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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Robert Silverberg : Tom O'Bedlam

Livre de poche nº 7222, avril 2000

À toute première vue, le thème de la folie est mieux représenté dans la littérature fantastique que dans celle de Science-Fiction. Dans la première, en effet, ou bien l'irruption de [Couverture du volume]la surnature provoque la folie par son inquiétante étrangeté, ou bien la folie est le moyen de s'ouvrir à l'Autre Monde, de percevoir ce que les raisonnables ordinaires, en somme frappés de cécité à l'occulte, à l'irrationnel, au surréel ou à l'ultra-rationnel, ne découvriront jamais. Des romantiques au conte de Maupassant, le Horla, et jusqu'aux surréalistes qui fréquentèrent volontiers le fantastique classique, le fou peut être un voyant. Michel de M'Uzan, psychanalyste renommé, fait de même dans son Anthologie du délire (1) la plus large place au fantastique (2).

En comparaison de quoi la Science-Fiction ferait figure de sibylle de la raison. Elle vaticinerait sur l'avenir sans jamais s'égarer que sur les chemins de la logique.

À y regarder de plus près, la Science-Fiction fait cependant un bon usage de la folie, ou plus exactement du fou, quoiqu'un usage sans doute différent du fantastique. En l'effleurant, je ne saurais prétendre ici que défricher un champ, encore vierge pour l'essentiel, qui attend les chercheurs. Il existe bien quelques travaux qui l'effleurent, mais la plupart se donnent pour objet d'interpréter la Science-Fiction, ou telle de ses expressions, comme symptômes de la réalité psychique (3), voire de ses aberrations, au lieu de s'intéresser comme je tente de faire ici aux représentations de la folie dans la littérature de Science-Fiction. L'étude de ces représentations me semble précisément pouvoir faire ressortir au-delà des symptômes imposés à des personnages, la symptomatique combien parlante d'une société et d'une époque. Dis-moi ce que tu penses de la folie, et je te dirai qui tu es…

Robert Silverberg m'en offre l'occasion en proposant dans Tom O'Bedlam une sorte de méditation sur la folie et sur l'aliénation, individuelles et collectives. Silverberg a souvent analysé les tremblements de l'esprit. Dans l'Oreille interne (4), il décrit un beau cas de névrose, aggravé par l'évanouissement d'un pouvoir, la télépathie. À l'autre bout de son œuvre, dans les Sorciers de Majipoor et Lord Prestimion (5), il met en scène une amnésie collective (6) provoquée par une manipulation peut-être magique ; chez certains, le retour de ce refoulé provoque de graves troubles psychologiques. Mais c'est dans Tom O'Bedlam qu'il pousse le plus loin son évocation du thème comme le soulignent le titre et le surnom du personnage principal. Bedlam étant le principal asile d'aliénés de Londres au siècle dernier, tenant dans la mémoire collective anglo-saxonne à peu près la place de Charenton dans la tradition française.

Tom croit recevoir, ou bien reçoit réellement, des visions qui lui semblent venir d'un autre monde et qui l'invitent à le rejoindre par-delà l'espace interstellaire. Ces visions finissent par envahir les rêves de plus en plus de gens qu'il a côtoyés — sa folie est-elle contagieuse ou bien est-il une sorte de passeur ? — et par déclencher un mouvement millénariste imprégné de vaudou. C'est à la déroute de la raison, individuelle et collective, que nous fait assister ici Silverberg, mais aussi à une invasion possible par une forme de transcendance, thème qu'on retrouvera plus loin.

Le sujet de Tom O'Bedlam, qui paraît initialement aux États-Unis en 1985, fait invinciblement penser à deux affaires de sectes qui ont défrayé la chronique criminelle, celle de l'Ordre du Temple Solaire qui, entre octobre 1994 et mars 1997, a fait au moins soixante-quatorze morts en Europe et au Québec, et celle du groupe californien Heaven's Gate (Porte du Ciel). Ces deux sectes, professant l'imminence d'un cataclysme, soutenaient qu'il était grand temps de quitter des corps voués à la putréfaction et d'aller porter un germe de vie sur une autre planète, où les âmes devaient retrouver les “corps de gloire” et donner naissance à une Humanité nouvelle, libre des vices qui souillent à présent la Terre (7). La similitude est frappante avec le roman qu'on va lire, au point qu'on pourrait penser qu'il a plus ou moins inspiré les fous réels et dangereux qui ont créé et dirigé ces sectes. Bien entendu, Robert Silverberg est totalement exempt de responsabilité dans cette dérive meurtrière, comme l'était Robert Heinlein dans l'affaire Charles Manson, supposément inspirée d'En terre étrangère (8) puisqu'ils n'ont jamais proposé que des fictions. Mais se dessine ici en filigrane la problématique du lien entre l'imagination créatrice et l'imaginaire pervers.

