Préfaces et postfaces de Gérard Klein

Iain Banks : Transition

(Transition, 2009)

roman de Science-Fiction

préface de Gérard Klein, 2013

par ailleurs :

« L'Histoire est la somme des choses qui auraient pu être évitées. »

Konrad Adenauer, cité par John D. Barrow dans le Livre des univers, p. 2(1)

Maîtres du monde et mondes parallèles sont les deux thèmes principaux de Transition. Ils sont intriqués dans le roman, et jusque dans la signature de son auteur, d'une façon qui soulève bien des questions et laisse même supposer d'apparentes incohérences.

Une première énigme tient au nom avoué de l'auteur. Banks y a ôté le M (pour Menzies) qui lui sert de pseudonyme pour ses romans de Science-Fiction et qu'il n'évacue que pour ses œuvres relevant de la littérature générale.(2) Or celle-ci appartient indubitablement, dans ses moindres détails, à la Science-Fiction. Mieux, Banks fait ici son miel des inventions de ses prédécesseurs dans le domaine. Quelle fut alors son intention ? Attirer dans les filets de cette littérature des lecteurs encore innocents ? Ou bien se faire prendre au sérieux en tant qu'écrivain généraliste par ses admirateurs venus de la Science-Fiction ?

Il y a une autre possibilité. Les romans de littérature générale d'Iain Banks accordent à la perversité humaine une place spéciale, non qu'elle soit absente du cycle de la Culture, par exemple, mais sous une forme atténuée et dévolue surtout aux Intelligences Artificielles, drones et mentaux. Or, Transition est bien un roman sur la perversité, et cela de plusieurs manières. Deux personnages s'y affrontent pour le contrôle d'une mystérieuse organisation, le Concern, Madame d'Ortolan, perversement française, et Mme Mulverhill, délicieusement anarchiste.

Le Concern s'est donné pour mission de contrôler, autant que possible, le destin de l'Humanité dans l'intention affirmée de l'améliorer. Pour cela, il dispose de la capacité d'envoyer dans des univers parallèles, plus ou moins différents du nôtre qui n'est qu'un cas particulier, des agents qui ont pour mission d'observer ou d'intervenir, avec bienveillance ou violence. Nul, et pas même les membres de son conseil, ne sait de qui il tient son autorité. Madame d'Ortolan entreprend de s'emparer de sa direction à des fins strictement égoïstes, donc perverses, et Mme Mulverhill s'emploie à l'en empêcher, voire à la neutraliser. Il se pourrait qu'elle vise, sans le dire, à la disparition du Concern.

Le but même du Concern l'incline à la perversité. Il dispose sur la profusion des mondes parallèles humains d'un pouvoir presque absolu, et comme l'a dit fort pertinemment Lord Acton : le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument. Même lorsqu'il se veut bienveillant, le Concern attente à la liberté humaine. De quel droit, s'il semble dominer les différents possibles, décide-t-il de ce qui est le mieux pour l'avenir ? D'où tire-t-il sa certitude ? Banks interroge peut-être ici de façon déguisée la propension de l'Europe au xixe siècle (le fardeau de l'homme blanc) et celle de l'Occident au moins pendant la première moitié du xxe, voire la seconde, à orienter selon ses propres valeurs et intérêts l'évolution d'autres civilisations. Peut-on vraiment savoir, même avec les meilleures intentions du monde, ce qui est ou sera bon pour les autres ? On notera qu'on retrouve cette problématique dans le cycle de la Culture où celle-ci s'efforce d'amener au respect de ses propres valeurs, présumées universelles, des civilisations voisines dont les mœurs lui déplaisent. La question est profonde car rejeter l'idée de valeurs universelles introduit au relativisme et peut mener au chaos ou au totalitarisme ; si tout se vaut, rien ne vaut. À l'inverse, ériger ses propres valeurs construites au fil d'une histoire singulière et contingente en valeurs universelles témoigne d'une certaine arrogance. Il est difficile d'être un dieu.

