Carnet de Philippe Curval, catégorie Chroniques

Ian McDonald : la Maison des derviches

(the Dervish house, 2010)

roman de Science-Fiction

Philippe Curval, billet du 15 janvier 2013

par ailleurs :
Wiki à gogo

J'apprends à l'instant que les responsables de la province de Naples viennent d'inventer le “napo”. Il s'agit d'une monnaie originale, imprimée spécialement pour les habitants de la région — où l'on compte la plus grande masse de faux billets en euros générée par la mafia — afin de sécuriser les échanges. Et surtout de permettre à ceux qui possèdent ces nouvelles espèces de bénéficier d'une réduction de dix pour cent sur tous leurs achats.

Je vois très bien l'avenir de l'Europe se dessiner dans le droit fil de ce qui se produit actuellement. J'imagine avec une amertume non dissimulée l'époque où l'on troquera des parigos contre des napos, des napos contre des barcelos, des barcelos contre des cracovis, et pourquoi pas des fouillylesois. Quel bonheur pour les banquiers de trafiquer sur les variations des taux de change enfin restaurés !

N'apparaît pas encore, même en profil perdu, le stanbuli, monnaie qui devrait s'imposer dès que la Turquie entrera dans l'Europe.

Ce qui ne saurait tarder d'après Ian McDonald puisque, à la fin des années 2020, il décrit, dans la Maison des derviches avec une minutie de détail qui stupéfie, comment ce pays se transformera une fois son adhésion acceptée.

C'est-à-dire pas du tout.

Car le légendaire Istanbul de toujours perdurera. Sauf qu'il est envahi de “nanos”. Ce n'est pas une nouvelle monnaie mais la conséquence d'une hyperprépondérance dans la Science-Fiction contemporaine de ce concept utilisable à toutes les sauces dont on tambouille le principe et la définition, afin de résoudre la plupart des problèmes engendrés par les débordements effrénés d'une littérature spéculative avide de renouvellement.

La nano-fiction est née.

J'avais, avec beaucoup de remords, abandonné en cours de route le précédent roman de McDonald, le Fleuve des dieux, dont l'action se passait en Inde, en raison d'une abondance de locutions propres au pays ou purement inventées. Pour une raison très simple : il se trouvait flanqué d'un glossaire. Et dans ce glossaire, exit la référence d'une bonne moitié des mots inconnus. Quoi de plus frustrant que de suspendre sa lecture à cause de son ignorance pour ne pas découvrir la définition du terme qui vous a interrompu !

D'ailleurs, qu'y a-t-il de plus détestable que les glossaires pour les œuvres de fiction ? Pire que les notes en bas de page dans les volumes de la Pléiade ! Ils brisent l'amnésie passagère indispensable pour s'abandonner au plaisir infini du “lire”.

Par bonheur, la Maison des derviches en est dépourvue. Ce qui laisse aux courants d'air méphitiques de la SF le pouvoir de vous chambouler le cerveau.

À cette occasion, je veux rendre hommage à Jean-Pierre Pugi, qui a traduit le roman, pour le merveilleux travail qu'il a accompli en s'attachant à restituer dans une langue aussi limpide un texte aussi tortueux.

En apparence du reste car, la prose volubile, excitante, parfois épuisante d'Ian McDonald une fois décantée, quatre axes narratifs distincts se dessinent dans la Maison des derviches.

Une terroriste se fait exploser dans un tramway, ce qui expose les voyageurs à une diffusion de nanoferments. D'autant plus dangereux qu'ils sont produits par des “scientifiques de dieu” afin de convertir un maximum de victimes. On suivra les tourments de l'humble Necdet, contaminé par la vision de djinns et du saint vert de l'Islam. Ceux de l'enfant détective Can qui dispose d'un bitbot, capable de se muer en oiseau, en singe, en rat, en serpent, pour traquer les responsables de l'attentat sur les traces de Necdet. Atteint du QT long, maladie cardiaque qui le rend fragile, Can sera aidé par l'inénarrable Georgios Ferentinou, jadis célèbre dialecticien de l'économie.

Ayşe, la savante antiquaire, se verra proposer un million d'euros par un personnage trouble, pour découvrir le sarcophage de l'homme mellifié. Un certain Hacı Ferhat qui, en 1268, a déposé son corps dans un ancien bloc de pierre taillée datant de l'époque romaine, rempli de miel, pour se faire momifier dans le liquide ambré, scellé par du plomb. Sa piste mythique s'est perdue au cours de rapts et de vols successifs.

Adnan, vertigineux équilibriste de la finance, qui fait partie des Ultralords de l'univers, va tenter de vendre du gaz bon marché en provenance d'Iran. Car, depuis que la centrale nucléaire a été bombardée, le pays contaminé subit une quarantaine.

Enfin, deux petits génies, Yaşar et Aso, cherchent à trouver des fonds pour créer une startup nanotechnologique. Grâce à la bio-informatique, ils projettent de charger l'ADN non codant pour y transcrire et y stocker chez chacun d'entre nous mille trois cent cinquante zettabits d'informations, plus que la totalité des connaissances depuis le commencement de l'Humanité.

Ne vous inquiétez pas de l'abondance de ces résumés, conçus pour vous aguicher. Tous ces sujets sont déjà exposés dans les soixante premières pages du roman. Il vous en restera encore quatre cent soixante-deux pour découvrir comment ils évolueront, se combineront jusqu'au dénouement un peu court en jambes.

Ces différentes actions tournent autour de la place Adem-Dede où habitent la plupart des participants de ce technodrame contemporain dans l'ancienne maison des derviches délabrée, porteuse de mémoire.

Car, plus intéressé par la Sublime Porte, le Bosphore, la Corne d'or, les rues, leur trafic, ses odeurs, ses souks, son architecture, sa population métissée couche sur couche au cours des invasions, des migrations, des empires et des califats depuis des siècles, des persécutions religieuses, que par une rigoureuse stratégie narrative, Ian McDonald va s'employer à nous faire pénétrer dans les coulisses d'une ville aux mille mystères.

Dès qu'une action s'engage, ses personnages s'interrogent sur le passé des lieux, les souvenirs qu'ils suscitent, digressent sur l'histoire, sondent l'origine des objets qu'ils découvrent, multiplient les discours sur l'intégration de la Turquie dans l'Europe, vaticinent sur son avenir, s'émeuvent des amours oubliées, parcourent les ruelles, s'introduisent dans les hammams, remuent la boue séculaire qui stagne au fond des eaux. Bref, en admirateur passionné, Ian McDonald construit en leur compagnie son Istanbul intérieur.

Si j'ai intitulé ce blog "Wiki à gogo", ce n'est que pour faire un jeu de mots. Car s'il n'est pas certain qu'Ian McDonald ait longtemps vécu dans la ville aux trois mille mosquées, il est évident qu'il en a exploré les entrailles bien au-delà de ce que peut proposer Wikipédia. Et surtout qu'il a accompli un superbe effort littéraire pour nous donner à voir un monde urbain d'une vertigineuse complexité où s'élaboreront peut-être en secret nos sociétés de demain.

Et si, comme je le souhaite, vous avez envie de plonger dans le miel du plaisir, n'hésitez pas à lire ensuite Aziyadé de Pierre Loti, et Rives de mort de Thomas M. Disch. Istanbul deviendra votre ville fétiche.

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