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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Michael G. Coney : le Gnome

Livre de poche nº 7204, février 1998

Le Chant de la Terre est une des séries les plus étranges de la Science-Fiction, qui en est prodigue. Elle est supposée extraite d'un chant épique qui relate l'histoire de l'humanité, plus [Couverture du volume]quelques autres, et qui a tant proliféré au fil des temps sur une matière si riche, qu'il faudrait plus d'un siècle pour le réciter en entier. Nous n'en disposons donc que de fragments qui comportent à ce jour, dans la transcription très lacunaire que nous en a livrée Michael Coney (lui-même auteur peu banal), cinq volets, la Grande course de chars à voiles qui en constitue le prologue, la Locomotive à vapeur céleste, les Dieux du grand loin (1), le Gnome et le Roi de l'île au sceptre. Ses fervents savent qu'elle conte la mésaventure d'un presque dieu, Starquin le Cinq-En-Un qui, se promenant dans l'univers des aléapistes, se trouva piégé quelque part dans l'espace par les champs de mines d'une guerre interstellaire future. Malgré ses pouvoirs, il risquait d'y périr d'inanition au bout de quelques millénaires si l'histoire ne pouvait être réécrite afin de le libérer.

C'est là qu'interviennent les aléapistes, les Didons et quelques dizaines (pour le moins) de personnages et d'espèces insolites. Les aléapistes sont les embranchements et les chemins du multivers, tous les possibles de l'histoire, en somme toutes ses variantes internes (2). Mais elles parcourent aussi toutes les variantes externes de ce que nous considérons à tort, dans la perspective étriquée de notre clocher, comme l'Univers. Nos physiciens y déchiffrent des lois et des constantes qui, pour sembler arbitraires en dernière instance, paraissent s'imposer à tout ce que nous pouvons observer. Elles pourraient, semble-t-il, être différentes. Qu'en serait-il de la réalité si elles l'étaient ? Eh bien, les univers, régions locales de ce multivers, seraient également différents. En somme, le multivers contient tous les possibles de notre univers, tout ce qui se serait passé si une parole avait été dite ou tue, si une bataille avait été perdue ou gagnée, mais en plus une infinité d'autres univers aux règles différentes et que nous ne pouvons même pas imaginer. Chaque univers inclut toutes les variations compatibles avec ses conditions initiales d'existence ; le multivers inclut toutes les conditions initiales d'existence des univers, et toutes leurs conséquences. Si l'existence d'une licorne est incompatible avec les lois de notre univers, il peut exister dans l'infinité des possibles un univers tel que la licorne y soit nécessaire.

Dans la perspective du Chant de la Terre, les décisions des êtres conscients altèrent (3), éventuellement à leur insu, les probabilités d'existence de telle ou telle aléapiste. Pour libérer le Starquin, la question est donc de favoriser tel ou tel cours de l'histoire future, de renforcer telle ou telle aléapiste de façon à ce que la probabilité de celle sur laquelle il demeure prisonnier et meurt soit si faible que cet être qui transcende les aléapistes la ressente à peine. Si au contraire elle devient le courant principal, il est perdu pour l'essentiel et ne demeurera qu'à l'état de trace fantomatique sur les autres aléapistes, devenues improbables.

Dans certaines conditions, et afin de servir ce plan ou ce complot, des êtres moindres que le Starquin peuvent passer d'une aléapiste à une autre, d'un univers à l'autre, en empruntant des portes. Les Didons sont les gardiennes de ces portes. Elles sont aussi les principales pièces de la partie cosmique qui vise à libérer le Starquin, celles qui s'y affairent sur des millénaires. Elles sont les extensions du Starquin, ses créatures indirectes, expédiées dans le passé, ses filles d'une beauté et d'une loyauté en principe absolue mais qui n'est pas sans faille puisqu'elles jouissent de leur libre arbitre. Et tout se complique.

