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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Robert Heinlein : En terre étrangère

Robert Laffont • Ailleurs et demain, nouvelle édition (augmentée d'une postface) d'octobre 1999

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Dans l'œuvre abondante et variée de Robert Heinlein, En terre étrangère occupe une place à la fois centrale et singulière. Lorsque Robert Heinlein publie, en 1961, En terre étrangère, il a cinquante-quatre ans et il est en pleine possession de ses moyens, au faîte de sa carrière et de sa gloire. [Couverture du volume]Il obtient avec ce livre son troisième prix Hugo pour un roman, après Double étoile en 1956 et Étoiles, garde-à-vous ! (1) en 1960. En terre étrangère conservera durablement la réputation d'être son meilleur roman, « en tout cas de loin le meilleur des livres qu'il écrivit dans sa dernière manière » (2). Pierre Versins est plus nuancé, qui y « trouve le meilleur et le pire Heinlein » (3). Lorris Murail rappelle, dans les Maîtres de la science-fiction (4), qu'En terre étrangère fut le premier roman de S.-F. à figurer sur la liste des best-sellers du New York times.

Ce serait l'œuvre où Heinlein inaugure une nouvelle manière, plus complexe ou plus touffue que celle des textes précédents, et qui annonce les romans-fleuves de la dernière période. C'est celle où il déplace ses centres d'intérêt de la technologie vers l'organisation de la société et le sens de la vie. Celle aussi où il donne libre cours à sa tendance — ancienne — à philosopher — voire à ratiociner — au fil de digressions interminables à peine habillées de dialogues. C'est enfin probablement son roman le plus élaboré, le plus adulte, le plus mûr, sinon le plus abouti, en tout cas le plus ambitieux. C'est aussi celui qui rassemble ses préoccupations, ses contradictions, ses obsessions, ses trouvailles et ses tics.

Tout d'abord, notons que Heinlein lui-même conserve la première place au Panthéon des auteurs par-delà sa disparition en 1988, au moins pour les lecteurs américains. Ceux-ci l'ont hissé en 1999 au rang du meilleur auteur de S.-F. de tous les temps pour la troisième fois, après 1973 et 1988, à travers des questionnaires émis par la revue Locus ces années-là. Heinlein devance Isaac Asimov et Arthur C. Clarke avec qui il forme chaque fois le trio de tête, suivi en 1999 par Philip K. Dick, Ursula K. Le Guin et Robert Silverberg. Cette persistance de sa gloire aux États-Unis pose une question, d'autant qu'elle est loin d'être aussi éclatante en Europe et en particulier en France.

Un conte philosophique ?

Heinlein est alors surtout réputé pour son sens de l'invention technique et ses aventures spatiales qu'il combine à merveille dans son Histoire du futur. Inventeur probable du concept, il y loge en ordre dispersé bon nombre de ses nouvelles et de ses romans. Or, précisément, En terre étrangère ne fait appel à aucune merveille technique, se déroule sur Terre et non pas dans l'espace, et se situe dans l'avenir tout proche et non pas dans le plus ou moins lointain avenir de l'histoire du futur.

C'est en apparence une sorte de conte politico-philosophique, une version modernisée des Lettres persanes de Montesquieu ou, dans une certaine mesure, des Voyages de Gulliver de Swift et du Micromégas de Voltaire et plus encore de l'Ingénu du même. Un étranger aussi radical qu'il se peut débarque dans notre société, ou dans une société qui en reflète les travers, et s'étonne, s'émerveille, s'effraie des usages qui nous semblent les plus communs. Valentin Michael Smith n'est nullement un bon sauvage à la Rousseau : il vient, comme les Persans, d'une société raffinée et même plus avancée qu'aucune de celles de la Terre. Il s'étonne de la violence et de la souffrance auto-infligée par frustration et culpabilité des Terriens, prêche la libération sexuelle en donnant l'exemple, la communauté des biens — il est vrai qu'il est richissime —, la contestation de toutes les autorités publiques, et une forme si intégrale de pacifisme qu'il lui sacrifiera sa vie terrestre dans un abandon christique après évidemment avoir fondé une religion.

