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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Anthologie composée par Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et Gérard Klein : Histoires de voyages dans l'espace

Livre de poche nº 3780, avril 1983

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

Les gamètes de l'univers

Le destin de l'homme c'est de savoir partir…

André Dhôtel

Il est singulier qu'un type de héros ait été chanté avant même qu'il apparaisse dans l'expérience concrète des hommes. Même dans le vaste domaine de la Science-Fiction, [Couverture du volume]le cas n'est pas fréquent : son héros privilégié, le savant, lui préexiste bien évidemment ; son acolyte ou adversaire naturel, le fier-à-bras à la détente facile, rhabillé en légionnaire de l'espace, est de tous les temps ; les incarnations du pouvoir politique, rois, dictateurs, chefs charismatiques ou animateurs rationnels sourcilleux sur les droits de l'homme, n'y trouvent pas non plus aisément l'occasion du ravalement de personnage dont ils auraient pourtant grand besoin. Sous bénéfice d'inventaire, les seuls héros presque entièrement dégagés de l'expérience humaine qu'ait célébré la Science-Fiction ne sont pas précisément humains : le robot, l'extra-terrestre, le mutant. Il n'est pas trop difficile de les rattacher à des figures anciennes : la machine (automatique), l'étranger (différent dans son aspect et dans ses mœurs et donc inquiétant) et l'enfant, redoutable perturbateur que l'on s'efforce de ramener au respect de la tradition. Mais outre que les auteurs de Science-Fiction ont fait du chemin à partir de ces figures primordiales, elles sont bien toutes exogènes, surgies d'un en-dehors mystérieux et inquiétant, celui de la matière inerte, celui du territoire, et celui du ventre de la femme d'où ressort plus qu'on n'y a mis. À ce trio vient s'ajouter un seul humain à part entière, le voyageur dans l'espace (et parfois dans le temps).

Certes, ce voyageur a de qui tenir. Le plus ancien texte littéraire connu, l'épopée de Gilgamesh, ne relate-t-il pas les aventures d'un roi parti en terre étrangère cueillir la fleur de l'immortalité. Homère, bien plus tard, reprit le flambeau en racontant l'histoire du plus illustre des naufragés, Ulysse. Et depuis le xvie siècle au moins, les récits d'aventures maritimes sont venus former une flotte imposante. De ceux-là (dont il conviendrait de situer l'apparition avec précision et qui sont liés au développement d'une technologie et au progrès d'une découverte de la terre) aux contes de Science-Fiction, la transposition paraît simple. La mer est devenue l'espace, les planètes sont des îles, les cosmonautes des marins, les extra-terrestres des naturels un rien anthropophages tandis que les tempêtes restent des tempêtes et les naufrages des naufrages. Eh bien, justement, ces transpositions paresseuses sont fausses et ne correspondent pas à la richesse des histoires de voyages dans l'espace dont le présent volume ne peut donner qu'une idée limitée même s'il vient compléter les Histoires de cosmonautes parues dans la première série.

Ce qui est remarquable dans ces histoires, c'est qu'elles empruntent finalement peu au folklore des histoires maritimes et qu'elles s'efforcent de mettre en scène avec réalisme et émotion des personnages humains confrontés à des situations qui ne relèvent pas encore de l'expérience au moins courante de notre espèce. C'est qu'elles transforment en images vibrantes des concepts abstraits élaborés par les scientifiques. En voulez-vous quelques exemples ? D'abord l'apesanteur. Il y a moins de trente ans — moins de la durée d'une génération — que des hommes ont éprouvé pour la première fois autrement qu'au cours de chutes libres brèves et généralement fatales l'expérience de l'apesanteur. Et aujourd'hui même, le nombre de ceux qui ont vécu cette expérience ne doit pas dépasser quelques dizaines pour toute l'humanité. Sur Terre, le sens commun dit qu'il y a un haut et un bas, que les choses tombent naturellement vers le sol en prenant de la vitesse. Dans l'espace, en l'absence de toute accélération, il en va radicalement autrement. C'est la pesanteur, la gravité, l'accélération qui sont en quelque sorte anormales, artificiellement induites. Et comme l'illustre la belle nouvelle de Chad Oliver, "la Poussière des étoiles", que vous allez lire, pour des gens nés dans ces conditions, l'imaginaire, l'impensable ou du moins le difficilement concevable, c'est le poids, la chute, la force écrasante de la gravité.