La figure emblématique qui vient aussitôt à l'esprit est celle du savant fou. Elle renvoie d'abord à l'idée que la science elle-même est folle (9) parce qu'elle contrevient à des interdits anciens portant sur les limites du savoir humain, parce qu'elle ne s'interdit pas les rêves les plus fous pour reprendre une expression usée, et surtout parce que la puissance qu'elle conférerait corromprait aussi absolument l'esprit que le pouvoir absolu corrompt la plus intransigeante vertu. La science échapperait ou ferait échapper à la normalité de l'humain. Personnages faustiens, le docteur Moreau, de Wells, et son homologue, le docteur Lerne, de Maurice Renard, entendent ne pas poser de limites à leurs entreprises simplement parce qu'elles sont possibles (10). Il n'est pas certain qu'ils soient cliniquement dérangés, mais ils sont moralement aliénés.

Mais il arrive que le savant soit fou préalablement, ou en quelque sorte indépendamment, et qu'il mette sa science au service de son appétit de vengeance ou de sa jalousie professionnelle, voire sentimentale. Ignoré à raison de son génie, dépouillé de sa découverte par un confrère moins inspiré ou par la société inquiète ou cupide, rejeté par les femmes en raison de sa hideur proverbiale qui est en somme la contrepartie de son intelligence, le savant fou mijote une revanche universelle qui jettera l'Humanité à ses pieds ou plus radicalement la détruira. Ils ont osé m'ignorer : ils vont voir de quel atome je me chauffe. En somme, ce qui distingue ici le fou savant du fou ordinaire, c'est l'étendue de son pouvoir. Contrairement au fou inoffensif qui se prend pour un savant, celui-là reste un savant qui se prend pour un fou dangereux. On soulignera enfin pour mémoire le lien bien attesté par la sagesse des nations entre génie et folie.

Il me revient le souvenir d'un roman de l'entre-deux-guerres, publié sous forme de fascicule, qui met en scène un tel maniaque (11). Désespéré par une déception sentimentale, il entreprend de geler la planète en fixant toute l'humidité de l'atmosphère (12), après lui avoir fait subir de moindres avanies comme un tremblement de terre. Il est remarquable que la glaciation scientifiquement provoquée constitue ici l'expression ultime d'une passion brûlante (13).

La question qu'il conviendrait de se poser est de savoir quand et pourquoi la figure du savant fou a pratiquement disparu de la littérature populaire même s'il en subsiste ici ou là des vestiges employés au second degré. Peut-être s'est-elle estompée quand la science a cessé de paraître au grand public une aventure essentiellement individuelle.

La folie constitue également à la fois le thème et le cadre de Force ennemie de John-Antoine Nau, qui devrait être le plus célèbre de tous les romans de Science-Fiction français puisqu'il reçut le premier prix Goncourt en 1903 (14). Bien que j'aie la plus grande estime pour le jugement critique de Pierre Versins et de Jean-Baptiste Baronian, je ne saurais malgré leur avis en recommander la lecture à l'amateur de Science-Fiction car il risquera de s'en trouver déçu. Au demeurant, Versins s'abstient de tout dithyrambe alors que Baronian dans sa postface qualifie exagérément d'injustice littéraire l'oubli dans lequel est tombé ce livre.