Laissons là l'intrigue principale du Chant de la Terre, dont le cours fait pour le moins des méandres. Profitant de la liberté que lui donnent ses aléapistes et ses univers à constantes variées, Michael Coney ne s'est pas privé d'inventer des univers délicieusement étranges. Dans l'un d'eux, il a même ajouté la variante des réalités virtuelles, ce qui lui donne encore plus de liberté s'il en avait besoin. (Et on peut même se demander si toute l'épopée de la libération ou de la mort de Starquin, et tant qu'on y est notre univers tout entier, passé, présent et avenir, ne sont pas inclus dans une de ces simulations créées par des ordinateurs pour le bénéfice de rêveurs.)

Une telle liberté lui permet d'introduire rationnellement dans son multivers des univers de Fantasy, mythologiques, ou carrément empruntés à ce que nous considérons comme de la littérature, par exemple le cycle arthurien (que certains appellent la Matière de Bretagne). Dans notre univers, où sa probabilité est ectoplasmique, le roi Arthur et la cour de Camelot sont des objets littéraires ; mais dans un autre univers auquel les portes des Didons peuvent donner accès, il est la vérité littérale. Ainsi, beau sujet de méditation pour un écrivain, spécialement de Science-Fiction, ce que nous tenons pour illusions et pures créations de l'esprit humain dans notre monde, se trouve être la substance d'un autre univers pour lequel nous ne sommes peut-être que des fictions. Sur d'autres aléapistes, Emma Bovary, Julien Sorel, et Albertine sont des êtres de chair et de sang et non des fictions de signes et d'encre. Ailleurs, selon la formule clamée par tant de tee-shirts, « Bilbo lives », littéralement Bilbo vit. Selon la vieille interrogation refourbie par Borges, qui rêve le rêveur ?

Un tel usage des univers parallèles n'est d'ailleurs pas une nouveauté pour la Science-Fiction, même si Coney l'a poussé plus loin que personne. On évoquera, sur le même registre, le génial Univers en folie (4) de Fredric Brown, dont une génération au moins de lecteurs ne s'est jamais remise.

Dans les trois premiers volumes de son épopée (la Grande course de chars à voiles, la Locomotive à vapeur céleste et les Dieux du grand loin), Michael Coney s'en tient à des univers de Science-Fiction, témoignant certes d'une imagination fertile. Mais dans les deux derniers (le Gnome et le Roi de l'île au sceptre), il se met à profiter de la liberté qu'il s'est octroyé, pour introduire dans le multivers des scènes et des personnages de Fantasy, avec le gnome Fang et son monde, puis des emprunts (ou plutôt des variations) au cycle arthurien. Que les contempteurs de la Fantasy mercantile et des paraphrases laborieuses de la Matière de Bretagne ne s'en effarouchent pas : Coney fait preuve d'une invention, d'un humour et d'une qualité littéraire dignes de la meilleure Science-Fiction, et il n'est pas besoin de solliciter beaucoup son texte pour découvrir qu'il y moque en réalité avec finesse les ridicules de la Fantasy, un peu comme Cervantés se gaussait des crédules lecteurs de romans de chevalerie.

Mais du coup, l'épopée de Coney devient aussi une des très rares œuvres qui d'une part inféode la Fantasy à la Science-Fiction, en fait un sous-ensemble, et d'autre part et surtout s'établit à cheval sur les deux genres, ce qui est fort peu commun. On aurait pu penser (et je l'ai cru un temps moi-même) qu'un assez grand nombre d'écrivains, usant des licences (5) de l'imaginaire, produisaient des œuvres hybrides, à mi-chemin des deux espèces, empruntant des idées aussi bien à une science quasi magique qu'à une sorcellerie réifiée et codifiée. En fait, il n'en est rien. Contrairement à ce que beaucoup d'ignorants affirment, et que certains journalistes répètent, Science-Fiction et Fantasy sont des genres spécifiques, avec des origines et des histoires distinctes, des présupposés et des structures narratives différents. Aussi différents, voire plus, que le roman policier et le roman sentimental entre eux. Dans le cadre de ces préfaces, j'ai eu l'occasion de souligner les conditions de l'explosion de la Fantasy commerciale sur le marché américain à partir des années 1960 (6). L'intrusion de Michael Coney dans ce domaine me donne l'occasion de revenir sur ce sujet controversé et de tenter de mieux définir la Fantasy pour y voir plus clair.

