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Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Gérard Klein : à l'auteur inconnu 5

Gérard Klein

À l'auteur inconnu 5

Première parution : NLM 15, août 1989

Une idée, c'est la rencontre d'un désir et d'une information.

Je

Aucune littérature n'est originale, sauf la première qui est inconnue.

André Maurois

La Science-Fiction est une littérature d'idées. Quel que soit l'ouvrage au travers duquel vous l'avez découverte et avez ressenti le plein impact de sa différence, il y a de fortes chances pour qu'il ait été construit autour d'une idée originale et remarquable.

Peut-être avec le temps et l'expérience, cette idée vous semble-t-elle moins fulgurante ou carrément banale, mais elle demeure d'une nature telle qu'elle n'aurait pas pu être traitée hors la SF. En y réfléchissant pour écrire cet article et partant à la recherche d'un contre-exemple, je n'ai pas trouvé un seul des chefs-d'œuvre de la SF qui ne soit construit sur ou autour d'une ou de plusieurs idées fortes.

Cette place de l'idée est probablement ce qui fait l'originalité de la SF et lui donne la dimension d'un art conceptuel. Que vous lisiez Flaubert ou Barbara Cartland ou même Proust et Joyce, vous ne risquez pas d'être surpris par une idée inattendue. Les relations entre êtres humains, ou entre humains et réalité, qui sont la trame de la littérature générale font pour l'essentiel partie de l'expérience commune ou sont présumées telles. C'est le traitement ou la formulation qui font la différence.

Il n'en va pas tout à fait de même pour le roman policier ni chez quelques écrivains comme Poe, Kafka, Borges ou Chesterton et maintenant Süsskind, mais c'est que ceux-là justement se sont beaucoup approchés de la Science Fiction. De toute façon, ce n'est pas là notre sujet.

Notre sujet, c'est que pour devenir un écrivain passable de SF, il faut avoir des idées. Malheureusement, beaucoup d'auteurs français n'en sont pas persuadés si j'en juge par les manuscrits que je reçois et par certains textes publiés qu'il m'arrive de lire. Ces auteurs, dont vous n'êtes pas, se montrent à court d'idées de trois façons principales. La première consiste à tout miser sur l'écriture, de préférence obscure, et à faire s'entrechoquer des termes qui vous ont une allure de science ou de SF, comme cosmique, galaxies, stellaire, tellurique, hyperspatial, etc. Dans le meilleur des cas, ce verbe inspiré vous a une petite allure d'astronef ivre ou d'ordinateur qui affecte des couleurs aux lettres. La seconde consiste à renormaliser — les physiciens me comprendront, et les autres aussi — dans un décor de SF une intrigue qui aurait été parfaitement à sa place dans un western, un roman sentimental, historique, médical, policier ou simplement psychologique. Un cas particulier de cette renormalisation glisse du côté de l'Heroic Fantasy ou du conte de fées et emprunte la formule réchauffée autant qu'inusable de la Quête. La troisième enfin, et qui a au moins certaines vertus pédagogiques, consiste à refaire purement et simplement une histoire qui a déjà été écrite par quelqu'un d'autre présumé riche d'originalité.

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Tout cela est beau, me diront certains, mais le problème c'est que j'ai envie d'écrire de la SF, que j'ai une plume admirable, mais que je n'ai pas d'idées. À quoi je leur rétorquerai que s'il s'agit chez eux d'une carence irrémédiable, il vaut mieux qu'ils réintègrent la littérature générale, mais que je ne crois guère vraisemblable une pathologie aussi lourde. Il y a toujours moyen de trouver des idées quand on s'en donne la disposition d'esprit et les instruments.

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Il y a dans le domaine de la SF, comme dans celui de la science du reste, deux grands types d'idées. Celles d'abord, foudroyantes, totalement inédites, qui ouvrent un champ entier de spéculation. Par exemple, l'idée du voyage dans le temps : trop tard, elle est déjà prise par un certain Wells depuis 1895. Celle de l'homme invisible, celle des mondes parallèles, celle des arches stellaires, celle du robot, celle du mutant. Je m'échine à suggérer aux universitaires de préparer des thèses sur l'histoire des thèmes et des idées dans la SF mondiale mais ils préfèrent malheureusement traiter de sujets structuralistes qui démontrent que tout est dans tout et réciproquement, et que c'est toujours la même chose à très peu près depuis que le premier a commencé.