Le narrateur, un certain Philippe Veuly, se retrouve sans trop savoir comment dans une maison de santé qui ressemble à celle du « docteur Goudron et du professeur Plume » d'Edgar Allan Poe. Il découvrira plus tard qu'il a été victime d'un complot familial, ce qui jette un doute sur son désordre mental. Dans cette géhenne, il s'éprend d'une jolie patiente, et cet amour le conduira à l'évasion après qu'elle eut été emmenée par son mari. Notre homme ne semble guère fou à ceci près que son esprit a été envahi par un habitant d'un autre monde, expert en désincarnation. Cet indigène de la planète Tkoukra orbitant autour d'Aldébaran a le bon goût de la décrire à son hôte, ce qui nous vaut les quatre à cinq seules pages de véritable Science-Fiction de tout le roman. Pierre Versins en a obligeamment cité l'essentiel dans son Encyclopédie. Quant à Veuly, il semble impossible de décider à partir du texte s'il croit être hanté ou s'il l'est véritablement, s'il est malade ou victime, ce qui soulève un intéressant problème taxinomique : si le délire d'un personnage littéraire relève de la Science-Fiction, l'ouvrage où ce personnage apparaît en relève-t-il aussi ? Et par extension, si le délire d'un patient réel relève de la Science-Fiction, son exposé, publié par son thérapeute, en relève-t-il aussi (15) ?

Le roman est fortement daté. Pour l'essentiel, il s'agit d'une œuvre d'inspiration naturaliste décrivant par le menu une Humanité déchue et souvent sordide dont l'auteur s'ingénie à rendre même les singularités lexicales et de prononciation (16). Il n'y a donc rien de surprenant au prix qu'il reçut sans doute pour son réalisme artiste même si l'évocation d'une entité extraterrestre dut ne pas déplaire aux deux Rosny membres fondateurs de l'académie Goncourt (17). Sans négliger le précédent du Horla de Guy de Maupassant (1887), la pointe d'insolite apportée par le Tkoukrien fait penser d'une part aux expériences médiumniques d'Hélène Smith, rapportée en 1900 par le docteur Théodore Flournoy dans son ouvrage Des indes à la planète Mars, et d'autre part à nombre de romans de l'époque mêlant hardiment ésotérisme et voyages spatiaux, comme la Roue fulgurante de Jean de La Hire (1908).

Quoi qu'il en soit, cette histoire de possession, que Pierre Versins catalogue comme une aliénation par un étranger radical plutôt que comme une folie endogène, préfigure assez exactement la situation décrite par Robert Silverberg dans Tom O'Bedlam où la folie, aussi bien individuelle que collective, peut avoir été provoquée par un envahisseur d'un autre monde.

La manifestation brutale de l'étrangeté peut aussi déclencher la folie, du moins chez le personnage littéraire. Ainsi, dans l'œuvre de H.P. Lovecraft notamment mais non exclusivement, la révélation d'une réalité jusque-là inconnue, déniée ou tue, sur l'origine de la vie et de l'Humanité (18), ou sur celle d'une famille ou d'un individu (19), ou encore la découverte d'espaces “irréguliers”, qualifiés de non-euclidiens, et de leurs habitants (20), précipite dans la folie au même titre que parfois l'irruption de la surnature dans le fantastique. Le héros lovecraftien devient fou lorsqu'il comprend pleinement que l'Humanité est née « par plaisanterie ou par erreur » (21) hors de toute transcendance. Il en découle une conception assez particulière de la folie : c'est que la confrontation avec l'étrange et avec l'horrible serait en elle-même, certes chez des êtres exquisément sensibles, un traumatisme, qu'on pourrait qualifier d'épistémique, suffisant pour leur faire perdre la raison. Le traumatisme épistémique chez l'adulte comme cause de la folie n'a pourtant à ma connaissance jamais été observé par la psychiatrie et demeure donc une affection réservée aux personnages littéraires (22).

Je ferai cependant remarque qu'elle fait écho à un traumatisme épistémique observé chez l'enfant : lorsqu'un savoir de nature sexuelle lui est prématurément imposé, même sans violence associée, il ne peut rien en faire, ni évidemment l'agir, ni l'élaborer, ni le métaboliser, ni même le refouler, avec la charge émotionnelle qui lui est liée, ce qui peut provoquer en lui un clivage puisqu'il y a obligation de contenir en soi de l'irrecevable. La dimension sexuelle du traumatisme renvoie l'enfant à sa faiblesse, à son incapacité et à son impuissance, là même où il est déjà un sujet sexué. L'atteinte narcissique est sans doute plus grave que celle infligée par la mort d'un proche. En revanche, il n'y a aucune crainte à avoir quant à un traumatisme épistémique d'une autre nature : aucun enfant ne sera rendu fou par la révélation de l'héliocentrisme, de la théorie de l'évolution ou par l'exposition à une équation du quatorzième degré se déployant dans la quatrième dimension à travers un espace affine topologiquement tordu ; au pis, avec bon sens, il vous prendra pour un farceur, ce qui n'entamera que votre narcissisme.