Que faire de mieux dans ce dessein que consulter l'éditeur le plus assidu de ce domaine, Jacques Goimard ?

En 1970, il publie dans le supplément littéraire du Monde (7) le premier article sérieux paru en France sur « un genre anglo-saxon : l' heroic fantasy ». Cet article mériterait d'être cité en entier tant ses sources sont documentées et ses jugements fermes (car il n'est guère tendre pour les auteurs et pour les lecteurs de Fantasy).

« L'amateur d' heroic fantasy », note cet analyste, « c'est Don Quichotte refusant de guérir. Les révolutions technologiques peuvent bouleverser les genres de vie, les guerres mondiales balayer la planète, il n'en a cure : une fois pour toutes, il s'est réfugié dans un univers imaginaire hermétiquement clos. L' heroic fantasy représente le monde tel qu'il aurait dû être pour combler nos rêves les plus primitifs : les hommes y sont démesurément forts, les filles miraculeusement belles, les problèmes lumineusement simples. »

Et il en conclut : « Il s'agit donc d'une tentative, la plus radicale peut-être, pour constituer une littérature de pure évasion : on y trouve des never never lands, des pays parfaitement étrangers au nôtre, mais décrits jusque dans les plus infimes détails et susceptibles, à ce titre, de concurrencer efficacement le réel. »

Après avoir caractérisé ses lecteurs puis le genre lui-même, notre critique en vient à ses auteurs : « Repliés sur eux-mêmes, un peu schizoïdes pour tout dire, les écrivains d' heroic fantasy sont prisonniers d'une fixation à leur propre passé et plus généralement au passé collectif : leurs histoires se situent souvent sur Terre avant l'invention de l'écriture ou l'avènement de l'espèce humaine ou, si elles se passent sur des mondes imaginaires, ceux-ci ont toujours un petit côté préhistorique ou médiéval. Leurs principales sources d'inspiration sont le roman historique à la Walter Scott et les littératures primitives (ou folkloriques) revues et corrigées par les ethnologues. »

Et il ajoute à leur adresse : « Pareille prédilection pour le passé ne va pas sans choix politique en filigrane : Conan l'invincible et certains de ses pairs sont des héros des origines, natifs de la forêt primitive, et leurs qualités de force brute et d'implacable bravoure (comme le style archaïsant qui orne le récit de leurs aventures) font parfois penser aux mythes nazis. »

J'avoue que je ne saurais aussi bien dire. Et cet historien de préciser les modèles et les origines lointaines du genre : « Ce souci d'imiter un passé réduit à sa valeur d'archétype, cette vocation pour le pastiche vague, ne sont pas nouveaux : on les trouve chez Ovide, Firdousi (8), l'Arioste et Spenser (9), sans parler de Cervantés, qui n'a jamais brûlé tout à fait la bibliothèque de Don Quichotte (10). Mais l' heroic fantasy, en tant que genre, se rattache à la fois au roman d'aventures et au roman gothique : il n'est donc pas étonnant d'en trouver la source dans le dix-neuvième siècle anglais. »

