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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Greg Bear : Éon

Livre de poche nº 7162, février 1994

Éon et sa suite Éternité réunissent déjà spontanément la plupart des thèmes de la Science-Fiction, des plus directement inspirés de la science aux plus fantaisistes, au point que Greg Bear [Couverture du volume]rejoint ici l'esprit des grands space opera mythiques des années trente et quarante, façon Doc Smith pour les connaisseurs. Une technologie débridée sert la description de sociétés différentes qui ne sont pas sans rendre à l'occasion un accent cyberpunk.

Mais à tous ces thèmes vient s'ajouter une autre dimension, plus inattendue, celle de l'uchronie, qui s'est introduite subrepticement, avec le temps.

En effet, dans Éon, publié initialement en 1985 aux États-Unis, Greg Bear prévoit un échange nucléaire entre l'Union Soviétique et les États-Unis en 1993. Il fait quatre millions de victimes, pour la plupart en Europe Occidentale et en Angleterre. C'est ce que ses personnages appellent la Petite Mort de 1993. Nous avons dépassé cette échéance sans subir ce mal du moins, et l'Union Soviétique a même disparu. Cet échange limité, si l'on ose dire, prélude dans le livre à la Mort, qui fait — ou fera — en 2005 plus de quatre milliards de victimes, mais qui ne saurait plus se réaliser dans ce cadre.

Par ailleurs, l'analyse politique de la situation de l'URSS que fait Greg Bear, probablement en 1983 compte tenu des délais de parution propres aux éditeurs américains, est sommaire mais globalement correcte. Le recul notamment technologique de l'Union Soviétique la conduit, toujours dans le roman, à hésiter entre se démettre et attaquer. On sait que fort heureusement, elle a renoncé au second terme de l'alternative.

Cette anticipation démentie de notre auteur conduit à s'interroger sur la dimension prospective de la Science-Fiction, et sur la persistance de son intérêt même lorsque la vision est démentie par le déroulement de l'histoire. C'est une vieille question posée dès les premiers romans de Wells et ses essais prospectifs. Elle a été profondément renouvelée par les romans “réalistes” de John Brunner, l'Orbite déchiquetée, Tous à Zanzibar, Sur l'onde de choc et le Troupeau aveugle.

En plus d'un sens, le public y a répondu en continuant à lire avec enthousiasme des œuvres qui avaient, apparemment, perdu leur actualité. Le Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne a toujours des lecteurs, tout comme les Premiers hommes dans la Lune de Wells. Sous certaines conditions de présentation, une intrigue spéculative demeure passionnante comme si son lecteur pouvait se remettre dans les conditions d'ignorance qui rendaient possible l'énigme originelle. Peut-être s'agit-il même là d'un des traits importants de la Science-Fiction. Elle ne serait pas spéculation à partir d'un savoir, un au-delà du savoir positif en somme, comme affectent de s'en indigner certains scientifiques à propos de ses facilités, ou une ébauche de métaphysique comme s'en félicitent quelques philosophes. Mais elle serait un problème soulevé dans un cadre à peu près consistant et à laquelle l'auteur donne une ou plusieurs réponses à peu près logiques dans ce cadre. Sa vraisemblance est plus interne que contextuelle. Si le lecteur admet le problème, il va s'intéresser à la démarche de l'auteur dans l'exposition de ses propositions de réponse, allant jusqu'à faire abstraction de ses connaissances antérieures et admettant ce qui, en temps normal, lui aurait paru absolument inadmissible. Dans le cas d'un problème simple comme celui du voyage interstellaire, la question n'est donc pas de savoir si la solution proposée par l'auteur respecte ou non les limitations relativistes ni comment il les tourne ; elle n'est pas non plus tellement d'accepter que le voyage interstellaire soit possible sans trop s'inquiéter de ses moyens et d'explorer quelles en seraient les conséquences, ce qui est la définition la plus souvent donnée de la Science-Fiction ; mais elle est de voir quelle dramaturgie, quel style, l'auteur va adopter pour faire accepter sa solution. Les romans interplanétaires de l'entre-deux-guerres par exemple ne suscitent en général plus beaucoup notre intérêt, sauf d'un point de vue historique, parce qu'ils mettent en œuvre des procédés auxquels nous sommes désormais accoutumés, comme la fusée, et des vérités ou des erreurs astronomiques devenues tout aussi banales ; à l'inverse, des procédés extravagants comme celui de la cavorite dans les Premiers hommes dans la lune continuent à nous charmer et à éveiller la curiosité.