Le thème d'univers parallèles exploités par l'Humanité ou transformés en vue de leur amélioration théorique est un classique. Clifford D. Simak en propose une version optimiste dans Chaîne autour du soleil :(3) l'accès à une infinité de Terres semblables à la nôtre mais inhabitées promet à notre Humanité une prospérité éternelle sans qu'il soit jamais besoin de génocides : la Frontière restera à jamais ouverte. Robert Reed, avec la Voie terrestre, met en scène des Vagabonds qui parcourent la chaîne depuis un million d'années pour apporter, autant qu'ils le peuvent sur tous ces mondes, la paix et la justice. Mais comme tous les possibles sont représentés, ils vont finir par rencontrer le mal absolu. Ici, la morale devient une dimension de l'espace. Dans Cowboy angels(4) de Paul J. McAuley, ces univers parallèles ouvrent un nouveau champ à l'impérialisme d'un Richard Nixon ailleurs épargné par le scandale du Watergate. Charles Stross, dans son cycle des Princes-Marchands, utilise le thème pour confronter des sociétés à des niveaux de développement économique et politique différents, le nôtre, un monde féodal et un troisième correspondant à l'époque victorienne. Bien d'autres auteurs ont multiplié les versions du thème, ainsi Philip K. Dick qui l'aborde sous l'angle des mondes subjectifs dans l'Œil dans le ciel,(5) faisant écho au célèbre l'Univers en folie(6) de Fredric Brown.

Malgré ce riche et parfois encombrant héritage, Iain Banks parvient à renouveler son approche en usant d'un mode éclaté de narration qui, à travers différents personnages, permet d'entrevoir la diversité des univers. La complexité, la non-linéarité, la suggestion d'une circularité du texte rappellent celles qu'il avait employées dans l'Usage des armes, rare exemple de boustrophédon romanesque.

Si les fins du Concern sont problématiques, les moyens qu'il emploie ne sont pas moins éthiquement contestables. Ses agents ne peuvent (en principe) pas se déplacer physiquement d'un univers à l'autre mais transportent leur esprit, leur identité, dans les corps d'hôtes involontaires. Ce qui du reste dénote de la part de Banks d'un étonnant choix métaphysique en faveur du dualisme âme-corps. On l'aurait cru plus agnostique, voire plus matérialiste au sens courant du terme. Quoi qu'il en soit, le produit indispensable à ces transferts est une drogue, le Septus, dont le nom déjà est étrange : c'est le participe passé d'un verbe latin qui signifie à peu près clôturer, clore, ce qui semble déplacé en l'occurrence. Puisqu'il s'agit de transitions, je crois volontiers que Banks a pu partir du terme transept, le mot étant le même en anglais et en français, comme transition. On ne sait ni qui a inventé le Septus ni quand il a été découvert, au moins mille ans avant notre présent. Le Concern, sous la férule vigilante de Madame d'Ortolan, emploie des laboratoires à l'améliorer ou même à s'en passer. La méthode retenue est celle préconisée par Alfred Bester dans Terminus les étoiles,(7) où l'on place le sujet dans une situation épouvantable pour l'obliger à se téléporter, ici à se transporter dans un autre univers. Le transfert en lui-même permet de choisir le lieu mais pas nécessairement l'hôte. Il semble toutefois que les vrais experts parviennent à se déplacer physiquement d'un univers à l'autre, et à y emmener quelqu'un.(8) Il faut dans tous les cas pouvoir se représenter, conceptualiser, le lieu d'arrivée. Ce sont toujours d'autres Terres comme si les Humains ne pouvaient pas se projeter ailleurs.

Mais dans le cas le plus habituel, cette possession d'un autre corps soulève quelques questions éthiques. L'occupé perd en effet toute conscience de ce que fait son corps et peut se retrouver à son réveil dans des situations insolites voire extrêmement désagréables quand, par exemple, l'agent l'a utilisé pour commettre un assassinat et l'abandonne sur les lieux. L'occupant n'a pas accès à la conscience de son hôte ni à sa mémoire épisodique, mais apparemment il profite de sa mémoire procédurale et en partie de sa mémoire sémantique, par exemple de sa connaissance des langues. Mais Madame d'Ortolan a trouvé un autre usage de cette capacité : se retrouver à demeure dans un corps jeune et soigneusement choisi. Elle a deux cents ans. Elle a obtenu du Concern ce privilège à force d'intrigues bien que la plupart de ses membres soient réticents à cette pratique. Mais d'Ortolan ne doute pas qu'elle convaincra ses collègues vieillissants de l'adopter. La résurrection dans la chair, en quelque sorte. Ce qui fait horreur à Mme Mulverhill sur un double plan : d'abord évidemment l'oblitération de la personnalité occupée, qui revient à un meurtre ; ensuite et surtout la perspective qu'en rendant immortels les membres de la direction du Concern, il ne devienne férocement conservateur, ne fige les histoires innombrables d'une Humanité ossifiée. C'est tout l'enjeu de cette partie de dames. Comme je l'ai déjà suggéré, le propos de Mme Mulverhill qui se garde bien de jamais l'exposer clairement, même à ses alliés, pourrait bien être de faire disparaître le Concern et de rendre aux Humanités leurs libertés et leurs incertitudes. À moins qu'elle ne représente elle-même un niveau de pouvoir supérieur à celui du Concern et qui a décidé de mettre un terme aux errements de ce dernier.