Le second type, d'un abord plus courant, réunit celles qui ont déjà été traitées par quelqu'un d'autre et probablement inventées par un certain, mais qui demeurent susceptibles de variations inattendues, d'extensions nouvelles, de recombinaisons avec d'autres de même eau, et ainsi de suite. Les idées du premier type finissent toujours par intégrer le second et donnent à la SF, sur un modèle peu ou prou approché de celui de la science, son caractère d'entreprise collective. Il y a autant de chefs-d'œuvre établis sur des idées du second type que sur celles du premier et probablement davantage. Il n'est donc pas absolument indispensable, de même qu'en recherche scientifique, d'avoir une idée complètement inouïe pour faire un très bon livre, mais il est tout à fait indispensable d'y apporter quelque chose de personnel, un développement inédit.

Même en ce qui concerne les idées du premier type de nature à vous assurer une gloire éternelle, il ne faut pas désespérer. Je me souviens d'une controverse amicale entre Philippe Curval et moi-même, à la librairie de la Balance, sur la fin des années 50. Curval déplorait que nous venions trop tard ; toutes les grandes idées de la SF avaient déjà été inventées. Il ne restait plus place que pour des fioritures. Je protestais avec vigueur, plus par optimisme foncier et goût de la contradiction que par intime conviction. Mais le nombre des idées maîtresses — à la création desquelles nous avons contribué, lui et moi, pour notre modeste part — qui sont apparues depuis le début des années 50 m'a donné raison. J'estime, assez arbitrairement faute des travaux d'historiens souhaités plus haut, que 90 % des grandes idées de la SF ont été inventées depuis cette conversation, et j'affirme sans aucun risque de me trouver un jour démenti que 90 % des idées du premier type restent indéfiniment à découvrir. J'ai l''infini pour moi.

Où les trouver, celles-là et celles du second type ?

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Une idée naît de la rencontre d'un désir et d'une information. Méditez bien cette phrase car elle vous ouvrira les portes de la création.

Un désir seul n'aura aucune efficacité littéraire. Disons qu'il demeurera un souhait au sens où on l'entend dans le Fantastique ou le conte de fées. Il restera entaché d'une incoercible naïveté et il lui manquera cette espèce de force dans l'incarnation que confère la rationalisation inséparable de la SF. Celle-ci est toujours par quelque côté une littérature du comment. Ce n'est pas ici mon propos d'entrer dans une digression sur la vraisemblance et sur les moyens de la suggérer, mais il est essentiel à toute idée de SF qu'elle introduise, moyennant des prémisses suffisamment explicites, aux conditions et circonstances physiques ou métaphysiques de sa compréhension et de sa réalisation. Une information seule de son côté n'aura guère de valeur spéculative ou romanesque, aucune charge imaginaire. Si vous lui en trouvez une, c'est que vous avez déjà commencé à gamberger et à vous engager, au-delà de l'information factuelle, sur la voie de la spéculation et l'association du désir au savoir.

Je vous laisse la responsabilité de vos désirs. Ce peut-être celui de voler à travers l'espace, de lire les pensées de vos contemporains ou de devenir invisible pour les observer dans leurs activités les plus secrètes, d'avoir un esclave aussi puissant que le génie de la lampe, de conquérir une galaxie ou de séduire une pieuvre intelligente selon l'exemple fameux de Capoulet-Junac, etc. Il n'y a pas de désir idiot. Il n'y en a que de trop limités. Des esprits conservateurs et spécieux affirment parfois que les désirs humains sont en nombre restreint, ce que l'on pourrait admettre en effet en considérant leur expression dans la littérature dite générale bien qu'elle ignore les étoiles. Ne vous laissez pas arrêter par cette comptabilité timorée. Selon Freud, il n'existe qu'un seul désir, plus techniquement une pulsion, le désir sexuel, dit libido, dont dérivent autant de manifestations qu'il y a de démons dans l'enfer tibétain. Cela devrait suffire.

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L'information ne vous conduira pas, dans la plupart des cas, à satisfaire concrètement ces désirs, mais elle vous permettra d'imaginer au moins l'embryon d'une voie qui y mène science-fictivement. Qui plus est, et peut-être surtout, elle va multiplier le nombre de vos désirs. Vous pouvez difficilement vous représenter et donc désirer quelque chose dont vous n'avez jamais entendu parler. Mais à l'évidence, plus vous connaissez de choses et plus vous avez de chances d'en désirer ou d'en découvrir. L'enfant qui entend parler pour la première fois de dinosaures et qui éprouve l'envie téméraire d'en voir vivants commence à se demander comment il pourrait voyager dans le passé, et une chose en entraîne une autre. Ce que j'entends par désir peut se comprendre aussi bien négativement, comme une crainte, que positivement comme un appel. L'important, c'est de ne pas demeurer une bûche mentale.