Un autre exemple : la solitude et la promiscuité. Nul doute que l'équipage de Magellan lancé sur des océans inconnus dans la première circumnavigation terrestre en ait durement souffert. Mais les images qu'en donnent, sans s'être concertés, Thomas Disch dans "Objets perdus" et Frank M. Robinson dans "le Naufrage du vaisseau John B." ne doivent rien aux effrois maritimes. Les ennemis, ce ne sont plus les embruns et le vacarme incessant des vents et des vagues faisant grincer gréements et coques, mais le vide, l'infini et le silence. Il n'y a rien dans la tradition romanesque, en dehors de la Science-Fiction, qui les traduise. Les épreuves qu'ils peuvent faire subir au psychisme humain, vous allez les rencontrer ici pour la première fois.

Mais l'altération de la soi-disant réalité peut être plus profonde. Ainsi, celle qui affecte le déroulement du temps selon la théorie de la relativité restreinte. Le temps se déroule relativement plus lentement pour un astronaute se déplaçant à une vitesse approchant celle de la lumière que pour son frère jumeau demeuré sur Terre. Il s'ensuit qu'un astronaute parti reconnaître une étoile lointaine au cours d'un voyage qui n'a duré, en termes de son temps personnel, qu'une dizaine d'années, peut revenir sur son monde d'origine des siècles ou des millénaires après son départ. Ce qu'illustrait remarquablement la nouvelle de Poul Anderson, "les Parias", figurant au sommaire du volume Histoires de cosmonautes. Il convient ici de préciser que cet aspect de la théorie de la relativité restreinte, qui contrevient si remarquablement au sens commun, a fait l'objet de vérifications expérimentales et qu'il n'est pas nécessaire d'approcher de très près la vitesse de la lumière pour que cet effet devienne perceptible : à 80 % de la vitesse de la lumière, valeur pour laquelle la masse d'un objet n'est accrue que de 67 % environ, ce qui ne pose pas de problème insoluble d'accélération, le raccourcissement du temps est déjà tel qu'une minute à bord ne dure plus en termes de temps relatif de la Terre que trente-six secondes. Mais la relativité généralisée et la cosmologie moderne nous proposent des distorsions encore plus singulières comme celles qui affectent l'espace autour d'étoiles ayant atteint une certaine densité. Ainsi en est-il des astres visités par les héros de Brian Aldiss dans "l'Impossible étoile" et ceux de Robert Silverberg dans "l'Étoile noire". Leur effroi et leur saisissement peuvent être comparés à ceux des premiers navigateurs qui, s'aventurant à l'intérieur du cercle polaire, ne virent plus jamais le soleil se lever. Mais à la différence de ceux-là qui ne pouvaient pas comprendre, nos futurs navigateurs savent d'avance ce qu'ils vont affronter. Différence essentielle.

De même, les voyages interstellaires (ou même interplanétaires) ne pourront pas s'accomplir sans une technologie très évoluée. Ce sont, du coup, les rapports de l'homme à la machine, voire l'intégration de l'homme dans la machine qui émergent comme thèmes neufs, ainsi dans "la Dame aux étoiles" de Cordwainer Smith, "le Vaisseau qui chantait" d'Anne McCaffrey. Cette intégration peut devenir si poussée que les rapports de subordination s'inversent comme dans "les Opérateurs humains" de Harlan Ellison et A.E. van Vogt.