Une énigme du roman tient à la puissance du Concern et en particulier à ses moyens financiers illimités et dont du reste nos deux dames ne sont pas économes. La capacité de se déplacer entre des univers parallèles ne garantit pas la fortune. Mais, certes, si les membres du Conseil Central du Concern ou ses agents peuvent s'introduire dans les corps de personnalités bien placées, même s'ils n'ont pas accès à leurs consciences, ils peuvent en profiter pour s'informer, forcer des décisions et en tirer quelque avantage par les moyens les plus extrêmes. Au bout de quelques siècles, il y a de quoi se constituer un joli magot dans chacun des mondes. Les agents forment une population aussi variée qu'intéressante, du Philosophe, tortionnaire compétent et manifeste hommage à Sévérian, le héros de l'Ombre du bourreau(9) de Gene Wolfe, au trader insouciant de ses maîtres au profit de ses seuls intérêts, en passant par le tueur virtuose. Transition convoie donc une réflexion politique cynique et en même temps critique : le pouvoir se donne toujours pour but, sincèrement ou prétendument, d'améliorer le monde, mais il finit par tendre surtout à améliorer le sort de ceux qui l'exercent et de leurs valets.

La puissance (et une gloire secrète) à travers et par une infinité d'univers parallèles… Mme Mulverhill se livre à quelques réflexions là-dessus vers la fin du roman et se demande pourquoi dans aucun des mondes explorés, malgré leur diversité et souvent leur étrangeté, il n'y a trace d'extraterrestres. Ainsi vont les mondes.

Mais lesquels ? Sans remonter à Giordano Bruno et Leibniz, la théorie des mondes possibles a connu une riche descendance dans la Science-Fiction, puis dans la philosophie à partir du milieu du xxe siècle, et enfin dans la physique seulement au xxie siècle, à une exception près, plus ancienne, sur laquelle je reviendrai. Si l'on y réfléchit un peu, la Science-Fiction était prédestinée à l'accueillir puisque chacune de ses œuvres décrit un univers différent du nôtre dans ses arcanes mêmes, la philosophie beaucoup moins, et, pendant longtemps, la physique pas du tout en raison de son hypothèse fondamentale de l'unité et de l'unicité de l'univers résultant de sa symétrie selon le théorème d'Emmy Noether et de la mesure de constantes dites fondamentales. Depuis, les physiciens ont métaphoriquement mangé leur chapeau. Le multivers a pris du poids.

Brian Greene, dans son livre la Réalité cachée,(10) en compte six. Voyons celles qui pourraient répondre aux exigences du Concern.

La première, le multivers spatial, concerne ce qui pourrait exister au-delà des limites de notre univers visible, notre monde, dont le rayon actuel est de l'ordre de 13,8 milliards d'années-lumière.(11) Comme nous n'en occupons certainement pas le centre, l'univers est beaucoup plus vaste. Au-delà du bord des observables, d'autres mondes en ce sens peuvent exister dans un univers fini ou infini et doivent même très probablement exister car il n'y a aucune raison pour que notre monde jouisse d'un privilège. L'espace et le temps y ont les mêmes propriétés que dans le nôtre. Si l'univers qui les contient est fini, ils peuvent être tous différents. Mais s'il est infini, alors chacun de ces mondes est reproduit avec ou sans variantes un nombre infini de fois. Cela se comprend ainsi : dans tout monde qui est limité par un bord que définit la vitesse de la lumière, le nombre de particules est énorme mais il est fini. Le nombre de combinaisons possibles de ces particules, même s'il est énorme, est donc lui-même fini. Dans un univers infini, toute combinaison particulière est reproduite un nombre infini de fois.

