Préfaces et postfaces de Gérard Klein

Iain M. Banks : Inversions

(Inversions, 1998)

roman de Science-Fiction dans l'univers de la Culture

préface de Gérard Klein, 2003

par ailleurs :

Iain M. Banks, écrivain britannique de Science-Fiction bien connu qu'il ne faut surtout pas confondre avec Iain Banks, auteur de littérature générale, bien qu'ils partagent le même corps, a puissamment renouvelé, avec son Cycle de la Culture, le thème de la civilisation d'ampleur galactique. On peut même affirmer qu'il l'a porté à une extension et à un degré de raffinement jamais atteints par ses prédécesseurs. Isaac Asimov avait transposé dans l'avenir au fil du Cycle des Fondations qu'il a indéfiniment prolongé, même après sa mort, l'histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain, et Frank Herbert logé dans un lointain futur la description subtile et riche d'harmoniques d'une néo-féodalité galactique au total peu diversifiée.

Iain M. Banks, au contraire, en développant livre après livre son élaboration de la Culture, a non seulement dévoilé les aspects infiniment variés de cette immense civilisation mais encore a évoqué autour d'elle et parfois en conflit avec elle, d'autres sociétés, débordant parfois les limites de notre univers.

La Culture est une vaste société galactique, multiforme, pacifiste, décentralisée, anarchiste, tolérante, éthique, agnostique et cynique, peut-être ultimement conformiste, s'en doutant et s'en défendant. La Culture est si soucieuse d'assurer l'égalité des droits sans tenir compte des sexes, des âges, des races, des origines, des capacités en général et même des conditions de fabrication, qu'elle a pratiquement oublié que des discriminations pouvaient se fonder sur des critères aussi anodins et qu'elle le redécouvre toujours douloureusement à l'occasion de nouveaux contacts.

C'est donc à partir de ces frontières ou plutôt de ces bordures, et souvent en contraste avec elles, que Banks a choisi de décrire minutieusement la société de la Culture elle-même dans sa considérable diversité avec ses vaisseaux-mondes, ses orbitales, ses Intelligences Artificielles parmi lesquels ses fascinants drones, et bien entendu ses trillions d'humains, pour la plupart assez futiles eu égard aux immenses horizons qui s'ouvrent à eux. Dans chacun de ses livres, il en dévoile un nouvel aspect.(1)

Dans une Forme de guerre, le premier volume du cycle, il décrit assez précisément, à travers le regard d'un étranger, le fonctionnement physique et sociétal de la Culture. Dans l'Homme des jeux, il révèle la place des arts dans cette société vouée aux loisirs et en particulier celle de ces arts ultimes puisque ne laissant de trace que dans la mémoire, que sont les jeux, jeux d'intelligence, de stratégie, d'adresse, de rôles, de tablier, de plateau, ou tout cela confondu, et qui sont devenus les formes extrêmes de la diplomatie et de la guerre, au moins à l'intérieur de la Culture, car hors ses limites, celles-ci n'ont pas disparu. Dans l'Usage des armes, il observe les tensions qui agitent et parfois déchirent des membres de la Culture obligés de soutenir le mal pour faire triompher le bien au moins tel qu'ils l'entendent, et d'entretenir la guerre pour assurer la paix, thème qui a pris depuis sur notre modeste planète une actualité nouvelle. Dans Excession, il oriente ses projecteurs sur les puissantes I.A. qui gèrent, non sans machiavélisme, toute cette société complexe, et qui se trouvent là affrontées, outre de vieux ennemis, à quelque chose qui déborde notre univers et sans doute même leur entendement. Dans le Sens du vent,(2) il expose les complexités perverses des relations entre des sociétés qui ont pourtant déjà intégré la Culture et les manœuvres encore plus retorses des I.A. chargées de veiller au maintien d'équilibres dynamiques. Mais il s'éloigne plus encore du noyau central pour aventurer ses héros dans des confins presque inexplorés, en principe hors d'atteinte de la Culture, de la Galaxie où les formes de vie, les modes de pensée, les mœurs sociales sont radicalement étrangers.