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Au plus profond, cependant, quelque chose relie le voyageur sur terre et le cosmonaute. Pourquoi faudrait-il affronter de telles difficultés et de telles angoisses pour repousser les bornes du monde non seulement connu mais fréquenté et peuplé par l'homme ? Il y a dans l'espoir d'une expansion de l'humanité dans l'espace, quel qu'en soit le prix, quelque chose qui prolonge la fantastique entreprise d'exploration et de domination de la planète natale. Pendant des milliers, peut-être des dizaines de milliers d'années, l'être humain s'est répandu sur toute la surface de la Terre au point d'en occuper les recoins apparemment les moins hospitaliers et d'inventer des cultures qui lui permettent, du Groenland au Kalahari, du désert australien aux immensités salées du Pacifique, de survivre et même de vivre bien selon les critères locaux. Pendant quelques siècles, il s'est cru arrêté aux frontières de son monde et il n'a fait que redécouvrir, sans grands égards pour les premiers occupants. Et à présent que, somme toute, les limites de l'atmosphère ne lui apparaissent enfin plus comme une barrière infranchissable, il songe déjà — et s'emploie — à se disséminer dans l'espace.

Il est difficile de ne pas voir dans ce mouvement interrompu un instant à peine une exigence fondamentale de l'espèce. Celle-ci, pour assurer contre tout malheur sa perpétuation, cherche à occuper le plus densément possible et le plus vite possible tout le territoire qui lui est accessible, et toutes les variétés de ce territoire. Elle se protège contre la destruction accidentelle de deux façons : en étant la plus nombreuse possible, ce qui autorise par ailleurs un accroissement vertigineux du nombre des expériences génétiques dont chacune correspond à la naissance d'un individu sans pareil ; d'autre part en se disséminant le plus possible, ce qui limite les conséquences d'une catastrophe locale, mais aussi et surtout en occupant le plus possible d'environnements (ou milieux) différents, ce qui l'assure contre les risques de changements radicaux dans l'un ou l'autre de ces biotopes. Que vienne une grande glaciation, et les esquimaux se sentiront à l'aise. Que la planète se dessèche, et les Bochimans se trouveront prêts à faire face. La capacité d'adaptation de l'espèce humaine est sans égale entre tous les mammifères qui, pour répondre aux mêmes pressions, doivent se différencier en espèces distinctes, à l'exception possible du rat ; et elle n'a guère d'équivalent même dans tout le règne vivant, au point qu'on trouve des humains à peu près partout sur le globe, jusqu'en des lieux qu'une bonne partie de l'humanité s'accorde à trouver inhospitaliers. C'est peut-être ce trait et lui seul (trait fortement corrélé avec l'intelligence et la créativité) qui peut valoir à l'humanité l'épithète de reine de la création, si l'on tient au titre. L'évolution a produit là une espèce redoutablement équipée pour s'adapter et par conséquent pour se déplacer.

Déplacements incessants car si dans un premier temps, depuis longtemps révolu sauf en de rares lieux comme l'Antarctique, il s'agit de voyager pour conquérir de nouveaux territoires, il faut dans un second temps voyager pour maintenir, malgré les adaptations locales et la constitution de variétés, l'unité de l'espèce. Voyager pour interféconder, pour assurer un incessant brassage génétique. C'est là peut-être la fonction la plus profonde de la guerre, du commerce et du tourisme. L'espèce constitue constamment des isolats, réserves extrêmement précieuses en cas d'épidémies par exemple, et en même temps, selon une périodicité aléatoire, elle rompt leur isolement pour les empêcher de se constituer en sous-espèces trop distinctes du réservoir génétique commun pour continuer à l'enrichir. Même si Jean de Grouchy a raison, qui pense que seule une mutation chromosomique (et non génétique) constitue une espèce (1), il faudrait, pour qu'une autre espèce “humaine” apparaisse, qu'une souche se trouve isolée assez longtemps pour véritablement se développer et prendre pied.