Voilà un bon candidat pour le multivers de Banks. Mais il soulève des questions épineuses voire insolubles si l'on s'en tient aux caractéristiques des transitions. Ces mondes et en particulier ceux qui ressemblent au nôtre sont extraordinairement éloignés dans l'espace et ils nous sont inaccessibles puisque rien, dans notre monde, ne peut voyager plus vite que la lumière. Lorsque des transitions déplacent un esprit d'un corps dans un autre, on peut imaginer qu'il s'agit d'une âme qui se rit des contraintes de la physique. Mais outre que cela correspond mal à ce qu'on sait des convictions de l'auteur, certains de ses personnages, le transitionnaire, Mme Mulverhill et quelques autres, semblent capables de se déplacer physiquement d'un monde à l'autre et peuvent y emmener un invité simplement en le touchant. Donc, ce n'est pas le bon modèle.

Une variante intéressante, le multivers temporel, consiste à distribuer les mondes non pas dans l'espace mais dans le temps. Selon certaines théories cosmologiques, notre monde aurait pu être précédé et pourrait être suivi d'autres mondes qui auraient connu des phases d'expansion puis d'effondrement avec pour intermédiaires des singularités au travers desquelles toutes leurs propriétés auraient été effacées ou, selon la théorie de la gravité quantique à boucles, de presque singularités, des étranglements où les mondes auraient été compressés au maximum, passages du coup difficiles à franchir. C'est le multivers en rebonds. Là encore, les mondes pourraient se répéter à l'infini. C'est la vieille idée de l'éternel retour réactualisée par Nietzsche sans qu'on sache s'il y croyait vraiment, et, de façon moins connue, par Auguste Blanqui, l'“Enfermé” permanent, dans son livre l'Éternité par les astres (1872) écrit en prison sans doute pour se remonter le moral et s'évader, mais en négligeant l'idée que si les meilleurs des moments possibles se répètent, les pires aussi.

Le multivers temporel, c'est très bien, mais cela demanderait pour les transitions des déplacements dans le temps, en arrière ou en avant, de dizaines ou de centaines de milliards d'années, jalonnés par le franchissement du voisinage de singularités où le temps et l'espace n'existent plus ou se réduisent à peu de chose. C'est trop exiger de notre suspension d'incrédulité. D'autant que survient une objection au voyage dans le temps que ses adversaires ont rarement avancée : la conservation de l'énergie. Si un corps disparaît d'un présent, il soustrait brusquement à son univers la quantité d'énergie qu'il représente ; et il fait apparaître, tout aussi abruptement dans le passé ou l'avenir, la quantité d'énergie correspondante. La plus certaine, peut-être, des symétries de la physique serait violée.

Une troisième possibilité, le multivers inflationnaire, exploite la théorie d'Alan Guth. Sans être complète, cette théorie a proposé des solutions à un nombre de problèmes cosmologiques suffisamment grand pour qu'elle soit prise très au sérieux. De très petites régions de l'univers proches de ses débuts, dans un état antérieur au début de l'inflation, auraient connu une expansion prodigieusement rapide pendant un temps fini et donné naissance à des mondes isolés les uns des autres, dont le nôtre qui n'a aucune raison d'être le seul à avoir profité de cette étape sans laquelle nous ne serions pas. L'inflation peut même se poursuivre dans certaines régions de ces mondes, selon la théorie de Linde et alii, produisant à l'infini des univers bulles en grappe. Si tous ces mondes peuvent être différents les uns des autres, ils respectent les mêmes lois physiques, la symétrie de Noether, dont, par exemple, la conservation de l'énergie, puisqu'ils sont issus du même univers, mais non les constantes fondamentales et tout ce qui peut en découler, ainsi la valeur des champs qui pourrait y être très variée en fonction de la région de l'univers originel dont ils sont issus. Une petite proportion seulement pourrait donc accueillir des formes de vie. Pour la transition, l'inconvénient principal de ce modèle tient à ce que ces mondes s'éloignent les uns des autres à une vitesse proportionnelle à la distance qui les sépare car le multivers qui les contient est lui-même en inflation. Pour les rattraper, il faut non seulement courir vite mais sans cesse accélérer, au besoin bien au-delà de la vitesse de la lumière, ce qui demande du muscle.