C'est là que les choses se corsent. Car cet auteur prêchant — le mot n'est pour une fois pas trop fort — l'amour libre, l'anarchisme et le pardon des offenses a publié juste auparavant, en 1959, Étoiles, garde-à-vous ! qui lui valut d'être considéré comme un militariste forcené par les plus modérés de ses détracteurs. Quant aux plus acharnés, parmi lesquels Pierre Versins, ils le taxent carrément de racisme.

Un auteur controversé

Encore faut-il s'entendre sur les mots. Si l'on entend par militarisme, comme c'est en général le cas en Europe, le système social prussien qui place l'armée au sommet de la hiérarchie sociale et ne conçoit la société que fondée sur ce modèle, héréditaire et aristocratique de surcroît, modèle du reste largement inspiré du bonapartisme et qui trouva un avatar dégénéré dans le national-socialisme, Robert Heinlein n'est certainement pas militariste.

Son système serait plutôt dérivé de la démocratie restreinte athénienne, passablement impérialiste, soit dit en passant, où les hommes libres ont pour privilège et devoir de défendre la patrie, et où ce prix du danger fonde leur accession aux droits civiques. Le reproche que l'on pourrait faire plutôt à Heinlein serait celui d'une extraordinaire naïveté dans cet ouvrage (5), si cette naïveté ne s'étendait à toute son œuvre et surtout si elle n'était en partie feinte. Il convient de ne jamais sous-estimer le côté retors et roublard de Robert Heinlein qui, en bon professionnel, sait parfaitement faire se rejoindre les attentes de son public et ses positions personnelles, et qui n'hésite jamais à jouer sur les contradictions internes de ce public : c'est pour l'essentiel le même qui le plébiscite deux fois en accordant le prix Hugo à un roman “militariste” puis à un roman “mystico-pacifiste”.

Lorsque Pierre Versins accuse Robert Heinlein de racisme, il invoque Sixième colonne, qui décrit l'invasion de l'Amérique par des “Panasiates” sino-japonais particulièrement peu sympathiques, mais il néglige le contexte de sa parution en 1941 et commet de la sorte un anachronisme délibéré. Depuis l'invasion de la Mandchourie chinoise en 1937 par les Japonais, les articles et les ouvrages de diplomates et de journalistes américains se multiplient non sans quelques raisons pour dénoncer le bellicisme nippon. Le vrai problème du roman n'est pas là ni même dans la réanimation du vieux thème du péril jaune. Il réside dans son invraisemblance fondamentale : sept super-héros utilisant comme arme une religion truquée à coups de prouesses scientifiques parviennent à mettre en déroute quelques centaines de millions d'envahisseurs !

De même, lorsque Versins reproche à Heinlein de prévoir dans l'Enfant de la science (1942) des “cartes génétiques” permettant de corriger les “aberrations de la nature”, il oublie que le thème a été fréquemment abordé au moins depuis 1924 (par Haldane, biologiste britannique, qui proclame un marxisme militant) et que l'eugénisme est une utopie fréquemment cultivée à gauche dans l'entre-deux-guerres. À l'inverse, il serait certes abusif et anachronique de voir dans ce roman une préfiguration de la génétique moderne qui n'apparaîtra que dans les années cinquante (6). Mais les problèmes, notamment éthiques, soulevés par Heinlein ont conservé, voire trouvé, une actualité frappante (7).

Versins aurait peut-être été mieux inspiré d'accuser Heinlein de xénophobie à propos de son traitement de certains extraterrestres. Ainsi dans Marionnettes humaines (1951) et dans Étoiles, garde-à-vous !, les E.T. qui parasitent ou agressent les humains sont des méchants sans nuances. Mais, dans le premier, nous sommes quelques-uns (8) à percevoir une parodie, jusque dans sa veine paranoïaque, du roman d'invasion qui avait fait florès dans les pulps, et, dans le second, les insectoïdes agresseurs tiennent une place des plus réduites, celle d'un faire-valoir. Au contraire, lorsque Heinlein brosse des portraits élaborés d'extraterrestres, notamment dans ses récits pour adolescents, il les rend en général sympathiques et plus humains que les humains, et souvent plus évolués.

