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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Anthologie composée par Ellen C. Herzfeld, Gérard Klein et Dominique Martel : la Frontière éclatée

Livre de poche nº 7113, novembre 1989

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La Frontière éclatée, troisième volume de l'Anthologie de la Science-Fiction française, couvre les années 1979 à 1984, George Orwell ayant proposé une inévitable césure à cette exploration de l'avenir à travers l'imaginaire. [Couverture du volume]Les années 70, après une longue période de faste et d'enthousiasme, s'achevaient assez mollement pour la Science-Fiction française et la décennie 80 devait commencer de même. Ce n'est qu'à partir de 1981 qu'elle retrouve la forme.

Peut-être faut-il y voir une respiration nécessaire après la période d'ivresse idéologique consécutive aux événements de mai 68 à laquelle il est fait allusion dans la préface du volume précédent, l'Hexagone halluciné. Dessoûlée, débarrassée de ses tribuns de bistrot, la Science-Fiction française se cherche. Curieusement, elle va se trouver une sorte d'unité, certes non concertée, autour du thème de l'art et de l'artiste et plus généralement des talents, comme il ressort de la présente sélection. Il est sans doute utile de souligner que cette convergence, manifeste dans cinq des nouvelles choisies et au moins présente dans la plupart des autres, a surpris les anthologistes eux-mêmes. Ceux-ci, il faut le rappeler, n'ont pas d'autre critère que l'originalité et la qualité des textes, à l'exclusion de toute perspective “historique”.

Cette exaltation de l'artiste, de sa marginalité, de son étrangeté et de sa solitude, exprime peut-être dans le domaine de la Science-Fiction le retour général à l'individualisme, caractéristique des années 80. La Science-Fiction française ne tire pas si mal son épingle du jeu en refusant de céder aux sirènes de l'égoïsme économique et de l'utilitarisme jouisseur qui n'ont pas cessé de hanter la scène médiatique. Elle se montre rebelle, voire révoltée, non plus certes sur le terrain des luttes politiques et collectives où elle n'avait pas tellement brillé par sa pertinence, mais sur celui plus fécond de la résistance de l'artiste à la conformité productiviste. Ce qui revient peut-être pour elle à mettre l'Histoire de son côté, à long terme, mais contribue, dans une atmosphère de culte du profit et d'affairisme jubilant, à sa mise à l'écart ou en tout cas à sa relative obscurité. Pour un peu, en ce début des années socialistes et des deux ou trois millions de chômeurs, on se croirait revenu un grand siècle en arrière, en plein Second Empire, Flaubert contre Guizot. La dignité de la revendication des auteurs sur le rôle de l'artiste face aux “bourgeois” détonne sur fond de célébration des golden boys financiers et autres entrepreneurs conquérants.

Ce qui est intéressant dans cette anthologie, c'est de voir comment, sur cette idée à la fois belle, rebattue depuis trois siècles et pour l'instant inépuisable, de l'artiste seul recours en dernière instance contre la vulgarité voire la barbarie, chacun s'en tire. Car ici, des écrivains ne se contentent pas de mettre en scène des artistes vagues et traditionnels : ils inventent des arts. Lesquels ? On vous laisse le plaisir de les découvrir.

Cette capacité d'invention, assez exceptionnelle dans une littérature française d'alors qui semble surtout soucieuse de réinventer au poil près les années 50 quand ce ne sont pas les années 40 et, dans la plupart des cas, une remarquable qualité d'écriture, auraient dû frapper les critiques patentés non spécialisés. Que croyez-vous qu'il en fût ? Nous leur donnons ici une chance de relancer leurs dés. Les enseignants ont eu le nez plus fin. Dans le remarquable Littérature, textes et documents, xxe siècle, dirigé par Henri Mitterand (Nathan, 1989), Serge Brussolo, l'un des plus talentueux parmi les nouveaux-venus, fait son entrée dans le monde des classes.

À l'issue des années 70, triomphant dangereusement dans l'édition avec plus de quarante collections et jusqu'à trois cent parutions annuelles, la Science-Fiction en France avait pu croire s'installer dans l'institutionnalisation. Ce phénomène fut souligné par la création, sous la férule de Jacques Goimard, de l'Année de la Science-Fiction, de 1977 à 1981, brièvement relayée en 1982-1983 par Daniel Riche, et par l'apparition de nombreuses revues souvent éphémères, parmi lesquelles Argon (1975), Univers (1975 à nos jours (*)), Futurs (1978), SF & Quotidien, et enfin Orbites et Science-Fiction qui s'efforcèrent à la réflexion sous la conduite de Riche.Un tableau statistique indique clairement que l'essentiel de cette institutionnalisation s'effectua entre 1975 et 1981. On put penser qu'il culminait avec l'organisation en 1982 du Sommet Français à Chicoutimi, au Québec.