Ainsi voit-on, dans l'expérience même de l'individu et des collectivités, l'espèce jouer d'une angoisse contre l'autre, de l'angoisse de la perpétuation et de la dissémination de l'espèce qui provoque la curiosité et la bougeotte, contre l'angoisse de l'inconnu et du différent qui vise tout de même à assurer une certaine protection des individus contre un appétit excessif d'aventures. Dans cette perspective, tous les comportements humains ont une place et un sens, du casanier à l'aventurier. Le premier “choisit” de préserver un acquis ; le second de préserver un avenir contre les bouleversements inéluctables des milieux naturels.

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En plus d'un sens, la future aventure spatiale, ou sa préfiguration imaginée que nous propose la Science-Fiction, prolonge en l'affermissant cette quête ancestrale. Sur un seul monde, l'espèce demeure exposée à un coup du sort astronomique. Répartie entre des milliers tournant autour de soleils éloignés, elle déjoue d'avance cette éventualité. Mieux qu'aucune île, les planètes constituent de parfaits supports d'isolats, défendus par le vide contre toute contagion accidentelle, au point que John Brunner les a baptisées un jour les « lazarets de Dieu. » La multiplicité des habitats possibles assurera la différenciation des variétés de l'espèce selon des pesanteurs, des atmosphères, des régimes alimentaires différents, ce qui peut conduire à la perte de son unité mais étend énormément sa capacité de résistance à une éradication contingente ou même intentionnelle. En bref, une espèce n'a vraiment de chance d'atteindre à la relative immortalité des organisations matérielles que si elle parvient à s'établir au-delà des limites de son monde originel. Et si la vie est rare dans l'univers, comme il est concevable, alors la responsabilité de l'humanité, encore à peine consciente, s'étend bien au-delà de l'avenir de son espèce. Nous sommes la chance de survie de la vie. Grâce au voyage.

C'est là ce que nous disent les histoires de voyage dans l'espace : le cosmonaute est un gamète, jeté à l'intérieur d'une capsule artificielle dans une aventure incertaine en quelque point comparable à celle du spermatozoïde qui l'a fait naître, et chaque planète figure métaphoriquement un ovule, accueillant, indifférent ou hostile, immense, mystérieux, gorgé de réserves ou stérile, attendant sur son orbite la fécondation d'un voyageur audacieux.

Et tout se passe comme si l'espèce — ou les mystérieux passagers faits d'A.D.N. qui nous habitent — poussait si fort dans cette direction qu'elle nous fait rêver l'exploit avant même l'entreprise, comme si par la littérature elle voulait nous instiller le désir, soutenir dans sa version la plus élaborée — apparemment la plus artificielle — une pulsion où nous avons quelque mal à reconnaître celle-là même du sexe. Serait-ce là ce qui nous fait inventer, et dans un grand détail, avant même qu'il existe, un nouveau type de héros ?

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Une considération plus proche peut venir confirmer cette idée. Bien des traits que l'on va voir dépeints dans cette anthologie comme constitutifs du voyageur de l'espace (la curiosité, l'appétit de découvertes et de champs nouveaux, spatiaux ou abstraits, mais aussi la peur, le sentiment de l'étrangeté et l'angoisse de la solitude) sont caractéristiques de l'enfant humain et font tous partie de notre expérience. L'enfant est un voyageur jeté sur un monde inconnu et qui, pour l'essentiel, doit apprendre à le connaître et à y survivre, même s'il est immensément aidé — encore qu'inégalement — par l'expérience collective, la culture. Cette condition et l'expérience individuelle et singulière que nous en avons, nous prédisposent à comprendre par anticipation les exultations et les affres des futurs cosmonautes.

Ainsi, comme Œdipe, nous regardons vers le passé tandis que notre pied tordu tâtonne et nous entraîne en direction de l'avenir.

Notes

(1) De la naissance des espèces aux aberrations de la vie, Robert Laffont, 1978.