Un drôle de penseur

De même, lorsqu'on se risque à un examen des idées politiques de Robert Heinlein, ce à quoi invitent les sermons de plus en plus nombreux qu'il délivre à partir précisément d'Étoiles, garde-à-vous ! et d'En terre étrangère, on découvre non seulement un certain flou de la pensée, après tout excusable chez un écrivain, mais aussi son évolution et ses nombreuses contradictions internes.

Dans l'Enfant de la science, Heinlein paraît appeler de ses vœux une société rationnelle, planifiée (9), centralisée et policée même si elle exalte un trait aussi ridicule et, pour tout dire ici, humoristique que le duel en public comme garant des bonnes manières. Ce sont les Trois mousquetaires au xxie siècle !

À partir d'En terre étrangère, il développe une sorte d'anarchisme imprécis qui donne la primauté à l'individu, et il semble finir par rejoindre les libertariens dans ses dernières œuvres. Cette position apparaît en contraste absolu avec celle longuement exposée dans Étoiles, garde-à-vous ! où l'individu doit, si nécessaire, sacrifier sa vie à la défense de la collectivité. Altruisme, égoïsme, suprématie de l'intérêt collectif ou primat de la volonté individuelle, Heinlein semble ne pas pouvoir choisir, sinon en invoquant le thème de la responsabilité illimitée de l'individu envers lui-même et envers son groupe. Tout au plus peut-on remarquer que jeune, pauvre et militaire, il pencherait plutôt du côté de l'organisation et de la collectivité, et qu'à mesure qu'il s'enrichit et conquiert du prestige dans une activité foncièrement libérale, l'écriture, il se mettrait à privilégier les intérêts de l'individu, la contradiction étant bizarrement résolue par l'importance croissante donnée à la Famille, celle de l'immortel Lazarus Long.

Pour sa part, Heinlein ne voit aucune contradiction entre ses deux romans et affirme qu'il les a écrits en même temps, et a même transféré des passages de l'un à l'autre. En terre étrangère semble bien avoir été une œuvre de longue haleine dont il aurait écrit une première moitié des années auparavant, qu'il aurait abandonnée pour la reprendre précisément durant le chantier d'Étoiles, garde-à-vous !. Cela explique peut-être sa construction décousue.

La contradiction apparente s'éclaire alors de plusieurs manières. Ces deux romans sont des ouvrages d'un écrivain, c'est-à-dire d'un homme plus intéressé par l'illustration d'idées successives que par la continuité philosophique de sa pensée, et de surcroît d'un écrivain qui adore se portraiturer sous les traits d'un avocat, Jubal Harshaw, prompt à défendre des causes opposées. Il serait donc inexact de taxer Heinlein d'insincérité : c'est un homme de sincérités successives, celles qui l'arrangent et surtout celles qui l'amusent. En quoi, mais on y viendra plus tard, il épouse son public.

Après tout, cette contradiction hante toute la société occidentale depuis la Renaissance et l'invention progressive de l'individu moderne. Elle n'a jamais trouvé de solution, et la droite et la gauche se la sont repassée comme une patate brûlante au fil des siècles. Comment concilier la créativité et la justice, l'égalité et le progrès ? D'où l'ambiguïté de l'anarchisme aussi bien que de l'étatisme. C'est une question que connaissent bien les Français, qui réclament toujours plus d'égalité et toujours plus de privilèges.