Las, les dieux sont inconstants, et le pire de tous est le public.

Ce n'est pas qu'au cours des années 80 il ait véritablement décru. Il a même probablement continué de s'élargir. Mais c'est que dans son extension même, il est devenu capricieux et conformiste, à un moment où la lecture en général se trouvait menacée par l'explosion quantitative, sinon qualitative, de l'audiovisuel et d'autres formes de loisirs. Aux amateurs des origines, minoritaires et passionnés, trempés par l'incompréhension et l'adversité, fermes dans leurs convictions, intransigeants voire sectaires, souvent collectionneurs acharnés, devaient succéder des lecteurs occasionnels, blasés, plus attirés par le renom des vieilles gloires que par l'appétit de la découverte, incertains dans leurs goûts, et pour tout dire assez paresseux. Pis encore, le film la Guerre des étoiles (1977), habillant d'un décor de space opera un conte de fées pour moins de dix ans, rassura les réfractaires goguenards qui n'avaient jamais cessé de considérer in petto la Science-Fiction comme un genre pour demeurés ; son succès qui en fit une référence automatique au prêt-à-porter des idées reçues ébranla vingt ou trente ans de travail patient.

Côté public, ce furent donc des années molles. Côté auteurs, ce furent les années dures.

Certains répondirent en s'adaptant aux tendances du public le plus populaire. La première moitié des années 80 connut ainsi une renaissance du Fleuve Noir où des séries comme la Compagnie des glaces de G. J. Arnaud se taillèrent un succès durable à partir d'une formule éprouvée. Les plus ambitieux se cherchèrent une issue dans une recherche littéraire formelle qui les conduisit parfois à un ésotérisme hautain. Ils finirent par se convaincre que la raréfaction de leur public saluait la justification de leurs efforts. Ainsi, ces tenants de l'art pour l'art se retrouvaient dans la même situation d'isolement que leurs prédécesseurs politiquement engagés de la décennie précédente. En bref, aller au peuple ou s'en éloigner peuvent produire les mêmes pernicieux effets.

Mais que ce soit par réaction à l'indifférence d'un lectorat moutonnier ou sous l'influence, largement inconsciente, de l'évolution de la société en général, la plupart des auteurs de talent ont montré durant les années 80 une prédilection pour l'invention d'univers disloqués, incompréhensibles, aux limites de la logique, où déambulent des personnages impuissants, reflétant sans doute un monde social problématique où la maitrise du destin s'annonce très incertaine tant pour les individus que pour les groupes. Sans s'être donné le mot, ni avoir constitué d'écoles ou de chapelles durables, ils proposent une littérature de l'errance qui contraste fortement avec l'optimisme conquérant de l'avenir ou le pessimisme argumenté des futurs calamiteux, caractéristiques des décennies précédentes. Leur maître secret ou avoué est encore Philip K. Dick.

Cette tendance insistante aurait pu suffire à justifier le titre de ce volume : la Frontière éclatée. Mais il s'y ajoute une dimension géographique. Pour la première fois dans cette anthologie, notre sélection, qui avait déjà salué en Jacques Sternberg une gloire belge résidant à Paris, s'ouvre largement à la francophonie avec des auteurs suisse et québécois. Il s'agit là certainement d'une évolution fort heureusement irréversible et il nous reste à souhaiter de voir s'affirmer une Science-Fiction maghrébine et africaine, voire haïtienne.

Un des problèmes classiques qui se posent à des anthologistes est celui de l'ordre de présentation des nouvelles. Les deux précédents volumes avaient été, autant que faire se pouvait, organisés en fonction de la chronologie probable des évènements contés, allant du présent à l'avenir lointain et proposant une sorte d'histoire informelle du futur. Celui-ci, dominé par le thème des talents et des arts et traversé par l'errance dans l'indéterminé, ne pouvait se plier à ce cadre et appelait une approche plus subtile. Il est scandé par quatre verbes : "défaire", avec les deux textes de Jean-Pierre Andrevon et de Dominique Douay, qui célèbrent le pouvoir de bannir et la dissolution préalable à toute novation ; "faire", avec les quatre nouvelles de Serge Brussolo, Yves Frémion et Jean-Claude Dunyach, hantées par l'invention d'autres arts ; "aimer ", ce prélude ou cette alternative inquiétante à la création artistique, au travers des trois contes de Georges Panchard, Richard Canal et Bernard Mathon ; "partir", parfois sur les chemins de l'illusion, avec les quatre rêves de Jean-Pierre Hubert, Agnès Guitard, Sylviane Corgiat, Bruno Lecigne et Élisabeth Vonarburg. Il vous reste le droit de les découvrir dans le désordre et le devoir d'espérer le prochain volume de l'Anthologie de la Science-Fiction française.

Notes

(*) Depuis la parution de ce texte, Univers a publié son dernier volume en 1989.