Le personnage collectif privilégié d'Iain M. Banks, c'est évidemment Contact, le service (si l'on ose parler de service au sens bureaucratique dans une mosaïque aussi anarchisante que celle de la Culture) à l'organisation jamais décrite, qui assure secrètement l'exploration et l'étude des nouvelles civilisations que rencontre la Culture dans son expansion indéfinie à travers l'espace, puis le contact proprement dit qui lui donne son nom, avec elles. La raison de cette discrétion est claire : la Culture, ou du moins ses éléments les plus avancés, sont parfaitement conscients des effets ravageurs que pourrait avoir sur une société moins avancée la révélation brutale de l'existence d'une civilisation d'ampleur galactique dotée d'une technologie sans pareille (jusque-là) et soucieuse de valeurs humanitaires qu'elle tient pour universelles sans que ce point de vue soit nécessairement partagé. Ses émissaires sont patients : ils peuvent attendre quelques décennies ou quelques siècles que la civilisation contactée ait atteint un niveau de développement compatible avec une révélation de cette ampleur. On peut jouer à chercher qui, sur notre planète et dans notre histoire, a pu être un agent de la Culture. Il faut réunir quelques particularités : avoir exprimé des idées de plusieurs décennies, voire de quelques siècles, en avance sur son époque, s'être montré discret et avoir évité de se mettre en évidence, s'être placé à l'écart de, ou même avoir été exclu par sa communauté apparente, avoir manifesté des capacités techniques acceptables pour son temps mais néanmoins exceptionnelles, et finalement être un auteur dont les œuvres, en tout ou partie, ont été publiées après sa disparition à la suite d'une intervention anonyme. Spinoza représente un candidat d'élite.

La plupart du temps, les choses se passent bien. Du moins on le suppose car Banks ne s'est jamais soucié des jours heureux. Mais lorsqu'elles sont plus difficiles, plus problématiques, une branche de Contact, Circonstances Spéciales, l'enfant chéri de l'auteur, prend le relais. Quelque chose comme le Grand Jeu au Moyen-Orient pour les prédécesseurs et les émules britanniques de T.E. Lawrence. Ce sont des professionnels du coup fourré, des opérations tordues, capables, façon James Bond en nettement plus subtil, de redresser une situation irrémédiablement compromise en deux coups de manchette. Avec, il faut le dire, souvent l'aide de drones, I.A. de petite taille, sortes de mousquetaires de la cybernétique. Mais comme l'éthique rigoureuse et pour ainsi dire puritaine des membres de la Culture interdit à leur sensibilité d'intervenir trop directement, de faire souffrir ou couler le sang, ceux-ci, en hypocrites confirmés et conscients, recrutent des mercenaires extérieurs pour accomplir de si viles besognes. Si bien que la majorité des héros de Banks sont de tels spadassins, stipendiés par Circonstances Spéciales en termes de survie, d'impunité, de longévité, d'argent et de pouvoir mais surtout de frissons. Comme ils finissent toujours par être contaminés par les valeurs de la Culture, leur férocité s'émousse et ils ne sont utilisables qu'un temps.

Peut-être convient-il de se souvenir ici que Banks lui-même est écossais, que les Écossais, après avoir rudement résisté à l'Empire Romain puis à la couronne anglaise, sont devenus les meilleurs soldats de cette dernière dans son extension britannique, et auraient même introduit en Nouvelle-Angleterre, selon certains historiens, la coutume peu hygiénique de scalper leurs ennemis morts, coutume que les Indiens auraient reprise avec enthousiasme.

Circonstances spéciales reflète toutes les contradictions, reconnues, conscientes et admises de la Culture qui sont dans une certaine mesure celles de notre monde occidental. La Culture n'aime pas la violence, ni l'injustice, mais comme elle ne les aime pas non plus chez les autres, elle se sent obligée d'en user quand elle n'est pas parvenue à les convaincre de réformer leurs manières par la pédagogie. À bout de patience, elle se montre un adversaire redoutable. Mais elle le regrette et ne parvient pas à se défaire d'un sentiment de culpabilité qui peut conduire ses membres jusqu'au suicide même lorsqu'ils ont défendu les meilleures causes.

Circonstances Spéciales est destiné à s'autodétruire, mais seulement quand l'univers entier aura été pacifié. Cela a-t-il un sens, ou est-ce même souhaitable ? C'est peut-être l'ultime question à laquelle la Culture n'a pas de réponse. Pour faire triompher la paix et la justice, faire reculer l'aliénation et la souffrance, il faut amputer certaines civilisations de leurs intolérables pulsions et pratiques. Mais c'est alors réduire la richesse de l'univers, lui ôter de la liberté et s'ériger en Grand Inquisiteur. Dilemme insupportable : tolérer l'intolérable ou bien se montrer intolérant, assez radicalement. La Culture est l'épitomé de l'humain civilisé selon Freud, qui a accepté d'être castré symboliquement pour vivre en société mais qui sait en même temps qu'il a renoncé à certaines formes complètes du plaisir.

