dans la Science Fiction française. Il n'est pas certain que toutes ces recherches soient bien compatibles avec la SF en tant que genre, encore qu'on puisse s'y essayer. Mais en toute connaissance de cause. Et en sachant qu'on n'obtiendra de la sorte que la reconnaissance éventuelle d'un certain type de lecteurs dont l'assentiment est bien plus difficile à obtenir que celui du public de la SF.

Une affirmation souvent alliée à la revendication d'avant-garde est celle de l'irréductibilité du désir de l'artiste au désir d'autrui. Je fais ce que je fais, un point c'est tout. Elle est strictement recevable et cette intransigeance a sa noblesse, mais elle n'est pas compatible avec l'exigence d'être reconnu, et tout de suite. Il faut savoir ce qu'on veut. Lautréamont, possible inventeur des cut-up, ces collages littéraires, s'est publié lui-même. Kafka a expressément demandé qu'on détruise après sa mort tous ses manuscrits, ce que fort heureusement Max Brod n'a pas fait. Écrivant pour eux-mêmes ou pour un cercle restreint, ils étaient conséquents avec eux-mêmes. En d'autres termes, le refus des règles et de tout académisme s'accompagne du renoncement à préfigurer tout futur académisme.

Un aspect tout simple du problème est une certaine homogénéité d'écriture. Sans qu'il soit possible d'être extrêmement précis sur le sujet, il arrive qu'on bute brusquement dans une phrase sur un mot qui choque, qui tire du rêve, simplement parce qu'il est, dans ce contexte, incongru. Une répétition malheureuse peut produire le même effet, une faute d'orthographe ou de syntaxe, ou une obscurité involontaire. Le lecteur brusquement change de registre sans que cela résulte de la volonté de l'auteur. Et il aura un certain mal à réintégrer le rêve. C'est un effet bien connu des simples fautes d'impression. Tout lecteur de traductions un tant soit peu bâclées en a fait aussi l'expérience, se demandant soudain quelle pouvait être la formule originelle. Il m'arrive très souvent en relisant des traductions avant leur mise en fabrication de détecter des faux-sens ou des contre-sens ou encore des omissions, à d'infimes incohérences du texte. L'auteur doit se relire, après avoir laissé reposer son texte un certain temps, en songeant à toutes ces scories, en considérant sans indulgence ses virtuosités stylistiques.

Une des choses qu'on apprend le plus difficilement et qui demande le plus d'expérience, c'est qu'on a toujours avantage à trancher dans son texte, à couper tout ce qui est manifestement inutile. C'est un exercice très difficile parce qu'il y a dans presque tout écrivain quelque chose d'un orateur silencieux et donc, une approche un peu répétitive, spiralée, de l'expression idéale, et que chaque variation du thème secrètement ressassé lui apporte quelque chose. Mais il y a un moment où il faut choisir et rien n'égale l'efficacité d'une grande économie de moyens. Il faut être un écrivain très remarquable et très expérimenté pour savoir faire long, pour éventuellement tirer à la ligne sans ennuyer.

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Un aspect très important et souvent mal maîtrisé en France du développement d'une scène est la description physique de son lieu et de ses protagonistes. Il est très important que les lecteurs puissent voir les choses. Cela ne signifie pas qu'il faut se lancer dans des descriptions oiseuses mais qu'en quelques mots, les descriptions spatiales et éventuellement les couleurs, les odeurs, doivent être posées et que tout, dialogues, mouvements, doit par la suite tendre à préciser cette géométrie et surtout ne jamais la rendre incohérente. Si vous avez placé trois personnages dans une scène et que deux seulement dialoguent à perte de vue, n'oubliez pas le troisième pendant six pages. Tout cela est affaire de rythme. De même, le développement d'une histoire, nouvelle ou roman, doit refléter une certaine structure, un certain rythme. Si vous avez besoin à un moment donné de votre intrigue d'un deus ex machina, extraterrestre, voyageur temporel ou fourmi parlante, ne l'introduisez pas dans votre texte immédiatement avant son intervention dans l'action. Le lecteur pourrait penser que vous vous fichez de lui.

Il en va évidemment de même pour les dialogues. Plus ils seront ramassés et meilleurs ils seront. Souvent les débutants, croyant faire “vivant”, étalent d'interminables dialogues dont on pourrait retrancher la moitié sans perdre une bribe de sens. Évitez les plaidoiries ou les explications en forme de tunnel. Un souci dévoyé de l'“authenticité” en pousse beaucoup à produire des dialogues d'une plate vulgarité. En réalité, le dialogue est probablement ce qui se rapproche le plus, dans l'écriture romanesque, du poème et du combat rapproché. Un mot ou un geste de trop et vous êtes par terre.

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La morale de tout cela est qu'un écrivain débutant et même confirmé, doit beaucoup réécrire. Il m'est arrivé très souvent de réécrire, au stylo, parfois à la machine, six fois, sept fois, voire une douzaine de fois un fragment d'un texte ou un texte entier. Le réécrire entièrement, par opposition aux corrections locales ou marginales, permet de saisir et de faire évoluer son rythme. Réécrire est la seule façon de se doter d'un style.

Écrire beaucoup aussi. N'hésitez pas à noircir du papier quand vous avez une idée, une impression. Le texte ainsi produit ne vous servira peut-être jamais, ou peut-être trouvera-t-il un jour sa place dans une œuvre, mais vous aurez appris quelque chose même si vous ne vous en rendez pas compte.

Sur cette question de style, ne cherchez pas à en faire trop. Bien des textes de la Science Fiction française ambitieuse souffrent d'un excès de sophistication dans l'écriture et donnent l'impression d'avoir été influencés par la partie la plus contestable de l'extrême fin symboliste du siècle dernier, du Sâr Peladan à Huysmans. Est-ce que cela cacherait le défaut d'un style personnel et la crainte d'écrire plat ?

Quel qu'il soit, votre style vous est aussi personnel que vos empreintes digitales et, si vous voulez le faire évoluer, vous ne pourrez pas davantage le modifier radicalement. Mais on peut toujours tirer le meilleur parti de sa façon naturelle d'écrire, à condition d'extirper les plus gros défauts et donc, d'abord, d'en prendre conscience.

Le talent, et en particulier l'aisance stylistique, sont-ils innés ou du moins donnés ou résultent-ils d'un travail de musculation ? Vaste question métaphysique qui se pose également pour les champions du cent mètres haies. N'entreprenez pas de la résoudre. Mais si vous n'avez pas de facilité particulière, souvenez-vous d'une part que Wells, qu'on lit toujours, fut condamné en son temps pour absence de style ou pis pour style journalistique par des gens qu'on ne lit plus, et d'autre part que la littérature de Science-Fiction est, en raison de l'importance de l'idée et de son développement, celle où l'on peut le plus convenablement se passer d'un style éblouissant.

Nous verrons précisément la prochaine fois quelques aspects de la problématique de l'idée.