Une quatrième possibilité, particulièrement redoutable, nous demande de faire appel à la théorie des cordes. Celles-ci, unidimensionnelles au contraire des particules les plus élémentaires qui seraient des points sans dimension, vibreraient et leurs harmoniques correspondraient aux particules que nous observons. Ces cordes, vraiment très petites, se refermeraient sur elles-mêmes ou seraient attachées à des branes (terme dérivé de membrane). Ces branes pourraient avoir deux ou trois ou jusqu'à dix ou onze dimensions en comptant le temps. C'est un peu à la carte. À des branes de n dimensions pourraient être attachés des mondes, et ces branes pourraient exister en grand nombre voire en nombre infini dans des espaces de dimension supérieure. Ce qu'il y a de favorable à la transition selon cette théorie, c'est que la notion de distance disparaît ou du moins change de sens. Un monde voisin sur une brane peut être très proche selon une dimension supplémentaire si l'on parvient à sortir de son monde et à voyager sur la brane (ne tentez pas ça chez vous !). C'est sans doute ainsi que voyagent les vaisseaux de la Culture. Mieux encore, deux branes porteuses de mondes variés peuvent n'être distantes que de millimètres dans la dimension supplémentaire.(12) Elles peuvent se rapprocher à se heurter dans la version dite ekpyrotique du big bang, que j'aime beaucoup. Le problème, c'est qu'on ne sait pas très bien à quoi correspondraient les mondes-univers portés par les branes. Ils pourraient ressembler au nôtre ou pas du tout.

Une extension de la théorie des cordes, mâtinée de celle des expansions en grappe, permet d'évaluer la diversité de ces mondes-univers et représente une cinquième possibilité. Elle suggère qu'il existerait au moins 10500 modèles d'univers, ce nombre étant fondé (d'après ce que j'ai compris) sur les valeurs discrètes possibles des constantes en tenant compte des contraintes de la physique quantique. C'est un nombre plutôt grand, un bon début sur le chemin de l'infini. De ce fait, ils peuvent ressembler au nôtre ou en être très différents, y compris dans leurs lois physiques et constantes fondamentales. Il faut préciser que cet ordre de grandeur ne dénombre pas tous les mondes possibles mais seulement les univers qui présentent des lois physiques particulières ; chaque univers peut abriter un grand nombre, mais fini d'histoires différentes. C'est le paysage cosmique. Il a l'avantage de résoudre le problème dit “anthropique” : pourquoi les constantes de notre monde sont-elles si finement ajustées selon des valeurs qui semblent arbitraires, que nous avons pu y apparaître ? Quelqu'un ou quelque chose les a-t-il réglées à cette fin ? Si toutes les valeurs possibles sont présentes quelque part, nous nous trouvons simplement dans un univers qui nous admet. Des spécialistes ont montré que ces univers ne sont pas si exotiques, la valeur d'une constante fondamentale qui nous exclurait, ou toute autre forme de vie, pourrait être corrigée par celle d'une autre.

Le problème, pour la transition, c'est que la multiplicité de tels mondes rend assez difficile le choix des cibles.

Le multivers le plus étrange et sans doute le plus tôt pris en considération sinon admis par la communauté scientifique est sans doute celui d'Hugh Everett III. Celui-ci se proposait de donner une interprétation de la physique quantique qui élimine le douloureux problème de la mesure et de l'effondrement de la fonction d'onde. L'équation de Schrödinger, la fonction d'onde, permet de calculer l'évolution d'un objet quantique, sa position et autres propriétés, et d'obtenir selon la règle de Max Born les probabilités d'observer à la mesure telle ou telle valeur. Mais elle n'indique en rien quelle valeur sera mesurée : elle fournit des distributions fondamentales de probabilités, avec une précision jamais prise en défaut, rien d'autre. Lors d'une mesure, on observe une valeur généralement proche de la plus probable, mais rien d'autre. Où sont passées toutes les autres valeurs possibles ? C'est un problème très agaçant et que l'on retrouve dans un autre cas. Un corps radioactif manifeste ce que l'on appelle une demi-vie, c'est-à-dire le temps pendant lequel il aura émis assez de neutrons pour avoir perdu la moitié de sa radioactivité. Cette durée qui peut être déterminée de façon incroyablement précise vaut pour une population importante d'atomes comme si ces atomes communiquaient instantanément entre eux pour se dire : « C'est à toi d'y aller ! ». Imaginons maintenant qu'on isole un seul de ces atomes radioactifs, ce qui est tout à fait concevable et même peut-être réalisable. Cet atome isolé peut émettre son neutron dans la seconde qui suit, ou dans un million d'années : il n'y a aucun moyen de le prédire ; on bute sur du hasard vrai.