Si j'ai insisté sur le traumatisme épistémique chez l'enfant, c'est qu'il correspond à celui subi par des personnages lovecraftiens adultes, traumatisme dont la nature sexuelle, sans doute inconsciente chez leur créateur, est mal masquée. Nul besoin d'être un psychanalyste averti pour relever que la révélation bouleversante tient souvent à la généalogie des espèces et des familles, et donc à la reproduction, que les espaces ténébreux et non euclidiens pourraient bien se loger sous la jupe de la sorcière et que tout cela est le produit d'un effort quasi analytique de remémoration qui aboutit à une levée insupportable du refoulement. Ainsi, au contraire de Freud qui propose que l'Homme devrait se connaître lui-même pour accéder à la santé, Lovecraft estime qu'il doit s'ignorer avec constance pour échapper à la folie (23). Ce qui reste somme toute assez freudien si l'on considère le doute que Freud entretenait sur la capacité de lucidité de la plupart des humains et sa conviction qu'il apportait la peste aux compatriotes de l'écrivain américain.

On notera enfin que la folie d'origine épistémique apparaît structuralement à la fin d'un texte, après la révélation qui fait l'objet du texte, même si, comme il est fréquent chez Lovecraft, elle est évoquée dès son introduction. Le texte devient alors le récit d'une sorte de cure psychanalytique inversée où le dévoilement, au lieu de servir à la disparition du symptôme, concourt à son installation. Les raisons de la folie annoncée dès l'ouverture du texte sont devenues claires à sa conclusion, tout comme il est devenu certain, après l'anamnèse, qu'elles sont irrémédiables puisque logées dans le réel.

On notera en passant combien la différence semble ténue ici entre Fantastique et Science-Fiction. Dans le Fantastique, l'envahisseur pourrait être un démon surnaturel, et le traumatisme épistémique être provoqué par un regard sur l'Enfer. Pour la Science-Fiction, l'intrus ne peut être qu'un être naturel et rationnel, tout juste étranger à notre expérience locale, et le traumatisme épistémique doit pouvoir s'inscrire dans les catégories de la science positive même s'il les bouscule. C'est, dans les deux cas, le surgissement de l'inquiétante étrangeté qui fait la folie. Mais le fait d'en nommer différemment la cause change sa nature, le système de ses références, et l'appartenance du texte à telle espèce littéraire.

Ce qui est le problème de la folie, pour ses spécialistes mêmes, chamans, exorcistes, psychiatres, psychanalystes, ethnopsychiatres, qui invoquent à propos des mêmes cas des étiologies, des nosographies et des nosologies absolument distinctes.

Jusqu'ici, le thème de la folie est en quelque sorte surajouté à la problématique propre à la Science-Fiction ou au Fantastique. Il en va différemment lorsque le thème de Science-Fiction n'est plus introduit comme l'effet de la folie (cas du savant fou), ni comme sa cause (possession par un esprit étranger ou traumatisme du savoir), mais repose sur la folie elle-même comme moyen à exploiter, ou espace à explorer, scientifiquement.

Dans un de ses trop rares romans, Camp de concentration (1968), Thomas M. Disch imagine qu'une maladie provoquée confère un moment de génie avant une chute inéluctable dans la folie. Un régime totalitaire de l'avenir en use sur des savants afin de multiplier leurs capacités intellectuelles. On se souvient que la syphilis a eu, dans le passé, la réputation d'exacerber l'intelligence avant de la faire sombrer dans la paralysie générale qui n'est, comme son nom ne l'indique pas, qu'une forme de démence.

Greg Bear, pour sa part, décrit, dans la Reine des anges, un monde de thérapiés où tous ceux qui en ont besoin et qui le désirent sont débarrassés de leurs névroses et autres handicaps mentaux à l'aide d'un mélange de neurochirurgie et de psychothérapie. Le psychisme y est explorable grâce à un appareillage approprié, jusque dans sa dimension inconsciente, comme un pays de l'esprit. L'un des héros du roman, un neuropsychiatre, s'aventure en compagnie d'une de ses assistantes, au risque de s'y perdre, dans les replis de l'inconscient d'un tueur en série qui est aussi l'un des plus grands poètes de l'époque afin de le sauver de lui-même en remaniant ses traces mnésiques.

