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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Robert Silverberg : la Reine du printemps

Livre de poche nº 7183, avril 1996

Le modèle de la fourmilière fascine depuis longtemps les esprits spéculatifs, en particulier depuis qu'il a été décrit au siècle dernier par le grand entomologiste et écrivain Jean-Henri Fabre et [Couverture du volume]célébré par le poète belge Maurice Maeterlinck.

La fourmilière, la termitière et la ruche semblent en effet proposer à l'humanité un modèle à la fois parachevé et effrayant de l'organisation sociale, qui serait comme une préfiguration de la civilisation rationnelle à venir. L'efficacité biologique et écologique des insectes sociaux est remarquable : elle leur permet d'assurer nourriture, reproduction et défense grâce à une division du travail et à des rôles spécialisés, comme dans les sociétés humaines. L'individu, pour autant qu'il existe séparément, s'y consacre entièrement au bien-être et à la survie de la collectivité. On peut même dire qu'il s'y sacrifie. Et c'est bien ce qui est terrifiant pour le sujet humain que ni les exhortations de la morale, ni les démonstrations des idéologies ne convainquent jamais d'abdiquer tout à fait dans l'exercice de son désir personnel.

Bien entendu, la Science-Fiction a tiré un grand profit de ce modèle. Elle a souvent vu dans l'organisation des insectes sociaux la manifestation d'une intelligence radicalement étrangère mais pouvant préfigurer l'avenir des sociétés humaines. On rencontre des extraterrestres de ce type dans les Premiers hommes dans la Lune (1901) de H.G. Wells qui n'est sans doute pas le premier ouvrage à proposer cette figure, et on retrouve dans le Voyageur imprudent (1943), de René Barjavel, une humanité future transformée en fourmilière. Elle était du reste en bon chemin dès le Meilleur des mondes (1932) d'Aldous Huxley. Frank Herbert, dans la Ruche d'Hellstrom (1973), décrit la mise en œuvre programmée par une secte, aux fins de sa survie, de la transformation d'humains en quasi-insectes sociaux.

D'autres romans, comme les Formiciens (1932) de Raymond de Rienzi, spéculent sur l'origine de l'organisation sociale des fourmis et avancent que l'espèce a pu connaître à l'ère secondaire une phase d'intelligence individuelle comparable à la nôtre, et un langage articulé, auxquels elle aurait renoncé par souci d'efficacité et non sans conflits au profit du sur-être social et de l'immortalité de l'espèce.

Dans les Demi-dieux (1939), Gordon-Bennett propose que des fourmis géantes et intelligentes deviennent des rivales redoutables pour l'humanité. Tout en conservant aux fourmis leur taille habituelle, Bernard Werber fait de même dans les Fourmis (1) (1991) et le Jour des fourmis (2) (1992).

Ce bref panorama du thème ne fait qu'effleurer un riche imaginaire aux manifestations innombrables mais qui revient presque toujours à la critique idéologique des totalitarismes, en particulier du communisme, et plus généralement des utopies sacrifiant l'individu à la gloire de l'espèce. Un seul ouvrage, à ma connaissance, met en scène une fourmi individuelle, en quelque sorte mutante : c'est Spiridon le muet (1908) d'André Laurie, fourmi de taille humaine, chirurgien de génie que n'encombre aucune préoccupation éthique et qui représente en quelque sorte la quintessence du rationalisme scientiste. Mais ce pathétique “Führer” formicien a lui aussi pour objectif de supplanter l'espèce humaine.

Une des raisons de la fascination qu'exerce l'efficacité collective des insectes sociaux tient à la perfection de leur organisation et de leurs constructions. Aucun ingénieur, aucun architecte humain, dit-on non sans raison, ne serait capable de concevoir, et encore moins de construire, l'équivalent d'une termitière en résolvant les énormes problèmes globaux d'équilibre thermique et de ventilation que cela suppose entre autres. L'invocation de l'instinct inscrit dans un programme génétique est d'un médiocre secours : d'une part, le capital génétique d'un termite est relativement limité et ne saurait contenir le plan détaillé d'une termitière ; d'autre part, il n'existe pas deux termitières rigoureusement identiques, ce qui semble exiger une extraordinaire intelligence dans l'adaptation aux situations locales ; leur édification selon les normes humaines demanderait également des capacités de planification et de communication prodigieuses.

Enfin, c'est la stabilité des formes sociales des fourmis, des termites et des abeilles qui a frappé les imaginations : elles existaient longtemps avant les dinosaures et elles subsisteront selon toute probabilité longtemps après que les humains auront disparu. En un sens limité, les insectes sociaux sont les véritables maîtres de la Terre. Et les insecticides n'y peuvent pas grand chose.

