Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Gérard Klein préfaces et postfaces la Ballade…

Gérard Klein : préfaces et postfaces

Samuel R. Delany : la Ballade de Bêta-2 suivi de Empire Star

Livre de poche nº 7060, avril 1995

Samuel Delany, né en 1942 à New-York dans une famille de la bourgeoisie de Harlem, a manifesté très tôt un penchant et un talent prononcés pour la musique et pour la littérature. [Couverture du volume]Il est l'un des très rares écrivains noirs de la Science-Fiction américaine, voire le seul en son temps, et le seul encore qui ait atteint une considérable notoriété au moins jusqu'à ce qu'il ait été rejoint par Octavia Butler. La rareté des écrivains noirs dans la Science-Fiction américaine demeure une énigme pour le sociologue. Elle peut en effet difficilement s'expliquer par les préjugés d'un milieu qui s'est toujours montré plus libéral et plus accueillant que l'univers éditorial pris dans son ensemble : la carrière précoce de Delany lui-même suffirait à le démontrer. Il publie à vingt ans son premier roman, les Joyaux d'Aptor (1962), puis une trilogie aussi épique qu'échevelée, la Chute des tours (1963). Il n'a pas vingt-trois ans lorsqu'il écrit les deux nouvelles remarquables que vous allez lire.

Un Orphée noir, donc, qui aurait lu Lautréamont et Rimbaud sans rien renier des frénésies des pulps. Tout en respectant les règles au demeurant élastiques de la Science-Fiction, il aime donner à ses histoires une allure, voire un contenu, mythologique. Et c'est pourquoi il les situe le plus souvent dans un lointain avenir, où les technologies sont si avancées qu'elles prennent une allure de magie, selon le mot fameux d'Arthur C. Clarke, et où les hommes ont conquis les étoiles et rencontré des espèces improbables. On n'y trouve pas d'empires galactiques mais plutôt des archipels interstellaires entre lesquels cabotent des capitaines courageux et des artistes aventureux qui ont des allures de gitans. Ainsi le héros de Nova (1) consulte le tarot et joue de la théramine. Ce dernier instrument mérite ici un commentaire car le mot figure dans peu de dictionnaires. Il s'agit d'une sorte de synthétiseur portable, croisement d'une guitare électrique et d'un accordéon, qui permet de reproduire tous les sons d'un orchestre plus ceux d'instruments jamais inventés ; quant à son nom que Delany n'a pas inventé mais fort bien illustré, il désignait dans l'entre-deux-guerres un des premiers synthétiseurs électroniques, inventé par un ingénieur d'origine russe, Theramin, l'équivalent en quelque sorte de nos ondes Martenot.

Cet univers, par son ouverture à la différence, par sa fraîcheur lyrique, son optimisme raisonné aux accents souvent dramatiques mais rarement tragiques, et surtout son ouverture à l'avenir, représente quelque chose de très singulier et peut-être d'unique dans la Science-Fiction américaine. Les meilleurs connaisseurs du genre, comme Michel Demuth qui a beaucoup œuvré à faire connaître Delany en France et qui a été l'éditeur initial du présent recueil, ne s'y sont pas trompés. On décèle sans doute dans ces textes de la première période trois influences de maîtres des années cinquante, mais cette œuvre ne s'y réduit pas : l'influence de Cordwainer Smith dont la galaxie éclatée des Seigneurs de l'instrumentalité semble parfois avoir servi de modèle à celle de Delany ; celle de Robert Sheckley, l'infatigable créateur de gimmicks interstellaires et d'utopies génialement ratées qui concilient étrangeté et ironie ; et enfin celle de Theodore Sturgeon, dont l'hymne permanent à l'unité et à la chaleur de la vie semble avoir profondément marqué notre jeune barde de l'hyperespace. Ce n'est pas sans émotion que les admirateurs du grand Sturgeon reliront l'hommage que lui rend Delany dans Empire Star : « Jo, tu auras l'impression, on a l'impression, en lisant, que certains auteurs ont déjà découvert les choses que l'on découvre. Ainsi, Théodore Sturgeon, un écrivain de science-fiction d'il y a longtemps, m'anéantissait chaque fois que je lisais quelque chose de lui. Il semblait avoir vu chaque rayon de soleil jouant sur la fenêtre, chaque ombre de feuillage projetée sur les yeux mi-clos, que je pouvais voir. Il semblait avoir fait toutes les expériences que je pouvais faire, que ce soit jouer de la guitare ou faire deux semaines de canoë à Arkansas Pass, au Texas. Et il écrivait censément de la fiction, et ce, il y a quatre mille ans. »

Il y a quatre mille ans. Toute une confiance dans l'avenir et dans la pérennité de valeurs qui peut, trente ans plus tard à peine, sembler naïve et même surannée, transparaît dans ces quelques mots. Mais c'est tout autant, et surtout, une affirmation de la puissance de la poésie, des mots là où ils s'aventurent au bord fragile et frémissant du sens. Et cette affirmation n'est ni naïve, ni surannée. Même si les noms se trouvent oubliés, en quatre mille ans, même les noms de Theodore Sturgeon et de l'Arkansas, on peut croire que subsistent au creux de mots eux-mêmes changeants le fil du chant, la tradition de l'émotion.

C'est de cette conviction que se nourrissent l'art et la réflexion de Samuel Delany. Lorsqu'au milieu de sa vie, il cesse apparemment d'écrire pour enseigner à partir de 1975 la littérature comparée, notamment à l'Université du Massachussets où il obtient une chaire en 1988, il continue de servir, au travers de la linguistique, la poésie. L'une et l'autre lui paraissent porter et éclairer ce qu'il y a de plus continu, de plus permanent, dans le temps et dans l'espace à travers l'histoire de l'humanité. Joneny, le jeune héros de la Ballade de Bêta-2 (1965), n'est pas en vain un ethno-linguiste, et ce n'est pas pour rien qu'il cherche dans les obscurités d'une chanson la solution aux énigmes d'un Voyage. Delany, dont le nom rime avec celui de son héros, s'est lancé dans la même quête.

Mais cette attention, on est tenté d'écrire cette affection, aux œuvres du passé, voire de notre présent condamné à devenir un passé, n'est pour lui jamais synonyme d'un conservatisme, d'une fermeture frileuse sur un patrimoine figé. Les mythes ne sont pas l'occasion d'un retour nostalgique à un passé surcomposé, mais de variations sur l'avenir inattendu que des mots anciens permettent de continuer à dire et à prédire.

Dans la seconde nouvelle, Empire star (1966), en effet, la trame se replie sur elle-même pour produire, à l'infini, du nouveau, métaphore à mes yeux de la littérature dans tout son déploiement, palimpseste regratté qui, loin de se répéter à jamais, se renouvelle dans les erreurs, les interprétations et les révélations de ses copistes comme de ses créateurs. C'est une nouvelle profonde, et peut-être difficile, que je vous recommande de lire au moins deux fois. Elle s'inscrit à l'exact opposé de la production de répétition, de réduplication qui, sous couvert de distraction et d'asservissement mercantile aux goûts supposés du grand public, tend à envahir la Science-Fiction elle-même de nos jours. Provisoirement, on l'espère.

Comme l'écrit Samuel Delany dans la conclusion qu'il lui donne : « C'est un commencement. C'est une fin. Je vous laisse le soin d'ordiner vos perceptions afin de faire le voyage de l'un à l'autre. ».

Notes

(1) Le Livre de Poche