L'information est ici implicitement scientifique. Je ne vous suggère pas pour autant de passer votre vie à compulser des traités et à prendre des notes mais de développer une attitude de curiosité active dans tous les domaines qui vous intéressent, c'est-à-dire de proche en proche tous les domaines, sciences dures et sciences molles, physique, astronomie, psychologie, mathématiques, linguistique, peu importe. Le but est de sortir de sa paroisse mentale, d'explorer au moins une petite partie du vaste monde et de s'en faire une idée évolutive, tant pis si elle est fausse, elle le restera de toute façon, au moins au sens le plus large.

Je suis douloureusement frappé par l'esprit de clocher, pour ainsi dire intellectuellement casanier, qui émane de la plupart des manuscrits que je reçois. Si leurs auteurs avaient pris la peine de s'informer un peu autour des sujets qu'ils ont eu envie de traiter, il leur serait venu toutes sortes d'idées nouvelles et peut-être originales. Et ils se seraient beaucoup plus amusés. Ils auraient acquis du même coup au moins un embryon de culture scientifique.

La plupart des auteurs français ne se rendent probablement pas compte de la masse impressionnante d'informations scientifiques, économiques et sociales, accumulée par des auteurs comme Robert Silverberg et John Brunner préalablement à l'écriture de leurs meilleurs œuvres, même si elles n'apparaissent pas, fort heureusement, comme des encyclopédies. Sans atteindre ces sommets, il convient que la curiosité, voire la boulimie de lecture, vous devienne une seconde nature.

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L'information est aisément accessible et elle ne demande pas des études de polytechnicien. Si j'ai cité John Brunner, c'est qu'il est pratiquement autodidacte, comme du reste, au moins dans la plupart des domaines qui les intéressent, la quasi-totalité des auteurs réputés de SF. Isaac Asimov est un biochimiste de formation universitaire, mais en ce qui concerne la théorie de l'histoire, il est aussi autodidacte que la plupart d'entre nous. La SF se nourrit de l'autodidactisme. Une formation spécialisée étrécit le champ de la curiosité afin de la focaliser, ce qui n'est pas ici notre projet. Si vous n'avez donc que votre certificat d'études, ne désespérez pas. Il suffit de savoir lire. Aucun permis n'est nécessaire.

Vous n'avez pas besoin de fréquenter la Bibliothèque Nationale. Une information scientifique de grande diversité et de bonne qualité se trouve sans difficulté dans nombre de livres et de magazines disponibles dans tous les kiosques et librairies. Je citerai Science et vie, Science & avenir, la Recherche, Pour la science, et pour ceux qui lisent l'anglais Scientific American, Discovery et l'hebdomadaire Science news, plus difficile à se procurer car il n'est disponible que sur abonnement. Il convient de traiter avec plus de méfiance les rubriques spécialisées des quotidiens, Libération et le Monde mis à part, et plus encore celles des hebdomadaires qui racontent souvent n'importe quoi. Considérez avec la plus grande réserve les émissions télévisées, encore que les images puissent nourrir l'imaginaire et que de l'hyperbole emphatique et de l'ellipse confuse puisse surgir à l'occasion une illumination personnelle. Cultivez un scepticisme de bon ton sans qu'il devienne un boulet. La parapsychologie est sans fondement expérimental mais sa problématique peut fonder une histoire. De même pour la mémoire de l'eau ou la fusion froide.

Vous n'avez pas besoin de lire les magazines de la première à la dernière ligne et s'il vous arrive de tomber sur un article que vous ne comprenez pas, dites vous que vous n'êtes pas le seul. Mais prenez l'habitude au moins de les feuilleter et de lire plus attentivement ce qui a retenu votre attention. Un numéro moyen d'un magazine scientifique quelconque contient au moins dix bonnes idées de SF qui feraient du reste probablement horreur à ses rédacteurs. Si vous n'avez pas les moyens de les acheter, trouvez une bibliothèque ou séduisez un (une) propriétaire d'une Maison de la Presse. La qualité la plus prodigieuse et la plus sous-estimée de nos sociétés développées, c'est que l'information y est partout disponible et presque gratuite.

