Carnet de Philippe Curval, catégorie Chroniques

Thomas Day : Sept secondes pour devenir un aigle

nouvelles de Science-Fiction et de Fantasy, 2013

Philippe Curval, billet du 24 septembre 2013

par ailleurs :
Day of violence
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Avez-vous déjà lu un Thomas Day ? Moi non plus. Enfin, je plaisante, car j'ai essayé à plusieurs reprises sans parvenir à me faire une opinion. Et comme je me refuse de démolir des livres qui ne m'inspirent pas pour le simple plaisir de me mettre en valeur à l'aide de quelques coups bas bien sentis, j'ai préféré m'abstenir d'en parler.

Ce qui est indiscutablement une erreur vu l'extraordinaire prolixité de l'auteur. En près de vingt ans, seize romans et cent cinq nouvelles, quelquefois publiés par lui en tant qu'éditeur, repris pour la plupart dans la forteresse privée de "Folio SF", cela mérite l'attention.

Or, voici que le Bélial’ m'envoie — ce qui n'est pas souvent le cas — son dernier recueil, Sept secondes pour devenir un aigle. Je m'y plonge illico (en souvenir de la famille du même nom qui a ravi ma jeunesse).

Jeunesse aussi pour la première nouvelle, "Mariposa", reprise d'un texte de 1998, qui a bénéficié d'une réécriture. C'est un récit à plusieurs voix qui tourne autour d'un arbre à papillon dont on ne trouve de spécimen que sur une île du Pacifique où serait enterré Magellan. Par une suite de témoignages d'un officier nippon et d'un G.I. employé par Howard Hugues, l'énigme se dévoile peu à peu. Plus que l'histoire elle-même dont on pressent l'issue mortelle, le texte s'enrichit d'un travail sur les ruptures de ton où Thomas Day s'avère plein d'aisance.

"Sept secondes pour devenir un aigle" est habité par la rage. Cette rage intérieure qui brûle son auteur. Car Thomas Day, “anarchiste amoral” comme se déclare l'un de ses personnages, s'est engagé en lutte frontale contre le monde tel qu'il se présente aujourd'hui. Persécution des minorités (indienne, ici), capitalisme effréné, surpopulation, massacre écologique, tout lui est prétexte à produire des scénarios souvent violents qui ne tourneront pas fatalement à l'avantage de ses héros, prêts à aller jusqu'au bout de leur fureur, quitte à s'y briser les ailes.

Pour ma part, "Éthologie du tigre", me semble la meilleure nouvelle du recueil, la plus aboutie, en exploitant d'une manière à la fois subtile et dérangeante le mystère qui entoure la découverte de trois crânes de bébés tigre. Le récit donne à voir à travers une suite d'images — que l'on sent authentiquement vécues par l'auteur — un Cambodge en proie au tourisme envahissant qui ne laissera bientôt plus un poil de sec sur le crâne de la planète. Dans un parc naturel menacé où se profile le fantôme d'une tigresse à trois pattes, révélatrice d'un combat perdu d'avance des fauves contre la civilisation.

Avec "Shikata ga nai", nous pénétrons au cœur de la zone contaminée de Fukushima où des stalkers du futur vont piller des objets dans les habitations abandonnées pour les revendre. Dommage que l'idée, excellente, ne soit pas plus longuement exploitée.

"Tjukurpa" est une histoire de retour à la pureté primitive des aborigènes d'Australie. Grâce au pouvoir de RêVe, ils vont pouvoir reconstituer le monde des origines d'une manière virtuelle. Après avoir ouvert les yeux des “peaux de fromage”, ces blancs qui l'ont dévasté, d'un coup de sarbacane japonaise en aluminium. Allégorique, mais précis et documenté, ce texte sous tension laisse songeur.

Quant à "Lumière noire", c'est une reprise de la novella parue dans Retour sur l'horizon, l'anthologie de Serge Lehman. À la fois récit post-cataclysmique et contre-utopie informatique, Thomas Day sait y mêler les effets, multiplier les idées sans verser dans les stéréotypes, en exploitant jusqu'à son terme les contrecoups de la Singularité. Tout en laissant une chance de survie à l'humain (n'est pas andrevonien qui veut). Une vraie réussite dans un genre si difficile, tant l'ont abondamment traité une pléiade d'auteurs depuis que la Science-Fiction existe.

On le voit, contrairement à Antoine Volodine qui prône le post-exotisme, fondé sur la subversion de l'idée même d'Auteur, Thomas Day s'avère le tenant du pur-exotisme où l'écrivain s'affirme tel un vengeur masqué à l'assaut des tares de l'Humanité. Il ne s'agit pas de déterminer à son propos si son œuvre appartient ou non à la Science-Fiction, ses thèmes et son écriture s'en révèlent imprégnés.

Un seul regret, l'insert pour le plaisir du style pètechiebaise, destiné sans doute à tonifier le lecteur adolescent. Il aurait dû tirer la chaîne sur cette tendance. Elle ne vaut que si elle emporte le texte tout entier. Mais je me doute qu'autrefois Thomas Day a dû y céder. Aujourd'hui, en explorant sa voie, en se créant un ton personnel d'une belle maturité, voilà un nouveau talent sur lequel nous devons compter.

P.S. : j'aurais voulu parler du dernier William Gibson, Histoire zéro, ultime volume d'une trilogie où l'on retrouve les personnages du décevant Code source, qui constituait l'avant-dernier. Après avoir lu tout entier ce roman d'un vide abyssal, je n'ai qu'une chose à en dire : le titre est bien trouvé (facile, n'est-ce pas, mais je n'ai pu y résister).

Quant à Berazachussetts, de Leandro Ávalos Blacha, qui se présente comme un portrait au vitriol de l'Argentine contemporaine, on se demande vraiment pourquoi la collection "Folio SF" l'a publié. C'est un roman trash-gore, soi-disant chargé d'un humour dévastateur, qui se révèle sans aucune originalité. Et même puissamment lourdingue. Peau de zombie !

Philippe Curval → mardi 24 septembre 2013, 13:00, catégorie Chroniques

Commentaires

  1. cousin francismercredi 25 septembre 2013, 15:57

    Sacré Philippe Curval ! On sent tout de même que ça le contrarie quelque peu de devoir admettre que ce qu'écrit le jeune Thomas Day (enfin jeune… c'est relatif !) n'est pas si mal, somme toute…

    Ben oui… Il y aura (puisqu'il y a déjà) une science-fiction après Philippe Curval ! Je comprends que cela puisse agacer le grand homme.

  2. Jeanne-A Debatsmercredi 25 septembre 2013, 16:24

    Faut-il mal connaître Curval ou bien avoir de la mauvaise foi à revendre pour attribuer CE mobile-là à son ironie ma foi gentille…

    En tout cas, ce qui est sûr c'est que la SF française existe très bien SANS Francis Valéry.

  3. Dominique Warfamercredi 25 septembre 2013, 17:49

    Je pense en effet, Jeanne, que le Cousin (c'est pas un genre de moustique, ça, d'abord ?) aurait pu dire quelque chose de moins bête quant à Curval.

    Je signalerai cependant à Philippe que des nouvelles du tonnerre du Diable de Thomas Day, il en existe quand même depuis un bon moment : j'ai pu en chroniquer quand je travaillais encore dans la presse quotidienne — vers le début du siècle…

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