La variante du thème la plus rare, à ma connaissance du moins, concerne la xénopsychiatrie, en d'autres termes la description d'altérations mentales chez des non-humains. On en recense certes quelques manifestations chez des robots ou des intelligences artificielles, la plus célèbre étant la paranoïa meurtrière qui atteint Hal (Carl dans la traduction française) dans 2001, l'odyssée de l'espace (24) d'Arthur C. Clarke (et Stanley Kubrick). Isaac Asimov en a étudié quelques cas dans sa série des Robots et la littérature xénopsychiatrique recense au moins un exemple de folie meurtrière chez un robot domestique lorsque la température ambiante dépasse une valeur très précise (25).

En revanche, la folie demeure rarissime chez les Étrangers radicaux et autres Aliens, soit que les xénopsychiatres demeurent souvent impuissants à la diagnostiquer, soit que les Extraterrestres manifestent une stabilité mentale supérieure à la nôtre. On relèvera cependant un cas très singulier, décrit par Suzy McKee Charnas dans un Vampire ordinaire (26) où un sujet appartenant à cette espèce rare de prédateurs se confie à une psychothérapeute : elle finit par admettre qu'il n'est pas le pervers qu'elle avait cru. Frank Herbert pour sa part a publié dans l'Étoile et le fouet (27) un cas de masochisme chez une étoile Calibane complémentaire du sadisme d'un Palenki.

Le cas le plus étrange de tous demeure probablement celui d'une contagion interspécifique. Dans Planète interdite — fort beau film mais roman médiocre —, très libre adaptation projetée dans le futur et dans l'espace de la Tempête de Shakespeare, la civilisation disparue des Krells a laissé en héritage à un savant une machine à multiplier l'intelligence qui permet aussi à l'esprit de matérialiser ses désirs. Mais dans l'esprit humain le plus civilisé réside un inconscient ; y rôdent des monstres auquel il est imprudent de donner consistance. Nous sommes tous des Calibans, sauvages furieux dont la force un instant asservie aspire à se déchaîner dans le sommeil de la raison.

Si j'osais, pour conclure, je me risquerais à proposer une sorte d'équivalence entre trois grandes formes de pathologie psychique et trois espèces littéraires qui travaillent l'imaginaire. Je commencerai par suggérer une correspondance entre Fantastique, classique et nouveau, et schizophrénie : l'irruption à partir d'un Au-delà de puissances surnaturelles ou maléfiques, en tout cas irrationnelles, suggère une schize, un clivage du sujet projeté sur le réel. La Science-Fiction, avec sa manie rationnalisante, procède évidemment de la paranoïa. Enfin, la Fantasy, par son exhibition de symptômes improbables et plus encore par sa façon de manipuler à haut bruit des sentiments absents de la conscience d'un sujet qui fait semblant, relève assurément de l'hystérie, même si celle noble affection, la plus belle au dire des connaisseurs, n'a pas trouvé grâce auprès des rédacteurs du DSM IV (28) ; ils l'ont purement et simplement ignorée, d'aucuns diraient scotomisée.

Bien entendu, comme toute simplification théorique, celles-là sont sujettes à caution.

Quant aux névroses ordinaires, nous les laisserons à la littérature générale dont elles sont la ressource commune et à peu près unique.

Notes

(1) Éditions du Rocher, 1956.

(2) Et comment ne pas évoquer ici le texte de Freud sur l'Inquiétante étrangeté (1919).

(3) Parmi ces travaux, on citera la thèse de Christine Renard sur les fantasmes dans la littérature de Science-Fiction, université de Paris, 1967 ; certains passages de l'Environnement non humain de Harold Searles, Gallimard, 1986 ; l'article de Tobie Nathan, "A.E. Van Vogt : l'identité en péril" in Science-Fiction et psychanalyse — l'Imaginaire social de la S.-F., Dunod, 1986. Enfin, on trouvera, dans les Histoires de mirages, une préface et des nouvelles centrées sur le rôle du psychothérapeute dans la Science-Fiction.

(4) Le Livre de Poche nº 7098.

(5) Robert Laffont, collection "Ailleurs et demain".

(6) Il est curieux que ce qui était qualifié naguère plus ou moins judicieusement d'hystérie collective soit aujourd'hui désigné le plus souvent dans les media par le terme particulièrement impropre de psychose. Il me semble significatif que le terme même d'hystérie soit écarté par les media alors qu'il désigne leur principal symptôme.

