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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Kevin O'Donnell, Jr. : ORA : CLE

Livre de poche nº 7147, mai 1992

Avec "la Brousse" (1) et "Il viendra des pluies douces" (2), Ray Bradbury a peut-être inventé la domotique, terme assez barbare pour désigner la maison automatisée et informatisée, [Couverture du volume]riche de sa gestion automatique et de tout ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui la réalité virtuelle. Il est paradoxal, remarquable et tout à fait caractéristique de la Science-Fiction qu'un des auteurs les moins intéressés par la technique en ait fait un usage poétique que l'état de l'art vient rejoindre une quarantaine d'années plus tard.

Dans "la Brousse", des enfants disposent d'une nurserie si parfaite qu'ils peuvent y créer des univers virtuels qui n'ont rien à envier à la réalité. Au point que la sauvagerie inconsciente de ces gracieux bambins tels qu'aime à les imaginer Bradbury choisit de s'incarner dans une férocité mortelle. Pour qui ? Lisez la nouvelle, elle vaut le voyage. Dans "Il viendra des pluies douces", une maison survit, un certain temps, à la disparition de ses maîtres, effacés par une guerre nucléaire.

Mais ce que ni Bradbury ni ses contemporains ne semblent avoir prévu, à l'exception de Murray Leinster dans sa nouvelle "un Logique nommé Joe" (3), qui date pourtant de 1946, c'est la combinaison ou plutôt l'intégration de la domotique et des grands réseaux informatisés. Elle permet d'avoir toute l'information du monde à portée immédiate d'écran, aussi grand et aussi parfait qu'on voudra, et en quelque sorte le monde entier à domicile. Elle introduit, comme cela se pratique déjà marginalement, à une généralisation du travail à domicile, au moins pour toutes les activités qui consistent à créer, traiter et distribuer de l'information, c'est-à-dire celles qui promettent de se développer de façon exponentielle dans l'avenir.

Le véritable sujet d'ORA : CLE, qui lui a valu le Prix Mannesmann-Tally et l'intérêt des informaticiens, c'est celui-là, au-delà d'ingrédients plus traditionnels comme la présence d'extra-terrestres redoutables encore que discrets sur notre Terre et les conflits entre maîtres du clavier électronique. Aël Elcatravain ne quitte pratiquement jamais son appartement, sauf pour aller soigner ses bonsaïs sur sa terrasse, en partie à cause de la menace que font peser les Dacs, mais surtout parce que ni lui ni sa femme, Emdée Aussincante, n'en ont réellement besoin. Ils font leurs courses à domicile par transmetteur de matière, ce qui est le seul écart à la vraisemblance immédiate que se permet Kevin O'Donnell. Cette apparente claustration ne leur pèse pas puisqu'ils peuvent communiquer instantanément avec tout autre individu de la planète et ont accès de façon immédiate et parfaitement réaliste, encore qu'illusoire, à toutes les bibliothèques, tous les musées, tous les spectacles, tous les paysages de la planète.

Il est intéressant de comparer ORA : CLE à deux des ouvrages majeurs de John Brunner, Tous à Zanzibar et Sur l'onde de choc (4), qui datent respectivement de 1968 et 1976 dans leur édition originale. Entre le premier et les deux autres s'est produite cette révolution fondamentale de notre fin de siècle qu'est la naissance du micro-ordinateur et son expansion foudroyante à partir du milieu des années quatre-vingt, notamment grâce à la facilité d'emploi du Macintosh qui tend à devenir une norme. Prenez un micro-ordinateur et branchez-le sur le réseau téléphonique et vous avez le moyen de voyager dans le monde entier à la vitesse des électrons dans un fil de cuivre, des ondes hertziennes à travers l'espace, et très bientôt des photons dans un câble optique.

Nul besoin d'être prospectiviste ou informaticien pour déceler les miracles ou les dangers de ces techniques. Il n'est aucun moyen non plus d'en deviner toutes les applications et toutes les conséquences. L'avenir seul, avec la richesse de ses incertitudes, et l'ingéniosité humaine qui a ses limites, imprévisibles elles aussi, en décideront. Mais dans vingt ans, on relira peut-être avec attendrissement, sans nul doute avec intérêt, ORA : CLE en considérant probablement la popularisation des ordinateurs et de leurs multiples descendants comme une révolution aussi importante pour l'histoire de l'espèce humaine que le fut celle de l'agriculture au néolithique. La voiture, à côté, fera figure de char à bœufs.

La comparaison avec la révolution néolithique pourra sembler outrée à nombre de mes lecteurs. Pourtant l'agriculture a permis la naissance des villes, il y a plus de sept mille ans, puis l'apparition des empires, d'abord minuscules, puis continentaux et enfin planétaires, et de la civilisation au sens où nous l'entendons non sans présomption, avec le chiffre, la comptabilité, l'écriture, la littérature. L'ordinateur domestique permet à son tour d'imaginer, plutôt que le village global issu de l'audiovisuel prédit par MacLuhan, une multiplicité de villages délocalisés constitués par des communautés d'intérêts, au double sens du mot, intellectuel et socio-économique. Maîtriser l'ordinateur, ce qui n'est guère difficile au niveau de l'usager moyen, devient aussi important que de savoir lire et écrire, et on peut s'y mettre à tout âge.

Ces villages délocalisés, dont les forums informatiques constituent les fondations, seront-ils à l'origine de nouveaux empires, immatériels, ou bien permettront-ils l'extension et la maturité des relations démocratiques ? Ce n'est pas le moindre mérite d'ORA : CLE que de poser la question de façon passionnante, pragmatique et dépourvue d'a priori dogmatiques.

Notes

(1) In l'Homme illustré, Denoël,1954.

(2) In Chroniques Martiennes, Denoël, 1954.

(3) In Demain les Puces, Denoël, 1986.

(4) Le Livre de Poche.