Dans la suite de son article, Goimard entreprend un historique succinct mais instructif du genre dans le monde anglo-saxon, de William Morris à la date de l'article, en passant par Dunsany, Eddison, Cabell, Howard, Mervyn Peake et l'inévitable Tolkien. Il entreprend sur la fin d'y annexer quelque peu des auteurs qui ont écrit d'un côté de la Science-Fiction et de l'autre de la Fantasy, comme Leiber et Moorcock, sans trop insister sur cette distinction essentielle, et d'autres auteurs qui ont écrit de la Science-Fiction échevelée, comme Philip José Farmer et Jack Vance, en précisant tout de même à propos du dernier qu'il « est passé maître dans l'art d'imaginer des mondes parfaitement improbables, à la manière de l' heroic fantasy, et de les rendre plausibles à force de cohérence, à la manière de la Science-Fiction. » Ce qui est tout à fait pertinent et souligne de façon très explicite la distinction entre les deux genres. Il est vrai que Goimard qui travaillait alors, avec Demètre Ioakimidis et moi-même, aux sommaires de "la Grande Anthologie de la Science-Fiction" du Livre de Poche, s'y connaissait à merveille.

La fameuse dispute entre confusionnistes (la Science-Fiction et la Fantasy, c'est au fond la même chose, vague et imaginaire) et séparatistes (il s'agit de deux espèces littéraires en tous points distinctes) est donc réglée dès 1970 par un orfèvre. Et il est remarquable que la problématique qu'il propose est si bien venue qu'elle englobe toujours le genre plus d'un quart de siècle plus tard.

On peut toutefois se perdre en conjectures lorsque Jacques Goimard lui-même, dans un article publié en mai 1994 dans Contact, la publication promotionnelle de la FNAC, éprouve le besoin de caractériser désormais la Fantasy comme la descendante successorale de la Science-Fiction, son nouvel avatar, qui serait écologique et humaniste. Après avoir introduit cette confusion, se retranchant derrière son autorité d'universitaire, notre professeur d'université (comme il signe son article de Contact) célèbre la Fantasy pour mieux enfoncer « la SF classique » au prétexte qu'elle « a surtout tiré une vision du monde en ruines, qui aujourd'hui intéresse une minorité de lecteurs. »

Une réponse très incomplète à cette énigme peut être recherchée dans un texte inédit, daté de 1988, sans doute prélude à un travail universitaire d'envergure, adressé à quelques amis, où Goimard s'interroge sur les origines et les propriétés du merveilleux auquel il a rattaché avec pertinence, plusieurs fois, notamment dans les pages de Fiction, la Fantasy. Je ne peux évidemment pas rendre ici toute la richesse de ce texte. Il y remonte avec raison jusqu'aux hésitations d'Aristote sur la définition du merveilleux. Présentant les complémentarités et contradictions dont le merveilleux est le lieu, il était sur la voie d'une découverte que je vais m'efforcer de dégager de sa gangue, et dont il semble malheureusement, peut-être noyé dans un océan d'érudition, demeuré sur le seuil.

C'est que le merveilleux — et donc la Fantasy — occupe un espace, forcément vide, entre les éléments de couples de contradictions dans les termes, entre des catégories qui s'excluent mutuellement mais qui là sont indissolublement liées dans le langage (ce que les rhétoriciens appellent des oxymores (11) et dont l'exemple classique est "l'obscure clarté"). Plutôt, du reste, que d'occuper au sens strict le centre de cet espace vide, le merveilleux s'y promène.

Considérons notamment le couple du religieux (de la croyance, de l'ineffable) et du rationnel (de l'observé, du démontré, du communicable), et perpendiculairement par convention, celui du désir (du supposé, de l'exposé) et de la morale (de l'imposé), qui définissent entre eux une sorte de carré (magique ?). Religieux et rationnel, morale et désir sont en opposition dans chacun de ces couples, pour le moins en dissonance. Il n'y a pas en effet entre ces termes de moyen terme (sinon de compromis boiteux) bien qu'ils entretiennent entre eux des relations fortes qui font puissamment exister le vide qui les sépare. Sur les côtés du carré, des alliances intéressantes se dessinent qui introduisent de nouveaux oxymores : le segment qui va du désir au religieux porte l'espoir de la survie de l'âme, de la Rédemption, du ciel et du Paradis ; le segment religieux-morale supporte la crainte de la survie de l'âme, de la damnation et de l'Enfer ; l'alliance de la morale et du rationnel produit la contrainte, la sanction, la culpabilité, la condamnation ; le dernier côté du carré qui relie rationnel et désir introduit à la maîtrise, aux pouvoirs, à l'immortalité physique. Mais tout cela se lit mieux sur un schéma qu'au long de l'espace unidimensionnel de la ligne imprimée.

