Carnet de Philippe Curval, catégorie Chroniques

Paolo Bacigalupi : la Fille automate

(the Windup girl, 2009)

roman de Science-Fiction

Philippe Curval, billet du 27 février 2012

par ailleurs :
Une découverte du Diable

Pour comprendre, saisir les parfums subtils de la Thaïlande, aimer les Thaïs, encore faut-il en avoir la taille. Paolo Bacigalupi qui, comme son nom ne l'indique pas, écrit en américain, la possède nécessairement. Son roman, la Fille automate, paru au Diable vauvert, en témoigne. Ne vous fiez pas à sa rigoureuse couverture blanche où s'inscrit, en relief sur un demi-visage pâle, une bouche baiser à la lèvre inférieure tatouée d'un code-barres. Ça chauffe à l'intérieur !

Ce qui ne signifie pas seulement qu'à Bangkok la température descende rarement au-dessous de trente degrés. La situation géopolitique y est brûlante. D'un côté, les compagnies caloriques comme Agrigreen ou PureCal, sociétés étrangères qui détiennent le monopole des semences protégées, font pression pour obtenir les précieuses graines inventées par les Thaïs grâce à leur ingéniosité, fruit d'une culture rurale. Celles-ci résistent aux maladies génétiquement modifiées qui se sont abattues sur la planète comme la cibiscose ou la rouille vésiculeuse.

De l'autre, Akkarat, ministre du Commerce, lutte contre le pouvoir du général Pracha, ministre de l'Environnement qui entretient la psychose avec l'appui de ses hommes de main, les chemises blanches. Jusqu'à ce jour, l'équilibre entre ces forces antagonistes est maintenu par Sa Majesté la reine enfant, que nul n'a jamais vue.

Paolo Bacigalupi n'est pas de ces auteurs qui décrivent le monde depuis leur tour d'ivoire. À moins que je ne me trompe — et si je me trompe, chapeau pour le tour de force —, il a forcément vécu dans ce pays pour restituer ses saveurs, ses odeurs, son peuple, ses villes, ses temples, recréer cette atmosphère si particulière de l'ancien royaume de Siam, le seul de cette région de l'Asie du Sud-Est qui n'ait pas subi de plein fouet la colonisation occidentale.

Son écriture rapide, colorée, fouillée, parfois brouillonne, évoque l'étonnante singularité de cette société de survie où les piles, les briquets, les revolvers, les radios, etc., sont à ressort, à manivelle ; où des mastodontes actionnent les usines, assurent les transports en commun ; où la contrebande de méthane est aussi sévèrement punie que le transpiratage du riz Utex ; où chacun risque à tout moment de périr d'une nouvelle épidémie.

En quelle année sommes-nous ? Rien ne l'indique. Après l'effondrement de l'énergie, les prévisions des climatologues inspirés se sont réalisées. Mais les Thaïs ont combattu à l'aide de digues, de barrages et de pompes alimentées au charbon. Ils sont parvenus à empêcher la mer — qui a englouti New York comme Rangoon et bien d'autres capitales —, d'envahir Bangkok, leur cité sainte.

Ceci exposé à la suite de chapitres subtilement entrecroisés. Larguant les lieux communs du roman catastrophe, Bacigalupi nous entraîne dans un tourbillon post-cataclysmique. De ténébreux conflits d'intérêts se mêlent à la vision effervescente d'une ville en proie à mille menaces. Avec la complicité de personnages haut campés : étrangers cyniques, hommes politiques sans vergogne, réfugiés avides, truands — tels l'enculeur de chiens ou le seigneur du lisier —, troubles et sanglants justiciers.

Et la fille automate, comment vient-elle s'inscrire dans ce paysage de fin du monde ? Artificielle, belle, souple, lisse, à la démarche imperceptiblement saccadée, c'est une “nouvelle personne”. Inventée par les Japonais, dont la population a terriblement diminué, pour remplacer la main-d'œuvre qualifiée. À la suite de circonstances obscures, rejetée par les siens, honnie par les Thaïs, la “tic-tac” officie dans un bordel, soumise aux désirs les plus ignobles. Mais voilà qu'un étranger, un farang, Anderson Lake, la prend sous sa protection. Seul inconvénient, quand Emiko doit s'activer trop violemment, elle surchauffe. De cette infirmité va naître le chaos.

Couronné entre autres par le prix Locus, ce premier roman semble augurer d'un parcours bénéfique pour Paolo Bacigalupi. Très loin des lassants NSOP (nouveau space opera) dont on nous abreuve depuis quelques années, la Fille automate réhabilite avec intelligence, originalité, passion, la Science-Fiction sociétale, qui demeure, pour moi, le fin du fin de la littérature conjecturale. Avec, en prime, une écriture bouillonnante qui vous transporte jusqu'au dénouement en six cents pages de plaisir. Ce qui devient rare.

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