Ainsi, Banks décrit la Culture à partir des civilisations auxquelles elle s'affronte et qui lui tendent le miroir où se reflètent leurs ressemblances et leurs différences. Tout le style de cet auteur réside dans des systèmes d'oppositions. La Culture n'est pas ce que sont ses adversaires qui hésitent à adopter ou refusent carrément ses valeurs. Mais en même temps, elle sait ce qu'elle a avec eux d'irréductiblement commun, sans quoi elle ne s'efforcerait pas de les convaincre, parfois énergiquement, à savoir une définition de l'humanité qui va bien au-delà de l'espèce. Elle définit et juge ses antagonistes mais ne peut s'empêcher d'être fascinés par eux et du coup elle est définie par eux, par ce qu'ils sont et qu'elle a renoncé, plus ou moins, à être. Il y a là une vraie habileté d'écrivain, et aussi une profondeur. Une description de la Culture vue purement de l'intérieur serait aussi morne et ennuyeuse que la plupart des tableaux d'utopie. Mais à partir du moment où la Culture est vue de l'extérieur par ses ennemis éventuellement les plus farouches, ou encore lorsqu'elle rapproche ses aménités de leurs férocités, elle devient un objet désirable.

Soit. Cependant, dans Inversions, ces oppositions semblent s'évanouir. Pas de Contact, et encore moins de Circonstances Spéciales alors que la situation objective du monde où l'action se déroule le justifierait. Une planète, apparemment très éloignée de tout monde de la Culture, qui en tout cas n'en a jamais entendu parler, est en pleine transition d'un stade historique féodal à celui des Temps Modernes, avec constitution difficile d'États-nations, émergence du culte de la raison, ébauches de développements scientifiques et techniques, et tous les conflits et atrocités qui vont avec. Non que les temps antérieurs aient été tellement meilleurs mais ils semblaient moins méthodiques et moins efficaces dans leur exercice artisanal de la tyrannie et du massacre.

Donc, aucune présence manifeste de la Culture, même dans les coins. Ce roman échapperait-il au cycle ? S'agirait-il d'une assez banale uchronie, décrivant certes sur une autre planète, une histoire un peu différente de celle que nous avons connue mais parfaitement reconnaissable et obéissant à la même évolution, voire progression.

Inversions tient en fait une place singulière dans le cycle, en raison précisément de l'absence de toute trace explicite de la Culture. Le jeu d'oppositions cher à Iain M. Banks y est bien présent mais de façon masquée. Le monde théâtre de l'action est encore pris dans l'Histoire et subit une évolution violente et frénétique alors que la Culture est sortie de l'Histoire, se continue et se propage par delà une fin de l'Histoire, peut-être à cause de sa prospérité, de sa maîtrise de la matière qui a mis fin à toute rareté mais peut-être surtout grâce à la place décisive qu'y tiennent les Intelligences Artificielles, anges ou démons suprêmement rationnels.

Ce monde en gestation croit au Progrès et le vit, alors que la Culture est fondamentalement figée même si elle laisse le champ entièrement libre à toutes les expérimentations et s'amuse d'incessants raffinements techniques. Certains de ses membres craignent même qu'elle soit ossifiée, et c'est pourquoi ils aspirent à rejoindre Contact et plus encore Circonstances Spéciales, dans l'espoir de se retrouver au contact de l'inconnu, de l'imprévisible, de l'indomptable, et de vivre de l'inédit. Ils savent bien que cet inconnu, cet indomptable, cet imprévisible provisoires n'auront qu'un temps et qu'ils seront finalement absorbés et métabolisés par la Culture. Mais eux du moins surfent sur la Frontière en perpétuel déplacement et peuvent espérer apprendre des Indiens condamnés et éternellement remplacés le secret de la vraie vie. C'est pourquoi aussi, ils espèrent l'“excession”.

Sur le monde qui ressemble au nôtre comme se ressemblent deux gouttes d'eau à peine différemment polluées, deux personnages énigmatiques. Un guerrier, figure archétypale de l'univers de Banks, et une femme, médecin de surcroît, chacun dans son rôle. Un donneur de mort et une sauveuse de vie. Les récits de leurs vies alternent, s'entrecroisent selon une figure stylistique également familière à Banks, sans jamais se rencontrer, ou presque. Ils disposent de pouvoirs singuliers mais infiniment discrets. Ils ne sont investis d'aucune mission.

Des transfuges de la Culture, en rupture de ban ou bien en mission, en tout cas venus chercher un accomplissement ? Peut-être mais rien ne donne à le penser sauf leur étrangeté, les protections surnaturelles dont ils semblent bénéficier, leur appétit de vivre et leur malaise à vivre. Et sauf peut-être aussi leur éthique encore qu'ils en diffèrent totalement au départ et à l'arrivée, après des “inversions” de position. En tout cas, un homme et une femme.

Si le mâle, humain ou étranger, est le héros principal des épisodes du cycle, des femmes y tiennent une place majeure, même si c'est à travers un apparent effacement.