Dans le cas de l'effondrement de la fonction d'onde, Everett propose que toutes les possibilités se réalisent mais dans des univers différents qui ne peuvent pas communiquer entre eux. Il appelle cette interprétation, théorie des mondes relatifs ou des mondes multiples (many worlds). Je préfère le terme de mondes divergents car ils se séparent à l'instant de la mesure, instant qu'il n'est du reste pas facile de définir. Dans chacun de ces univers, le physicien qui a procédé à la mesure s'interroge sur l'effondrement apparemment arbitraire de la fonction d'onde, mais dans le multivers de tous les physiciens, la question ne se pose plus. Le patron de thèse d'Everett, John Wheeler, jugea cette interprétation si extravagante qu'il demanda à son doctorant de la ramener aux dimensions d'une note pouvant passer inaperçue lors de la soutenance en 1956. Everett, blessé mais obstiné, la développa ensuite dans un article publié en 1957 dont il avait rédigé le brouillon en 1955. Wheeler, d'abord opposé à cette interprétation, finit par l'adopter et la défendre avec Bryce DeWitt, et la théorie suscite un grand intérêt depuis une vingtaine d'années.

Mais où Everett avait-il pris cette idée qui donnait une solution originale à un problème alors vieux de plus de trente ans ? J'ai suggéré ailleurs,(13) sans pouvoir évidemment le montrer, qu'il avait pu en puiser l'inspiration dans une nouvelle de Philip K. Dick. Celui-ci publie, en mai 1953, une nouvelle écrite l'année précédente, "le Monde qu'elle voulait".(14) Dans cette nouvelle, sans aucune allusion à la physique quantique, Dick décrit exactement la profusion de mondes qu'Everett va introduire dans sa théorie. Or on sait qu'Everett était un grand lecteur de Science-Fiction.

L'interprétation d'Everett a suscité nombre d'objections qui ont été plus ou moins bien écartées. D'abord, elle est impossible à prouver ou à réfuter expérimentalement. Le soulagement qu'elle apporte aux physiciens demeure purement théorique, ou plutôt métaphysique. Ensuite, elle soulève de sérieux problèmes de probabilités : si un monde qui a, selon la règle de Born, une chance sur cent d'advenir, quel sens a cette probabilité s'il existe nécessairement quelque part ? À quoi pourrait bien ressembler un monde très peu probable ? Vaporeux ?(15) Et si le nombre de possibilités est infini, ce qui est concevable avec un espace et un temps continus, alors la notion même de probabilité perd tout sens, et c'est la physique quantique qui s'effondre.

Certains physiciens ont toutefois imaginé des utilisations lucratives de l'interprétation des mondes divergents. Si l'on y croit absolument, il est facile de devenir riche, dans au moins un univers. L'expérimentateur courageux et cupide va parier toute sa fortune sur une opération qui lui assure avec une faible probabilité un gain colossal. Il prévoit un dispositif qui l'euthanasie instantanément et sans douleur dans tous les mondes où il a perdu, ne se retrouvant sans solution de continuité que dans celui où il a gagné. Pour lui, c'est le seul réel. Il laisse évidemment dans un grand nombre de mondes des familles éplorées mais il peut l'ignorer puisqu'il a assuré la prospérité de celle de son monde. Une version plus élaborée impliquant une tontine permet à tout un groupe de croyants de devenir chacun fabuleusement riches.(16) C'est peut-être la source de la fortune du Concern.