Cette contradiction a peut-être trouvé son expression la plus poussée dans l'Amérique des États-Unis, à la fois profondément individualiste et poussant, plus loin qu'aucune nation d'Europe, l'attachement à la collectivité, à la patrie, au drapeau. C'est que les individus européens se sont difficilement extraits de la tutelle des institutions préexistantes tandis que les immigrants américains ont constitué conventionnellement de nouvelles institutions, religieuses et laïques, locales, régionales et fédérales, qui leur semblent leur appartenir plus qu'ils ne leur appartiennent. Les identités des Européens se sont le plus souvent formées contre des institutions, à travers des révolutions, tandis que celles des Américains déracinés se sont établies à travers des institutions. C'est l'Amérique des pionniers, individualiste, communautariste (10) et à l'occasion sectaire.

Car Robert Heinlein épouse profondément, et traduit, cette Amérique moyenne, pas tout à fait profonde, qui s'inquiète peu de ses inconstances, de ses inconsistances et de ses contradictions, tant elle est soucieuse de foncer et sûre de son destin manifeste. Heinlein n'est pas un philosophe, pas même un penseur, il n'a guère plus de suite dans les idées qu'un journaliste, et la seule chose qui demeure et qui donne une apparence de continuité à ses laïus, c'est un certain ton. Heinlein est un causeur. D'où l'importance des dialogues dans la plupart de ses œuvres, dialogues qui ne sont souvent qu'un monologue distribué, importance qui va s'accentuer l'âge venant.

Des propos de comptoir

Heinlein est un causeur. Il traite les idées qui surviennent dans la conversation comme des idées de Science-Fiction, c'est-à-dire comme des jouets intellectuels. Il n'a pas besoin d'y croire profondément, bien au contraire. Il prélève dans l'actualité un point de départ, comme on a vu pour Sixième colonne, et le pousse dans ses derniers retranchements, ayant plus le souci de distraire que de convaincre. Bien entendu, comme dans toute conversation de bistrot, il soutiendra mordicus son point de vue surtout si on le contredit, ou s'il a l'impression qu'on pourrait le contredire. Les propos de comptoir sont éminemment sérieux mais ils n'engagent pas.

Que les idées de Robert Heinlein relèvent des propos de comptoir se manifeste de deux façons au moins. D'abord dans une bonne humeur non dénuée d'humour au second degré (11), bonne humeur qui tâchera de virer à la bonhomie dans les dernières œuvres alors que l'humour s'éloigne, s'efface peut-être devant une certaine amertume. Il est la plupart du temps impossible de prendre Heinlein au sérieux, comme fait Pierre Versins, tant sa langue déforme sa joue. Ainsi, dans la société quasi utopique de l'Enfant de la science, les mâles armés se livrent à des duels à coups d'armes à feu et de rayons mortels jusqu'au restaurant. Toute sa vie, Heinlein s'est moqué avec bonne humeur de son public, de ses confrères, du genre qui a fait sa gloire, et son public adorait cela parce qu'il n'y avait pas de mépris dans cette ironie, mais de la complicité. S'il ressasse d'un bout à l'autre de son œuvre les mêmes thèmes, c'est plus parce qu'il en connaît les effets sur son auditoire que parce qu'il en est réellement persuadé.

Ensuite, les œuvres de Heinlein, romans et nouvelles, fourmillent de tall stories, d'histoires à dormir debout, typiques du propos de comptoir, dont le genre fut déjà admirablement illustré par Edgar Allan Poe et Jack London. La tall story est une espèce assez difficilement comprise par les Européens, du moins par les littérateurs, bien qu'elle soit universelle, parce qu'elle relève d'une tradition populaire, celle du menteur que l'on feint de croire pour qu'il pousse plus loin encore son invention (12). Il n'y a pas de vraie tradition du canular dans la littérature française — sauf un peu chez Jules Romains et dans les à-côtés de quelques grandes œuvres ; on pense à Flaubert — parce que la littérature est en France une chose sérieuse, toujours plus ou moins nostalgique de la grandeur lyrique. Pour prendre un exemple de tall story dans le roman qu'on vient de lire, la conclusion, si on la prend au pied de la lettre, est désolante de mysticisme dégoulinant ; sinon, elle est désopilante et sent le fagot. Je crains que bien des lecteurs européens de cette fin n'en aient été rebutés parce qu'ils la prenaient pour un message, et que d'autres certes, européens et américains, n'aient été fascinés pour la même raison.