Les métaphysiciens et autres spéculateurs de l'imaginaire ont donc été souvent réduits à invoquer des pouvoirs proprement surhumains, notamment extrasensoriels, qui seraient dévolus aux insectes sociaux. Les premiers ont défini la ruche comme un être collectif, point si différent dans ses spécialisations et sa structure des pluricellulaires que nous sommes. Ce n'est sans doute pas faux mais cela n'explique pas grand chose. Les seconds ont volontiers doté les reines, ou un mystérieux conseil des insectes, d'une intelligence prodigieuse et d'un pouvoir télépathique. C'est ce que fait Robert Silverberg en attribuant à la reine des Hjiks une capacité d'hypnose à distance qui menace de subvertir, au-delà de sa race, toutes les formes d'intelligence.

Cependant, il n'est pas certain qu'il faille aller chercher si loin. Dans ce domaine comme dans bien d'autres les connaissances humaines ont beaucoup progressé durant le dernier demi-siècle. D'une part, les modes de communication des insectes sociaux, par danses, par phéromones, par gestuelle orientée et par palpations, ont commencé d'être décryptés. D'autre part, il est apparu que de rares espèces de mammifères, ainsi certaines espèces de taupes (3), soumises à des conditions extrêmes, adoptent des solutions analogues à celles des insectes sociaux, notamment dans leur reproduction qui spécifie des “reines” reproductrices et des “ouvrières” sexuellement neutres. Enfin et peut-être surtout, le miracle apparent de comportements collectifs assez subtilement organisés pour permettre l'édification de cités qui défieraient l'habileté de constructeurs humains, semble trouver des solutions assez simples à travers les phénomènes d'auto-organisation.

La référence à l'auto-organisation et aux effets dits émergents qui en résultent inquiète encore beaucoup d'esprits rationnels qui y voient des relents de métaphysique voire une résurgence du surnaturel, ou de sa version philosophiquement convenable mais tout aussi douteuse qu'est l'intentionnalité, dans les sciences naturelles. Bien à tort, comme je vais tenter de l'illustrer, sinon de le démontrer à travers un exemple simple et bien documenté.

Lorsque les fourmis quittent la fourmilière le matin en quête de nourriture, elles se dispersent au hasard dans toutes les directions. S'il existe à une distance raisonnable une source abondante de nourriture, chacune y parvient selon son propre chemin et retourne à la fourmilière munie de son butin en suivant pour ne pas se perdre le chemin qu'elle a marqué de ses odeurs (4). En fait, ces balises parfumées sont chargées des mêmes phéromones pour toutes les fourmis de la même espèce, et ceci est important. On pourrait s'attendre à ce que ces fourmis reviennent chacune à la fourmilière par leur chemin de l'aller et que leurs trajectoires sur le terrain, entre leurs deux objectifs définis, demeurent distribuées au hasard.

Or ce n'est pas ce que l'on constate. Au bout d'un certain temps, après un certain nombre d'allers et retours, la plupart des fourmis, puis pratiquement toutes les fourmis, adoptent le chemin le plus commode, généralement le plus court, entre le stock de nourriture et la fourmilière. Elles optimisent ainsi collectivement leur effort. Comment font-elles ?

La première énigme à bien saisir est que les fourmis n'ont pas de cartes et encore moins de cartographes et qu'elles ne voient les choses qu'au ras du terrain. L'observateur humain qui les observe de haut et qui peut embrasser du même coup d'œil les deux extrémités du voyage peut s'illusionner sur la facilité de la découverte du chemin optimal. Pas les fourmis. D'autre part, à supposer qu'une fourmi “pense” avoir trouvé le chemin le moins fatigant, elle n'a aucun moyen de le faire savoir à ses collègues et encore moins de les en convaincre. Alors faut-il supposer un ordinateur central qui compare la durée des trajets et intime à toutes les fourmis l'ordre de suivre le chemin emprunté par la fourmi la plus efficace ? Ce n'est nullement nécessaire.

Chaque fourmi, on l'a dit, dépose tout au long de son chemin une substance odorante qui lui sert à le retrouver. N'importe quelle autre fourmi peut se servir de ces repères. Au reste chaque fourmi individuelle ne revient pas nécessairement par le chemin qu'elle a emprunté à l'aller mais par n'importe quel chemin signalisé à l'odeur. Un chemin est d'autant mieux balisé, et donc plus attractif, qu'il est plus fréquenté. Un chemin court aura plus de chances d'être fréquenté qu'un chemin long parce que dans un temps donné plus d'allers et retours pourront y avoir été effectués. Il sera donc plus puissamment balisé à l'odeur et donc plus attractif.