Toutefois, pour le Concern, l'interprétation d'Everett présente un sérieux inconvénient : c'est qu'elle est entièrement déterministe, étant un développement de la fonction d'onde de Schrödinger qui est rigoureusement déterministe. Tout ce qui peut arriver arrive mais personne n'a le choix. Pour récupérer un certain libre arbitre, il faut l'abandonner pour accepter une part de vrai hasard, au sens où l'entend Nicolas Gisin qui ne se satisfait pas de ce déterminisme démoralisant.(17)

Après avoir été longtemps considérées avec suspicion, les théories des mondes nombreux(18) suscitent depuis le début du siècle un véritable engouement des physiciens et l'intérêt du grand public, d'où la multiplication des livres et articles les concernant.(19) Ces théories dans leur diversité proposent des solutions au moins partielles à des problèmes difficiles comme l'effondrement de la fonction d'onde ou l'ajustement “anthropique” des constantes de l'univers. Mais elles sont loin de faire l'unanimité. Bien des physiciens et cosmologues les rejettent comme non scientifiques. Ainsi George Ellis qui déclare : « Le problème, c'est qu'au final le multivers peut tout expliquer, et qu'il ne prédit donc rien de spécifique. Il est indémontrable… Accepter de considérer les multivers comme une proposition scientifique, cela revient à affaiblir les critères qui permettent de distinguer la science des autres types d'explication du monde… l'intelligent design… ou l'astrologie. ».(20)

Le principal inconvénient des théories qui supportent des multivers est en effet qu'elles ne s'appuient sur aucune observation ni expérimentation. Elles ne sont ni prouvables, ni réfutables, se situent donc hors de la définition de la science généralement admise, et relèvent de la métaphysique au sens strict, c'est-à-dire après ou au-delà de la science. Ainsi se rétablirait la relation intime entre savants, mathématiciens et philosophes qui semblait naturelle dans la Grèce antique.(21) Dans le cas de la théorie d'Everett, le formalisme quantique lui-même interdit qu'elle soit jamais prouvée puisque tout contact entre ses univers divergents est impossible. Dans d'autres cas, ainsi celui des univers multiples dans le temps, il n'est pas impossible qu'une signature dans le rayonnement cosmologique vienne le soutenir, mais cela demeure hypothétique. Il pourrait en aller de même si un autre univers dans l'espace était venu effleurer le nôtre, mais en dehors de ces traces cosmiques, aucun espoir. La théorie des cordes, au bout d'un demi-siècle, n'a reçu aucun début de vérification expérimentale.

Ces théories ne sont pas arbitraires pour autant. Elles ont été construites à force de déductions à partir de connaissances réelles et des problèmes évoqués. Mais Kant nous a appris(22) à nous méfier des résultats de déductions métaphysiques à propos de la fameuse preuve ontologique de l'existence de Dieu qu'il a mise à mal : Dieu ayant toutes les qualités, Il a celui de l'existence ; donc Dieu existe. L'issue kantienne consiste à rappeler qu'il s'agit d'un concept, d'une représentation que nous nous faisons et qui n'a pas de sens en dehors de nous, et non d'un observable, du résultat d'une expérimentation. C'est le cas de ces multivers, ni réfutables ni susceptibles d'une observation, qui demeurent purement théoriques, métaphysiques. Au moins pour l'instant.

Ce qui ne signifie pas que ces théories sont inutiles : elles proposent à la science un horizon, tout comme Kant considérait que le concept d'un Être omniscient et omnipotent proposait à la science le but inaccessible du savoir et du pouvoir absolus. Certains problèmes scientifiques sont demeurés longtemps métaphysiques : c'est le cas du célèbre paradoxe E.P.R. par lequel, dans les années 1930, Einstein entendait montrer le caractère incomplet de la mécanique quantique. Pendant longtemps, on l'a pensé insoluble. Puis les inégalités de John Bell (1964) et les expériences d'Alain Aspect (début des années 1980) ont tranché expérimentalement en faveur de la physique quantique et de la non-localité que réprouvait Einstein. Il est donc concevable que des théories qui relèvent aujourd'hui de la métaphysique soient un jour rejointes par la science. Elles ont un autre avantage, moins rigoureux : nourrir la Science-Fiction et nous faire rêver.

J'aime à penser que les figures hypnagogiques qui nous apparaissent juste avant le sommeil, à la fois étranges, complexes, souvent belles et toujours évanescentes, sont des images virtuelles provenant d'autres univers, de trop brève manifestation, comme les particules virtuelles, pour transgresser aucune loi physique. Peut-être nos rêves y trouvent-ils un germe que l'inconscient développe ensuite à sa façon ? Je n'invite personne à me croire.