[Schéma]

Bien entendu, les catégories ici évoquées sont passablement empiriques, encore qu'elles soient éloquentes, et on pourrait en multiplier le nombre. Je ne me battrai pas une seconde pour défendre ces termes si on propose de leur en substituer d'autres ; ce qui m'intéresse, c'est la tension qui les unit. On notera cependant qu'elles sont relativement universelles : beaucoup de sociétés hors même de l'Occident font une place à l'immortalité de l'âme et aux récompenses et châtiments qui l'attendent, toutes sont dotées de règles, aucune n'échappe à une certaine rationalité (qui est un effet de communication), beaucoup aussi croient en des pouvoirs magiques mobilisables à travers des rites codifiables, etc. On relèvera aussi qu'elles produisent aisément des oxymores qui sont précisément ceux qu'on rencontre dans la littérature de Fantasy, par exemple, en diagonale du schéma, la maîtrise de l'enfer (proprement impensable si l'on croit à l'enfer) qui mène droit à travers la sorcellerie à la damnation, à moins qu'on n'y échappe (ou la retarde) grâce à l'immortalité physique.

Ainsi, ces notions (concepts ?) définissent un espace vide que rien de défini ne peut emplir, un espace puissamment vide, suis-je tenté de dire, un vide formidablement présent puisqu'il est cerné par des objets communs et inéluctables, et traversé par leurs incompatibilités. Ce vide interne, ce lieu de l'absence, ou plutôt de la solution absente, est peut-être aussi le lieu où peut s'opérer une catharsis (au sens aristotélicien) (12). C'est là que se baladent, hors temps, par force dans l'indéfinition et l'indécision, le Merveilleux et la Fantasy. Le sujet qui en produit et qui en lit erre à la recherche d'une vérité, d'une synthèse introuvables, dans le vide laissé au cœur de l'anneau (magique ?) ou encore logé à l'intérieur du tore (lacanien ?).

En effet, le psychisme humain à la fois contient aisément des contradictions, voire des incompatibilités, et en a horreur, cherche dans l'imaginaire le moyen de les réduire, voire de les résoudre, par souci d'économie (13). En même temps, il subit la séduction des zones vides, voire interdites, qu'il se promet aussitôt de pénétrer et de meubler. Parlez-lui d'une limite infranchissable comme la vitesse de la lumière, et il invente presque immédiatement des mots (et parfois des concepts) pour la transgresser, comme les tachyons. Ainsi, il a la capacité de soutenir les oxymores dont nous avons parlé, et il se précipite pour peupler le vide qu'elles dessinent. Dans le cas qui nous occupe, il y loge le Merveilleux et son avatar récent, la Fantasy. Les êtres de la Fantasy eux-mêmes sont des oxymores, dragons sans briquet et licornes roides que la virginité séduit, sans parler du couple du nain et de l'ogre. Le vide est le lieu le plus radical de l'évasion, comme disait Goimard.

On notera qu'il ne peut s'agir que d'un objet purement littéraire, sans réalisme autre que de détail (et Goimard notait justement l'abondance baroque des détails et des cartographies dans la Fantasy) et sans réalité sous-jacente. C'est à la fois sa force et sa faiblesse : sa force puisque tout y est possible et que cela devrait même en faire l'objet d'art par excellence, sans référent, flaubertien et mallarméen (« aboli bibelot d'inanité sonore ») ; sa faiblesse parce que cet objet sans référent en devient abstrait, dépourvu de toute vraisemblance, dans l'irréalisme et l'inauthenticité, et même, dans son actualisation, éloigné de toute identification un peu poussée. La plupart des auteurs de Fantasy n'ont tout simplement pas les moyens de leur projet. Il faut le talent immense d'un Flaubert (celui de la Tentation et de Salammbô), d'un Borges, d'un Kafka (certes éloignés de la Fantasy, mais non de l'insolite et du merveilleux) et peut-être d'un Tolkien, ou à un moindre degré d'un Eddison ou d'un Peake, pour le faire tenir par le style, comme pur objet littéraire, occasion de la contemplation esthétique du doute, de l'approche d'un vertige dans et par le langage. Dans la note citée, Goimard insiste longuement, et de façon pertinente, sur la méfiance que suscite le merveilleux. Mais il ne semble pas s'apercevoir que cette méfiance s'adresse moins au merveilleux lui-même qu'au projet impossible de résolution de tendances incompatibles qu'il traduit.