En d'autres termes, si l'on considère deux chemins, l'un court et l'autre long, et qui sont tous les deux fréquentés chacun au départ par le même nombre de fourmis, la même quantité de phéromones sera répartie sur une moindre longueur sur le chemin court et l'attraction sera plus forte. La densité de phéromones sera évidemment moindre sur le chemin long et l'attraction moins grande. À l'embranchement des deux chemins, les fourmis, qui n'ont pas besoin de voir plus loin que le bout de leur nez, seront plus attirées par le chemin court, plus puissamment odorant dès ses premiers centimètres, que par le chemin long. Au bout d'un certain temps, pas très long, le chemin le plus court deviendra de la sorte irrésistiblement attirant pour toutes les fourmis. Et chaque passage renforcera encore cette attraction.

La définition du chemin le plus économique est un phénomène émergent résultant d'un processus d'auto-organisation qui n'implique aucune carte, aucune intelligence supérieure et aucune télépathie, mais seulement la production de phéromones et que les fourmis soient attirées par elles en proportion de leur concentration. D'une certaine manière, les fourmis ne manifestent pas plus d'intelligence qu'une goutte d'eau lorsqu'elle emprunte la ligne de plus grande pente. Mais la définition de la meilleure trajectoire est ici progressivement affinée par une collectivité et se trouve hors de portée de tout individu isolé.

On peut supposer, bien que je n'en risquerai pas ici la démonstration, que l'ingéniosité apparente déployée dans la construction de termitières géantes, est le produit de tels phénomènes d'auto-organisation, au même titre que la croissance de tout être vivant dont le “plan” n'est pas inscrit en totalité dans les gènes. Il suffit qu'un certain nombre de règles, relativement simples, soient inscrites dans chaque élément constitutif pour que la combinaison de ces éléments produise dans un environnement donné un résultat apparemment inédit et rigoureusement imprévisible à partir des prémisses. On comprend que ces phénomènes retiennent l'attention de certains chercheurs de l'intelligence artificielle. Voir le jeu de la vie et l'étude des interactions entre automates cellulaires.

Cela dit, le bon déroulement du “plan” suppose une grande sensibilité à ces règles, ou programmes, d'origine. En d'autres termes, si simples qu'elles paraissent, il suffirait qu'elles soient assez peu différentes pour que rien ne marche. Tout se passe comme si au travers de l'évolution, ces règles avaient été affinées pour obtenir des effets de plus en plus complexes et surtout de plus en plus efficients. Les très nombreuses espèces d'insectes sociaux sont très stables dans le temps parce qu'elles ont “trouvé” en ce qui les concerne les “bonnes” règles ou plutôt, en termes moins anthropomorphiques et intentionnels, parce qu'elles ont à peu près atteint leur programme optimal et qu'elles ne peuvent plus s'en écarter. Mais ces règles demeurent néanmoins assez souples, ou plutôt assez riches, pour permettre à ces espèces de survivre dans des environnements assez variés, sans quoi elles auraient disparu.

Du point de vue de la termitière, les êtres humains dépendent de beaucoup trop de règles, au demeurant souvent contradictoires, pour être réellement efficients. Ils passent une grande partie de leur temps à explorer les chemins les plus bizarres et les plus longs, et ils semblent même avoir une certaine prédilection pour eux. Mais s'ils sont plutôt inefficaces dans chaque environnement donné, ils sont assez efficaces lorsqu'il s'agit de survivre dans une très large gamme d'environnements. C'est leur façon collective de s'adapter. Ils parviennent même à pénétrer dans des environnements qui leur semblaient au départ radicalement hostiles, voire interdits, comme le fond des mers et l'espace interplanétaire. Les produits émergents de la socialité humaine sont par exemple l'art et les mathématiques. Sans oublier le jeu d'échecs.

C'est toute la philosophie du Peuple de Hresh, fondée sur une incoercible curiosité. On peut donc douter que la ruche soit l'avenir de l'homme. Les programmes de l'humanité vont à l'encontre de ce destin à moins qu'elle ne décide de les manipuler dans ce sens, ce qui serait vraiment très difficile.

Quant à savoir, sur le très long terme, quelle conduite est la plus sûre, eh bien, rira bien qui rira le dernier.

Notes

(1) Le Livre de Poche

(2) Le Livre de Poche

(3) Techniquement, ce ne sont pas des taupes, mais le spécialiste me pardonnera cette simplification.

(4) Fabre avait déjà proposé cette signalisation par les odeurs dans sa description des fourmis rousses, à la suite d'une expérience ingénieuse. Mais il ne pouvait pas dépasser le stade de la conjecture.