Hélas, pour Iain Banks, le rêve s'est arrêté. Il est décédé le 9 juin 2013 des suites d'un cancer de la vésicule biliaire décelé trop tard. Avec la disparition du créateur de la Culture, ses admirateurs ont perdu celui qui fut l'un des meilleurs auteurs de toute l'histoire de la Science-Fiction et, selon une liste du Times de 2008, toutes catégories confondues, l'un des cinquante meilleurs écrivains britanniques apparus depuis 1945. Une liste où figurent George Orwell, William Golding, Doris Lessing, J.R.R. Tolkien, C.S. Lewis, Anthony Burgess, Mervyn Peake, J.G. Ballard, J.K. Rowling et Michael Moorcock pour ne citer que ceux qui se sont illustrés dans les domaines de l'imaginaire. Il nous reste à espérer qu'une transition conduira Iain M. Banks au sein de la Culture et que ce grand amateur de voitures de sport voyagera plus vite que la lumière. En attendant, il tourne dans la ceinture des astéroïdes (astéroïde 5099).

Gérard Klein → Transition par Iain M. Banks
Librairie Générale Française › le Livre de poche › Science-Fiction, [2e série], nº 33143, octobre 2013


  1. The Book of universes (2011), édition française : Dunod, 2012.
  2. Cela dépend des éditions : la première édition anglaise ignore le M mais l'édition américaine l'arbore.
  3. Ring around the Sun (1952).
  4. 2007, sous le même titre en français.
  5. Eye in the sky (1957).
  6. What mad universe (1949).
  7. The Stars my destination (1956).
  8. Iain Banks n'est pas très clair là-dessus et, à vrai dire, j'ai l'impression qu'il retient, à tel ou tel moment, telle ou telle possibilité qui l'arrange. Licence poétique.
  9. The Shadow of the torturer (1980).
  10. The Hidden reality (2011), édition française : Robert Laffont, 2012.
  11. Compte tenu de l'expansion de l'univers, le rayon de notre univers dit observable serait de l'ordre de 40 à 45 milliards d'années-lumière. En effet, les objets les plus lointains et les plus anciens que nous pouvons observer aujourd'hui se sont éloignés de nous et, en raison de la valeur finie de la vitesse de la lumière, nous ne pouvons pas observer leurs états plus récents. L'âge de notre univers serait de l'ordre de 13,817 milliards d'années mais les objets observables ne sont apparus qu'un peu plus tard.
  12. Un exemple simple convaincra les esprits réticents. Sur un monde à deux dimensions spatiales (Flatland), un pont ne peut pas exister et deux routes peuvent se croiser, mais si deux véhicules se croisent au même lieu et au même moment, l'accident est inéluctable. Dans notre monde à trois dimensions, un pont permettra à une route d'enjamber l'autre de quelques mètres et d'éviter toute collision. Ce qui permet aux héros de films d'action de sauter du pont sur le toit d'un camion pour échapper à leurs poursuivants, exploit totalement incompréhensible pour un Flatlandais.
  13. Dans la préface au premier omnibus des romans de Philip K. Dick.
  14. "The World she wanted" dans le magazine Science fiction quarterly.
  15. Sur l'interprétation d'Everett et ces problèmes, voir de Brian Greene la Réalité cachée, chapitre 8, "les Mondes multiples de la mesure quantique", page 261 et suivantes de l'édition Robert Laffont.
  16. L'idée est développée dans un article du Scientific American repris dans Pour la science, dont je n'ai malheureusement pas retrouvé les références.
  17. Voir l'Impensable hasard (Odile Jacob, 2012), excellent ouvrage préfacé par Alain Aspect.
  18. Si j'ai choisi ici l'adjectif "nombreux", c'est que certains sont divergents à partir d'un événement origine (théorie d'Everett) et d'autres parallèles. Le qualificatif de multiples est généralement attaché à la théorie d'Everett (many worlds) alors qu'ils sont divergents.
  19. Une bonne partie de cette préface est tirée des deux livres cités, la Réalité cachée et le Livre des univers, que je recommande à qui veut tenter les transitions. Les erreurs éventuelles seraient de mon fait.
  20. Dans Ciel et espace, nº 518, juillet 2013.
  21. Je ne suis pas certain que des philosophes contemporains accepteraient sans sourciller mon extension de la métaphysique, mais c'est bien ainsi que des physiciens et des épistémologues qualifient ces théories.
  22. Dans sa Critique de la raison pure.