C'est précisément ce caractère de pur objet littéraire qui distingue radicalement la Fantasy de la Science-Fiction, du Fantastique classique, du Fantastique moderne, du Policier, du roman historique et de toutes les autres espèces littéraires, y compris le roman “réaliste”. Ces espèces littéraires ne se promènent pas dans un vide. Je suis tenté de dire qu'elles ne divaguent pas.

Il faut attacher de l'importance aux images de la science et à ses capacités pour s'intéresser à la Science-Fiction ; il faut admettre que les choses seront peut-être bien comme les avenirs auxquels elle introduit, même si on n'en est pas certain. Le Fantastique classique repose sur la complémentarité indissoluble d'une nature et d'une surnature qui fut objet de croyance (“je ne crois pas aux fantômes, mais j'en ai peur.”) et sur les intrusions de l'une dans l'autre ; le Fantastique moderne est hanté de l'idée qu'il y a des forces mystérieuses et incompréhensibles qui peuvent faire irruption dans le monde quotidien et qui le tissent même dans l'insu ; le Policier se fonde sur celle qu'il y a des gendarmes, des voleurs et des lois ; le roman historique sur cette autre qu'il y a un passé qui a eu des conséquences et laissé des traces. Et ainsi de suite. Toutes ces espèces littéraires ont leur espace de pertinence, qu'on peut discuter, et s'efforcent même sans cesse d'y tenir, de le prouver, alors que la Fantasy n'en a pas, sinon celui du vide. Elle est oxymoronique par construction, alors qu'elles ne le sont pas. Elle est nostalgique de l'inexistant, alors qu'elles regrettent, au pis, l'inarrivé, et parfois qu'elles le célèbrent. Appliquer à toutes ces espèces la catégorie de l'imaginaire ne mène nulle part, sinon à la paresse et à la confusion.

Il est au demeurant possible de situer les autres espèces littéraires sur mon diagramme. Elles se tiennent toutes loin du centre, sur les bords, par exemple la Science-Fiction entre désir et rationnel, le Policier entre morale et rationnel. Il faudrait bien entendu multiplier les axes et transformer ce cercle magique en sphère multidimensionnelle en introduisant par exemple comme couples le temps et l'invariance (bel oxymore que le temps suspendu, et qui a à voir, oh combien, avec la Fantasy) ; le sexe et l'amour qui sont, comme chacun sait, disjoints et pratiquement incompatibles, le sexe étant une pulsion et l'amour visant une personne ; l'historique et le politique, et ainsi de suite, à votre bon cœur.

Bien évidemment, cette approche un tantinet structuraliste n'est nullement exclusive d'autres, comme celle, psychogénétique, de John Clute (14), ou celles, sociologiques dont on me sait friand. Au contraire, elle les éclaire. Selon Clute, la Fantasy est caractérisée par un développement en trois phases : dans la première, surprenant une ère d'innocence, une Morbidité, une force maléfique, a pénétré dans le monde, le fissure et menace de le détruire ou de s'en emparer, ce qui revient au même ; la deuxième phase est celle de l'Épreuve, de la Quête douloureuse du Remède, du Talisman ; enfin, vient, dans la troisième, la Réparation, le Triomphe du vrai, du bien et du beau, la Réconciliation, le retour du Roi, dont on sait qu'il sera définitif. L'ordre et la paix sont revenus, mais quelque chose, peut-être, a changé : le bonheur n'est plus innocent. Il y a eu un avant et il y a un après. Le temps, timidement, s'est introduit dans l'être, inquiétant l'extase d'un printemps éternel… jusqu'à la série suivante