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Une fois encore, ce n'est pas tant de savoir qu'il s'agit — ni d'écrire de la Hard Science — que de considérer le monde avec un autre regard, fureteur et problématique. La plupart des humains perdent malheureusement toute curiosité autre qu'immédiatement fonctionnelle tout de suite après la puberté, sans doute parce qu'ils pensent avoir enfin percé le secret de l'univers. Redevenez un enfant questionneur. Demeurez un éternel étudiant. Soyez l'innocent aux mains pleines du désir de l'enfant, de la curiosité aventureuse de l'adolescent, de l'information réfléchie de l'adulte. Amen.

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Pour ce qui est des idées du second type, une bonne culture science-fictive est un préalable nécessaire à leur exploitation. D'abord pour que vous ne redécouvriez pas la Lune au sens propre, ce qui se voit tous les jours, mais surtout pour que vous soyez stimulé par les inventions des autres. Il m'est arrivé cent fois au fil de mes lectures, sans nécessairement passer à l'acte, d'avoir envie de traiter sous un autre angle une idée rencontrée dans une brillante histoire. De ce désir, il reste toujours quelque chose qui fera son chemin.

La SF est un filet, une tapisserie perpétuellement ravaudée et étendue. Un auteur doit en lire pour ne pas la répéter et ensuite pour la reprendre et la continuer. Rien n'est plus ridicule qu'un écrivain qui prétende, pour s'assurer l'originalité de la virginité, partir de la table rase de l'ignorance. Nous avons tous, présents à l'esprit, des exemples de fanfarons venus de la littérature générale qui, ayant décidé de se lancer dans la SF et de la doter enfin d'une œuvre majeure, se sont retrouvés surpris et penauds de se voir opposer des ouvrages vieux d'un demi-siècle et autrement bien torchés. Peut-être est-il souhaitable, comme le pensait G.B. Shaw, de ne rien lire quand on compose une œuvre, de crainte de subir une influence, mais cela ne dispense pas d'avoir lu avant. Même s'ils avouent parfois ne plus lire autant de SF que par le passé, faute de temps, tous les grands écrivains anglo-saxons du domaine reconnaissent en avoir beaucoup lu et font l'effort de se tenir au courant. Vous aussi, sans le moindre doute.

Surtout si vous êtes jeune, ne redoutez pas de subir des influences. Si vous admirez un auteur, étudiez-le, regardez comment il mène son histoire, introduit ses idées, ses personnages, comment il fait tomber ses dialogues, quel rythme il adopte. Lisez et relisez jusqu'à l'écœurement.

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Je reviens ainsi, pour conclure, quelque peu au thème de ma rubrique précédente. Un exercice très formateur consiste à recopier à la main un texte particulièrement prisé. Pourvu qu'on y mette un peu d'attention, on répète beaucoup mieux, dans l'enchaînement physique des mots, les bonheurs et jusqu'aux erreurs du modèle charismatique. Il ne s'agit pas de partir à la chasse aux trucs, mais de se pénétrer d'un modèle, d'en tirer une seconde nature. Un artiste ne calcule pas ses effets, mais son inconscient les a calculés pour lui à partir d'une expérience intériorisée.

Un exemple plus difficile consiste à réécrire à sa manière une nouvelle classique. Souvenez-vous de Robert Silverberg en pleine possession de ses moyens qui rend avec les Profondeurs de la Terre hommage au splendide roman de Joseph Conrad : le Cœur des Ténèbres. Lisez les deux et vous verrez à quoi peuvent conduire l'amour et l'admiration d'un grand texte.

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Quand on écrit beaucoup, ou du moins assez, on se dégage toujours d'une influence. Sauf de la sienne propre. Autant qu'il est possible, ne vous répétez pas, ni sur le plan des idées, ni sur celui du style. Rien n'est plus agaçant que ces auteurs qui bâtissent une carrière sur la réécriture du même livre et qui s'en lassent eux-mêmes. Essayez de faire de chaque texte une aventure différente. Ne craignez pas d'y perdre votre personnalité. Seuls les génies et les saints parviennent à la transparence. Faites l'effort d'écrire une fois simple, populaire et une autre fois compliqué, littéraire comme on dit. Trop d'auteurs n'ont qu'un seul registre et une seule idée, sempiternellement reconduits. Si vous en avez plusieurs, dans le pire ou le meilleur des cas, vous trouverez aussi plusieurs éditeurs. Et peut-être même plusieurs lecteurs.

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Dans notre prochaine rubrique, et puisque d'ici là vous aurez eu le temps d'écrire quelques chefs-d'œuvre, nous aborderons le chapitre des contrats et notamment celui des droits annexes.