Un populisme séducteur

Du coup, les idées, si l'on veut “politiques”, de Robert Heinlein, si elles relèvent bien du propos de comptoir, procèdent d'une catégorie qui explique son succès auprès d'une partie, large, du public : le populisme. Or, le populisme, si on laisse de côté sa variété politicienne confite de haine, est éminemment séducteur : il consiste à dire aux gens ce qui leur fait plaisir à entendre alors même qu'ils en doutent profondément. Il fonctionne sur le narcissisme collectif, là ou celui-ci est défaillant.

Il est du reste surprenant de voir combien Robert Heinlein, si épris apparemment de vertus et d'amitiés viriles, se montre féminin et ondoyant dans ses entreprises de séduction. Il caresse son public, à qui il ressemble, dans le sens du poil, avec juste cette petite note d'exagération qui assure le plaisir du teasing.

Rien d'étonnant donc à ce que ce soit le même public des conventions de Science-Fiction qui lui ait décerné le même prix en 1960 et 1962 pour deux romans successivement “militariste” et “pacifiste”. À la limite, ce public ne s'est même pas aperçu de cette différence. Il n'a retenu que la continuité du “ton”. Ce public n'est pourtant pas spécialement borné. Il est intéressant de voir qu'il couronne juste avant, après et entre les deux Heinlein : en 1959, James Blish pour un Cas de conscience ; en 1961, Walter M. Miller, Jr., pour un Cantique pour Leibowitz ; en 1963, Philip K. Dick pour le Maître du haut-château : trois classiques réputés aujourd'hui auprès des intellectuels. Tout ce qu'on sait des conventions américaines incline à penser que leur public ne se renouvelle pas considérablement d'une année sur l'autre et qu'il demeure même pour l'essentiel physiquement le même.

Un autre “fait” (13) va dans le même sens. La plupart des critiques raffinés se sont étonnés que les dernières œuvres de Robert Heinlein, largement constituées de divagations autocomplaisantes qui finissent par éclipser tout à fait une action de plus en plus inconsistante, aient obtenu d'un vaste public le même accueil enthousiaste que les ouvrages antérieurs mieux maîtrisés. Ils ont raisonné à l'envers et auraient dû se demander si le public de Heinlein, qui ne leur ressemblait guère, n'était pas précisément friand surtout de ces digressions. Au bar Robert-Heinlein, ce public préférait sans doute entendre le vieux maître les enfiler interminablement plutôt que de le suivre dans des extrapolations scientifiques qu'il prétendait, au mépris de toute véracité dans la plupart des cas, conduire rigoureusement. Ce n'est pas en dépit de ses sermons que la popularité de Heinlein est demeurée intacte, c'est grâce à eux.

De même est-on conduit à s'interroger sur le défaut supposément tardif de notre auteur, qui l'aurait conduit à allonger démesurément ses romans à partir précisément d'En terre étrangère. Mais la publication en 1990, après la mort de Heinlein, du texte “intégral”, plus long d'environ quarante pour cent que celui publié en 1961, avec un succès considérable, donne à penser (14).

D'une part, le public spécifique de Heinlein semble trouver qu'en ce qui le concerne, plus c'est long, plus c'est bon. D'autre part et surtout, le débordement quantitatif du texte ne semble pas avoir procédé d'une évolution spécialement tardive de sa manière.

Ou bien, en effet, ce travers était consubstantiel à Heinlein depuis ses débuts mais il parvenait à le contrôler en se relisant, ou bien, comme il l'a prétendu, il était “victime” d'éditeurs attentifs qui sabraient ses redites et ses bavardages (15). La seconde hypothèse est la plus vraisemblable puisque de tels éditeurs ont disparu du paysage éditorial américain vers la fin des années soixante-dix, et que le marketing a exigé parallèlement de plus en plus de gros livres constitutifs de grosses piles. De surcroît, le succès s'affirmant, personne n'a plus osé “censurer” Heinlein. En un sens, les défauts — à mes yeux — de cet auteur — et de quelques autres — ont été exacerbés du fait du licenciement des éditeurs consciencieux et des exigences des commerciaux répondant à celles du public.