On ne peut s'étonner que la Fantasy fascine des adolescents au moment où ils sont précisément soumis dans leur croissance à la dislocation de forces internes (et externes) antagonistes. Ni qu'elle se développe à des moments historiques où les tensions s'exacerbent, dans la société, entre des valeurs inconciliables comme celles d'un Ancien Monde déjà révolu et d'un Nouveau en passe d'advenir (15), comme lors du triomphe de la bourgeoisie industrielle dans l'Angleterre de Morris, ou encore quand se creuse l'abîme qui sépare le paisible idéal universitaire oxbridgien de l'érudit Tolkien (thé, bibliothèque et muffins) et la violence technicienne du monde en guerre ; ou peut-être aujourd'hui, à l'occasion de la mondialisation, dans la société américaine et sans nul doute, dans la foulée, européenne. Bien d'autres approches sont sans doute possibles et j'encourage vivement les chercheurs à les tenter et aussi à mettre à l'épreuve l'inscription dans mon schéma des diverses variétés de la Fantasy et du Merveilleux. Cela ne me semble guère difficile pour le Merveilleux chrétien, dont Jacques Goimard avant bien repéré l'importance séminale.

Michael Coney crée précisément dans le Chant de la Terre ce qui ressemble le plus, dans le domaine de la Science-Fiction, à un pur objet de jubilation littéraire. Il ne s'embarrasse pas exagérément de justifications, de rationalisations et de vraisemblance. Mais il fait exister par la force de l'art et du style un personnage aussi délicieusement absurde que le gnome Fang et tout son environnement. Ma seule crainte est que la dimension de l'exploit lui soit apparue à l'usage si excessive qu'il ait pratiquement renoncé. Car s'il boucle à la fin sa pentalogie (Starquin vivra, mais en aviez-vous douté ?) il ne nous aura livré qu'une toute petite partie du Chant, et, pour une fois à l'instar des amateurs de Fantasy, nous aurions aimé (enfin moi) qu'il y revienne et en déchiffre d'autres épisodes.

Mais qui est cet auteur, à mon sentiment injustement méconnu — ou plutôt insuffisamment fréquenté, sans doute parce qu'il a passé une vie discrète loin des capitales —, ce maître de l'illusion, qui a exploré au fil d'une œuvre somme toute assez peu abondante presque toutes les variétés de la Science-Fiction : l'anticipation sociologique dans les Brontosaures mécaniques (16), les mondes parallèles et l'incertitude ontologique dans Charisme, et tout le reste (plus les arcanes des genres) dans la série dont il vient d'être question ?

Né en 1932 en Grande-Bretagne, il s'installa au Canada et travailla dans l'Administration des forêts de la Colombie Britannique jusqu'à sa retraite prise en 1989. Il a publié de nombreuses nouvelles et obtenu en 1979 pour les Brontosaures mécaniques (1976) le Prix de la Science-Fiction Britannique. Il cessa ensuite un moment d'écrire, le Chant de la Terre ne commençant à paraître aux États-Unis qu'à partir de 1983. Ses plus récentes œuvres connues de moi, A Tomcat called Sabrina et No Place for a Sealion (1992), destinées à un jeune public, relèvent d'un humour de l'absurde quotidien, inclassable, typiquement britannique, qui affleurait déjà dans ses livres antérieurs. Bon nombre de ses romans et la plupart de ses nouvelles demeurent inédits en français. Pour l'instant.

Je ne lui connais qu'un seul défaut : la timidité.

Notes

(1) Tous parus dans Le Livre de Poche.