(7) Voir Wiktor Stoczkowski, Des hommes, des dieux et des extraterrestres, Flammarion, 1999, pages 394 et suivantes. L'auteur ne cite pas le roman de Robert Silverberg.

(8) Voir ma postface à la réédition de 1999 d'En terre étrangère.

(9) La Science folle est le titre d'un roman de Georges Delhoste publié dans Sciences et voyages (1934).

(10) Brian W. Aldiss en a donné une version modernisée, dans l'Autre île du docteur Moreau.

(11) Il s'agit d'À deux doigts de la fin du monde par le colonel Royet. J. Ferenczi et fils, collection "les Romans d'aventures" nº 52, 1928.

(12) Le procédé, ingénieux dans son principe, exploite une espèce d'effet de serre à l'envers. L'atmosphère desséchée laisse passer le rayonnement thermique du sol. L'auteur s'est fort heureusement dispensé de publier la formule détaillée de l'acide hydrophile.

(13) Voici le résumé que donne Joseph Altairac : « Le chimiste Roger Livry a inventé l'acide Oméga qui possède l'étrange propriété, mélangé à une quantité convenable de radium — comme d'habitude en vieille S.-F. ! —, d'empêcher l'évaporation de l'eau. Quelques dizaines de litres de cette solution devraient provoquer une baisse catastrophique de la température sur toute la planète car, d'après le savant, l'atmosphère terrestre privée de vapeur d'eau ne parviendra plus à retenir la chaleur… Autre propriété de ce super-acide : quelques gouttes suffisent à dissoudre n'importe quelle couche souterraine de calcaire, et donc à provoquer des tremblements de terre ! D'où la destruction — entre autres — de la ville de Médine ! Par malchance pour l'Humanité, Livry est amoureux d'une jeune femme qui en a préféré un autre — comme d'habitude dans la vie réelle —, et, par dépit amoureux, a décidé d'éliminer l'Humanité par le froid ! Par chance pour l'Humanité, le mari de la jeune femme trouve la mort dans un accident : Livry entreprend de faire la cour à la veuve, non sans succès… Par malchance pour l'Humanité, la jeune femme, à la santé fragilisée par la tuberculose — comme d'habitude dans tous les vieux romans, tous genres confondus… —, est emportée par une pneumonie ! Livry rebascule dans la folie, et reprend son projet de destruction ! Par chance pour l'Humanité, Livry retrouve un semblant de raison au moment où son entreprise allait aboutir, détruit ses réserves d'acide et se suicide, emportant le secret de son invention dans la mort. Un grand texte ! ».

(14) Le bibliophile tiendra évidemment à le lire dans sa première édition, aux éditions de la Plume, mais l'amateur pourra se contenter de la réédition chez Grama, collection "le Passé du futur", 1994. Elle comporte une postface de Jean-Baptiste Baronian.

(15) Il existe de tels cas, publiés.

(16) Tentative que l'on rencontre aussi, curieusement, dans certains textes de Lovecraft. Tout se passe comme si l'accent mis sur des prononciations populaires ou défectueuses servait à souligner une différence et une étrangeté.

(17) En un sens, ce roman illustre presque trop parfaitement l'échec de la Science-Fiction française à s'autonomiser et donc à définir ses propres règles esthétiques : une prétention littéraire insuffisamment soutenue par un talent vacillant écrase une once d'étrangeté qui n'ose pas s'affirmer. Inutile de dire que Rosny Aîné échappe à ce diagnostic.

(18) Ainsi dans les Montagnes hallucinées, 1936.

(19) In les Rats dans les murs, 1923, et bien d'autres textes.

(20) la Maison de la sorcière, 1933.

(21) “By jest or by mistake”.

(22) Il y aurait du reste une thèse à faire, si elle n'a déjà été faite, sur la folie dans la littérature en général et sur ses rapports incertains avec la psychiatrie contemporaine des œuvres.

(23) On est fort proche ici du roman de Michel Houellebecq, les Particules élémentaires, dont l'auteur — ce n'est pas un hasard — est un grand admirateur de Lovecraft précisément parce que ce dernier exclut l'Humanité de toute transcendance.

(24) Robert Laffont, collection "Ailleurs et demain".

(25) "l'Androïde assassin" d'Alfred Bester, in Histoires de robots.

(26) Robert Laffont, collection "Ailleurs et demain".

(27) Le Livre de Poche nº 7107.

(28) Il s'agit du Manuel médical américain de référence.