Il en va de même dans l'uchronie. Ce n'est pas tellement le point de savoir ce qui se serait passé si Napoléon ou Hitler avaient gagné leurs guerres respectives qui nous intéresse. C'est la façon dont l'auteur va mettre en scène son univers alternatif, dont il va nous surprendre, nous effrayer, nous séduire.

Par là, la Science-Fiction se rapproche et s'éloigne à la fois du reste de la littérature. D'un côté, l'intérêt du public dépend d'un style éminemment personnel et non pas tant de la véracité scientifique ou de la pertinence prospective de l'œuvre, même si dans un mouvement second, réflexif, celles-ci l'installent dans une certaine pérennité. Par style, on entend évidemment ici non seulement l'écriture, mais aussi l'agencement général de la fiction.

Mais on voit bien en même temps que ce style, qu'il concerne l'écart par rapport à l'historique comme dans le cas qui nous a servi de prétexte ou celui par rapport à la vraisemblance factuelle (très localement scientifique) est d'un ordre tout autre que ce qu'on désigne par là non seulement dans le roman de littérature générale mais aussi dans les genres spécialisés, policier, western, fantastique, fantasy. On ne cherchera évidemment pas ici à définir ce qui constitue un tel style, se bornant à souligner qu'il y a là un vaste champ de recherche, fort peu défriché jusqu'ici. Je me contenterai de suggérer que dans la littérature générale et toutes les littératures spécialisées auxquelles je peux penser sauf la Science-Fiction, le style s'exerce généralement à l'intérieur d'un espace de contraintes défini pour le genre à travers une œuvre fondatrice et ses épigones. Le lecteur admettrait difficilement qu'Albertine soit tombée de la planète Mars et meure de la densité de notre atmosphère, ou que l'assassin de la chambre close ait effectivement le pouvoir de passer à travers les murs. Cela relèverait dans les conventions des genres concernés de ce que les physiciens appellent contre-factualité et qui serait dans ces cas une forme tout à fait outrée de l'invraisemblance. La Science-Fiction au contraire va constamment user d'une contre-factualité provisoire et l'intégrer à une factualité admissible par un jeu de langage et de raisonnement. C'est toujours à l'extérieur de ses conventions qu'il se passe en ses œuvres quelque chose d'intéressant, et ses conventions sont du coup perpétuellement mobiles. C'est peut-être la raison pour laquelle cette espèce littéraire, comme la poésie, ne supporte pas la définition.

Un aspect peut-être intéressant de cette approche tient à ce qu'elle permet de mieux relier des œuvres dont le socle scientifique est apparent, comme certains romans et nouvelles d'Arthur C. Clarke, et d'autres où il est à peu près inexistant, comme la plupart des romans d'A.E. van Vogt ou de Philip K. Dick. Elles ont en commun un style qui se ramène peut-être lui même à un jeu sur des règles d'existence. Ce jeu relève de la spéculation intellectuelle qui est elle-même une des origines de la pensée scientifique, et il me semble s'établir à l'opposé de la spéculation mythologique ou théologique.

Éon me semble en tout cas un exemple particulièrement fascinant de ce jeu. Le style particulier de Greg Bear conduit le lecteur à admettre comme justifié, comme vraisemblable, chaque détour, chaque page, pourvu qu'il accepte les conventions de la Science-Fiction. Et pourtant, si on tentait d'en résumer l'action, elle apparaîtrait comme un invraisemblable tissu d'assertions inadmissibles entre lesquelles l'hypothèse d'une guerre thermonucléaire entre soviétiques et américains, bien que factuellement démentie par l'histoire, semble encore la plus réaliste.

Certains en tireront argument pour rejeter le livre. D'autres, dont je suis, penseront qu'il faut bien du talent à un auteur pour transporter son lecteur jusqu'au bout du monde. Et bien au-delà.