(2) La théorie d'Everett, dite des mondes divergents, interprétation très particulière de la mécanique quantique, a été évoquée dans la préface de Charisme, du même Michael Coney, Le Livre de Poche. Je n'y reviendrai donc pas ici.

(3) Ce qui est le rôle du choix de la mesure (ou plutôt du dispositif de mesure) en physique quantique. Il a été beaucoup glosé sur le primat ainsi posé de la décision de l'expérimentateur et sur le pouvoir quasi divin qui lui serait conféré, ainsi par extension qu'à toute personne consciente de ses décisions . En réalité les choses sont assez simples. Dans l'univers antérieur à la pensée et à la décision, la question ne se pose pas : ce qui s'est produit, se produit et se produira est frappé de la même factualité (même si l'univers quantique est probabiliste). Le temps n'y est qu'une dimension. Dans l'univers où il y a un physicien, celui-ci peut choisir un dispositif expérimental ou l'autre, et sa décision produira un résultat ou l'autre, incompatibles entre eux, au niveau macroscopique et avec les effets associés (par exemple, sur une plaque photographique, des franges d'interférences ou un impact quasi ponctuel). Il aura donc bien décidé de l'existence factuelle d'une ligne d'univers plutôt que de l'autre, de façon irréversible. Cela n'en fait pas un démiurge bien essentiel. Dans cet univers, le temps contient un espace de choix.

(4) Présence du futur, Denoël.

(5) Le problème de la licence poétique, c'est qu'elle s'épuise dans son extension même. Plus on peut tout faire, plus on fait n'importe quoi !

(6) Voir la préface de l'Intersection Einstein, Samuel Delany, Le Livre de Poche.

(7) Supplément au numéro 7922, daté du 4 juillet 1970, page VIII.

(8) Poète persan du Xe siècle, auteur du Châh-Nâmé, le Livre des rois. N.D.E.

(9) Poète anglais (1552-1599), auteur notamment de la Reine des fées. Cette Reine, prénommée Mab eut une importante postérité littéraire, dont en France par exemple, les Douze filles de la reine Mab (1906), de Jérôme Doucet, Hachette 1920, qui balance entre la Fantasy et le conte moralisant. N.D.E.

(10) À cette liste, Goimard aurait pu ajouter à mon avis Le Tasse (1544-1595) pour sa Jérusalem délivrée, voire son père, Bernardo Tasso (1493-1569), auteur d'un Amadis.

(11) Voir à ce sujet Gradus, les procédés littéraires (Dictionnaire), page 31, 10/18, 1981.

(12) Ce vide évoque celui de l'espace des monuments baroques, en particulier des églises, où un contour excessivement voire outrageusement orné, symbolique des tensions de la Contre-Réforme, souligne l'absence du sujet essentiel, le Dieu caché. Au demeurant, le Merveilleux et la Fantasy cultivent toujours, stylistiquement, l'effet baroque voire rococo.

(13) Voir là-dessus un bref passage dans mon essai Trames et moirés, in Science-Fiction et Psychanalyse, Marcel Thaon, Jacques Goimard et alii, Dunod, 1986.

(14) Voir son Encyclopedia of Fantasy, avec John Grant, Orbit, 1997.

(15) Jacques Goimard indique dans sa note inédite que la réhabilitation du merveilleux à l'époque romantique est née de l'impotence esthétique de la bourgeoisie prosaïque. Mais cette bourgeoisie a ses rêveurs, de Saint-Simon à Gustave Eiffel, en passant par Edmond About (le Progrès) ; et le développement du merveilleux romantique est l'expression d'un conflit, non d'un simple dégoût, comme les romantiques voudraient en effet le faire croire. Même si les romantiques et leurs successeurs, bourgeois par condition et par nécessité, étaient indéniablement de meilleurs créateurs, dans le champ littéraire, que leurs têtes de Turc. Au demeurant, combien de romantiques et de post-romantiques ont voulu se faire passer pour des aristocrates, courant après la particule des ci-devants ?

(16) Robert Laffont, 1979.