Par-delà l'horizon de la Science-Fiction

Ce « populisme complexe, typiquement américain, qu'il a si brillamment exprimé » (16) lui valut avec En terre étrangère une audience qui alla bien au-delà du public de la Science-Fiction. Durant les années soixante, ce roman devint, selon l'expression consacrée, une bible des campus, un livre-culte des hippies des années flower power. Il ne fut détrôné au cours des années soixante-dix que par la trilogie de J.R.R. Tolkien, le Seigneur des anneaux.

Ici se situe une énigme qui, quelle que soit la solution qu'on en retient, témoigne de l'écho de Heinlein à cette époque. Selon ce qui peut être une légende, un illuminé psychopathe, Charles Manson, inspiré par En terre étrangère, fonda une sorte de groupuscule sectaire et finit par assassiner dans des conditions épouvantables l'actrice Sharon Tate, enceinte de huit mois, épouse du réalisateur Roman Polanski. L'Encyclopedia (17) de Clute et Nicholls semble prudemment accréditer cette histoire, tandis que Lorris Murail (18) l'invalide, indiquant que Heinlein, troublé, aurait chargé un avocat d'interroger Manson dans sa prison, et que celui-ci n'aurait jamais entendu parler de Heinlein ni lu son livre. Ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas que le fait soit avéré, mais que les médias de masse aient jugé habile de coltiner cette histoire, ajoutant au prestige de Heinlein une tonalité sulfureuse et témoignant de l'influence qui lui était prêtée.

Un héraut américain

Il ne s'agit nullement ici à mes yeux d'exonérer Heinlein de ses opinions (19) douteuses ni de le faire passer pour un simple prophète de bazar. Écrivain authentiquement populaire, à tous les sens du terme, sorte de Dickens américain du xxe siècle, il reflète et exprime toute une partie de l'opinion américaine. C'est une figure du folklore américain, un témoin de son pays et de son époque, au même titre que des peintres et illustrateurs comme Norman Rockwell (côté réaliste) et Maxfield Parrish (côté utopie) plus qu'une vigie de l'avenir. C'est sans aucun doute pourquoi son succès en Europe et plus nettement encore en France, où il semble avoir été mal lu et peu compris, est demeuré incertain.

De même que la lecture, au demeurant divertissante, de Popular mechanics (20), où il a certainement beaucoup puisé, nous fournit un tableau idéalisé d'une certaine Amérique moyenne, la philosophie populaire de Robert Heinlein nous intéresse moins par son contenu intrinsèque que par le tableau qu'elle suggère de l'opinion américaine. Tableau plus fidèle et plus durable que bien des travaux d'historiens.

Si vous voulez comprendre l'Amérique, et par extension toute une partie de notre monde bizarre, étudiez le Lolita de Nabokov et toute l'œuvre de Robert Heinlein.

Notes

(1) Bien que ce roman ait retrouvé en surtitre dans l'édition française actuelle son titre américain de Starship troopers à la suite de la sortie du film de Paul Verhoeven qui en fut tiré en 1997, il fut initialement traduit et publié en tant qu'Étoiles, garde-à-vous ! chez J'ai lu en 1974.

(2) C'est du moins le jugement de David Pringle et de John Clute dans l'article qu'ils consacrent à cet auteur dans l'Encyclopedia of science fiction (John Clute & Peter Nicholls. Londres : Little, Brown/Orbit, 1993).

(3) Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction. Lausanne : l'Âge d'Homme, 1972.

(4) Bordas, 1993.

(5) Cette naïveté est ici sans doute exagérée par le fait que Heinlein destinait Étoiles, garde-à-vous ! à un public adolescent. C'est du reste, sans le savoir, la raison pour laquelle je n'ai pas publié en français ce roman qui ne me semblait pas suffisamment “adulte” pour "Ailleurs et demain".