Les personnages mâles de Banks, quelle que soit leur forme, leur espèce ou leur civilisation, et parfois leurs comparses, sont généralement des chiens de guerre, ivres de combats ou bien temporairement lassés de la violence parce qu'ils en ont la gueule de bois. Il y a des exceptions, comme l'Homme des jeux, mais le jeu n'est-il pas une sublimation réussie de l'agressivité ? Ou comme le compositeur de symphonies du Sens du vent qui n'est pas humain, mais son pacifisme s'est élaboré contre les pulsions innées de son espèce féroce ; et ce sont tous les deux des membres à part entière de la Culture tandis que les autres sont ses adversaires ou ses mercenaires. Ces derniers semblent rechercher, outre la stimulation de l'adrénaline, l'occasion d'un dépassement, d'un échappement de leur condition, d'une “excession”, dans des situations de tension extrême. Comme s'ils avaient l'illusion en défiant leur mortalité, vainqueurs ou vaincus, de friser l'immortalité, de transcender le temps, au moins dans le souvenir de leurs pairs comme les héros de l'Illiade et, s'ils sont tout à fait seuls, au moins dans leur propre estime. Il est vrai qu'autant qu'elle le peut la Culture leur garantit une immortalité relative : elle protège les siens, y compris ses mercenaires, et a choisi de mener des guerres avec zéro mort, de son côté s'entend.

Les femmes de Banks ne partagent ni cette ivresse ni cette élation du combat. Elles en sont incapables. Elles sont, certes, le plus souvent des agents recruteurs ou coordinateurs et ne vont guère en première ligne, et parce qu'elles appartiennent à la Culture, elles ne sauraient ni tuer ni même faire souffrir sans en éprouver un remords insupportable. Ce ne sont pas pour autant des tendres : elles savent en toute lucidité, et souvent mieux que les hommes, ce qu'elles vont déclencher. Ce qu'elles font, elles le font avec un espoir limité pour éviter un pire, et le plus souvent avec un profond sentiment de dégoût.

Elles tirent souvent les ficelles. Mais elles ne partagent pas l'illusion des mâles que le problème sera réglé une bonne fois pour toutes avec la victoire, ou que celle-ci guérira toutes les blessures et justifiera les exactions passées. Elles ne partagent pas non plus la même conception de l'avenir. Ce sont des réalistes : elles savent mieux que les hommes que tout sera toujours à refaire. Et c'est pourquoi, une fois leur rôle épuisé, elles virent aisément à la mélancolie et parfois au suicide. Chez ces femmes, la compassion domine.

Peut-être Iain M. Banks nous dit-il ici quelque chose de profond sur la raison pour laquelle hommes et femmes ne se font pas aisément confiance.

Il vaudrait du reste de tenter une étude approfondie sur la position et le rôle des femmes dans l'œuvre de Banks, et plus généralement dans la Science-Fiction où leur place est beaucoup moins effacée qu'on ne le croit généralement : il suffit pour s'en convaincre de penser à l'œuvre d'un Frank Herbert ou d'un Keith Roberts(3) et bien entendu d'une Ursula K. Le Guin ou d'une Vonda N. McIntyre(4) entre cent autres.

Chose très singulière, il y a chez Banks, entre les mâles et les femelles, les Intelligences Artificielles, du drone à l'orbitale, qui semblent occuper une position intermédiaire, assez mystérieuse, comme un troisième sexe plutôt que comme une catégorie asexuée. Par construction, elles n'aiment ni la guerre ni la destruction et encore moins la mort infligée, et n'y trouvent en principe aucune source d'excitation. Mais elles n'hésitent pas une microseconde à s'engager dans un conflit armé au nom des valeurs de la Culture et de leur logique propre. Ce sont des adversaires fervents et impitoyables, retors et qui ne connaissent ni l'oubli, ni sans doute le pardon. Elles calculent sur le long terme. Elles ignorent, ou feignent d'ignorer, l'héroïsme et la compassion qu'elles laissent aux consciences organiques.

Il n'y a, bien sûr, dans Inversions, aucune I.A. Il y a, comme personnages centraux, un homme et une femme, et le sujet de ce roman est peut-être la façon dont, confrontés séparément en tant qu'étrangers à des réalités sociales abruptes, sans avoir à se rencontrer, ils vont échanger leurs positions relativement à l'héroïsme et à la compassion.

On a dit souvent que la qualité d'une société se mesurait à la façon dont elle traite les femmes – et c'est un des critères de la Culture pour jauger les civilisations qu'elle découvre. Je serai tenté de dire que la qualité d'un écrivain se mesure à la subtilité avec laquelle il traite de la différence des sexes, ainsi dans Inversions.

Gérard Klein → Inversions par Iain M. Banks
Librairie Générale Française › le Livre de poche › Science-Fiction, [2e série], nº 7257, octobre 2003


  1. Sur la plupart de ces aspects, voir les préfaces que j'ai consacrées aux volumes successifs du cycle dans leurs éditions du Livre de Poche.
  2. Look to windward (2000).
  3. cf. Molly zéro (Molly zero, 1980)
  4. cf. le Serpent du rêve.