(6) L'eugénisme est ici fondé sur la sélection, planifiée mais ne s'opposant jamais aux désirs des individus, des traits souhaitables, et non sur la modification génétique, inimaginable à l'époque. Pierre Versins fait un assez mauvais procès ici à Heinlein car celui-ci ne préconise explicitement que l'élimination des facteurs de morbidité.

(7) Il vaut de souligner que le récent roman de Greg Bear, Oblique, présente une similitude frappante avec l'Enfant de la science en ce qu'il met en scène pour la condamner, comme faisait Heinlein, une organisation factieuse qui préconise un eugénisme radical.

(8) Dont Joseph Altairac dans une communication privée.

(9) On pourrait qualifier de keynésienne la planification monétariste qui assure la prospérité permanente de cette société par ailleurs libérale. Encore faudrait-il pouvoir la prendre au sérieux.

(10) Communautariste aux deux sens du terme, celle de l'exaltation de la communauté souvent locale, et celle de la juxtaposition de communautés.

(11) Ni dénuée non plus de lourdeur, ce qui traduit peut-être moins de la négligence que la lourdeur et la répétition caractéristique du propos de comptoir, garant de la complicité des auditeurs qui n'en sont pas dupes.

(12) Cami est le grand représentant français de la tall story, mais il n'est pas considéré comme un écrivain notable.

(13) On sait que Robert Heinlein affirmait à qui voulait l'entendre que sa littérature n'était appuyée que sur des “faits” (facts). Ce qui conduisit certains de ses critiques, dont Alexei Panshin, à dire qu'il prenait ses opinions pour des faits (opinions as facts). C'est une des caractéristiques du propos de comptoir et du discours politique que d'être émaillés à tout bout de champ de formules du genre : « C'est un fait que… ».

(14) Ce n'est pas ce texte allongé qu'on aura lu ici mais bien celui de 1961. Plusieurs critiques, dont celles de Locus, soulignent que les passages rétablis n'ajoutent rien au texte et le plomberaient plutôt. En toute honnêteté, je dois dire que je n'ai pas lu ce texte “restauré” dont l'opportunité m'a semblé tout à fait mercantile. Si Heinlein l'avait voulu, il aurait eu toutes les possibilités de le faire éditer avant sa mort.

(15) Dans ses premières œuvres, il est évidement contraint par le format qu'imposait la parution en revue dans Astounding science fiction, sous la férule de John W. Campbell, Jr.

(16) Encyclopedia of science fiction, op. cit.

(17) Op. cit.

(18) Op. cit. La notule de Murail est intéressante à plus d'un titre. D'abord, il exonère Heinlein de toute responsabilité dans cette affaire en indiquant que Manson était à peu près illettré, ce qui traduit probablement illiterate, qui signifie inculte et non pas stricto sensu illettré. Manson pouvait être inculte et avoir lu En terre étrangère dans une édition de poche, ou en avoir simplement entendu parler, ce qui nous renvoie à la tradition orale. Ensuite, Murail note que Manson aurait subi l'influence de l'Église de scientologie et des théories de L. Ron Hubbard. Ce qui est ici intéressant, c'est qu'il y a des points de rencontre entre Hubbard et Heinlein : tous deux, auteurs de pulps, étaient fascinés par l'idée de la création de religions artificielles, ainsi Heinlein dans Sixième colonne et dans En terre étrangère. La différence notable est que Heinlein s'est contenté d'en parler et que l'idée de passer à l'acte lui aurait certainement fait horreur. Le “culte” qui lui est voué demeure purement littéraire.

(19) Elles mériteraient de toute façon un examen détaillé, impossible à conduire ici, notamment à propos du “féminisme” de Heinlein, de son “libéralisme économique”, de ses conceptions politiques, voire de sa confiance incertaine en l'immoralité de l'âme.

(20) Qui parut longtemps en France, et y fut apparemment prisé, sous le titre de Mécanique populaire.