Carnet de Martinique Domel, catégorie Général

Règles du jeu des Quarante-Deux

Martinique Domel, billet du 21 janvier 2006

Une stratégie intéressante pour aborder une exposition d'art consiste à suivre systématiquement toutes les visites guidées, ou tout au moins celles qui sont menées par des personnes différentes. Bien qu'il y ait souvent des points de fixation communs sur tel ou tel tableau, les commentaires sont extrêmement variés à tel point qu'on se demande parfois si l'on est bien en train de regarder la même chose, ce qui est justement le but du jeu.

La qualité du discours varie aussi grandement : on passe de l'interprétation pseudo-psychanalytique nombriliste où l'intervenant ne nous apprend absolument rien et ne parle en fait que de lui face à cette œuvre, à une remise en perspective variée, cultivée, documentée qui est souvent aussi très personnelle mais bien plus fascinante.

Mais dans tous les cas, un phénomène tout à fait particulier s'observe lorsque l'on vient à passer devant certaines réalisations qu'il n'est pourtant guère difficile de qualifier. Immédiatement, l'orateur disjoncte : comme s'il était soudain frappé de cécité, comme s'il s'agissait d'une forme aiguë de daltonisme, il a recours à tous les exercices de style, à toutes les métaphores lyriques pour exprimer l'inexprimable, ce pour quoi il n'y a pas de mot, ce pour quoi il n'a pas de mot, ce pour quoi le mot qu'il a sans doute quand même ne saurait convenir puisque vulgaire, méprisable, haïssable, honni par qui bien y pense.

Et si jamais, dans l'assistance, quelqu'un suggère qu'il s'agirait peut-être simplement de Science-Fiction, tout est alors fait, dans l'hystérie la plus complète, pour réfuter la proposition. Au mieux, c'est le surréalisme qui sera convoqué, dont la SF n'est qu'un abâtardissement tardif, c'est bien connu, et si l'on fait remarquer que les deux mouvements sont parallèles au vingtième siècle, que l'un ne descend pas de l'autre, que leur essence même est foncièrement et intrinsèquement différente (liberté sans contrainte aucune selon André Breton pour l'une, règles du jeu bien définies et bien cernables pour Hugo Gernsback de l'autre), qu'il ne saurait donc y avoir confusion, et que là, justement là, c'est l'une et pas l'autre, le robot présentateur fait immédiatement appel à sa troisième loi et se disconnecte derechef alors que dans l'assistance on bougonne, on murmure au scandale.

Une stratégie intéressante pour aborder une exposition d'art consiste donc à repérer rapidement au préalable, c'est tellement facile lorsque l'on sait voir, les points de friction, là, là et là, à s'embusquer dans le voisinage, et à semer la panique en un mot lorsqu'un groupe s'approche. Cela peut s'envisager en solo, en couple ou en commando, de quoi passer une agréable après-midi après un Déjeuner du lundi ou un mercredi de la SF. Ces règles exposées, il ne reste donc plus qu'à donner un nom à cette délicieuse activité — très modestement, proposons donc "Jouer aux Quarante-Deux" — et nous voilà partis.

La préparation du terrain est une occupation à part entière que d'autres mèneront sans doute à bien, avec site internet à l'appui listant pour la communauté entière les bacs à sables putatifs illustrés de photos sans flash puisque cela semble maintenant autorisé dans certains musées. Contentons-nous, pour lancer les choses, de signaler qu'en ce moment c'est possible à Beaubourg dans l'accrochage actuel, au moins à trois endroits. Par exemple dans l'immédiate entrée, un peu sur la droite, une statue sans titre, vif-argent et assez impressionnante il faut le dire, peut sans problème s'assimiler à un terminateur T-1000 en phase semi-liquide tentant de se recombiner. Un peu plus loin, vers le milieu de l'étage, une valise à forme tout à fait caractéristique se propose de servir pour le transport d'un corps qu'on imagine sans peine plus ou moins cryogénisé. Enfin, dans un des couloirs latéraux qui séparent chaque étape de l'exposition, à notre grande surprise, trois livres détonnent affreusement parmi les chefs-d'œuvre de la littérature mondiale : la Vie sur Epsilon de Claude Ollier, Fiction philosophiques et Science-Fiction de Guy Lardreau, le Monde du Ā d'A.E. Van Vogt en édition "Rayon fantastique".

Holà ! mais dans ce dernier cas, il ne s'agit plus d'interprétation plus ou moins bien intentionnée de notre part, il ne s'agit pas d'apposer vicieusement l'étiquette "anticipation à court terme" à l'Europe après la pluie de Max Ernst, ou "contact avec des extraterrestres" aux Asperges de la Lune du même. Les trois ouvrages sont sans conteste aucun en rapport direct avec la SF, font partie du corpus, et l'un d'entre eux porte même explicitement la marque d'infamie. Qu'a bien pu traverser la tête du commissaire de l'exposition pour une telle mise en place ? S'agirait-il de la première occurrence d'un passage tardif mais inéluctable à la respectabilité ? Rendons-nous compte : les aventures de Gilbert Gosseyn au Musée National d'Art Moderne ?

On croit rêver ? Pendant un certain temps du moins, puis on revient sur Terre en se disant que ces trois livres, foutus là comme ça, c'est bien, c'est un début, c'est encourageant, ça fait date, mais pourquoi ces trois-là, justement, en vrac, n'importe comment, n'importe quoi ? Mais en y réfléchissant, on finit néanmoins par se dire que le choix n'est pas si aléatoire que ça, qu'il fait parfaitement sens : un roman bien dans le cœur du sujet, que n'importe quel amateur reconnaît pour sien immédiatement ; une récupération et une perversion amicale du genre qui le porte en quelque sorte un cran plus loin, un discours philosophique sur le signifiant des thèmes qui lui rend justice. Que demander de plus, tout est là, tout est dit.

Mais un autre jour, en parcourant l'exposition Dada, dans le même bâtiment, face à son gigantisme, à sa variété, à sa magnificence, on se dit que dans le domaine de la Science-Fction il y aurait aussi matière à faire aussi beau, aussi grand, aussi divers, que trois livres qui expriment la quintessence des choses, c'est bien, ça soulage, ça met un peu de baume sur le cœur, mais que lorsque l'on pourra un jour passer, en ces mêmes lieux, de la salle "voyage dans le temps" à l'installation "uchronie", en passant par "vision des autres mondes", ça sera quand même mieux, et qu'il n'y aura plus lieu dans ce monde, enfin, de jouer aux Quarante-Deux.

Commentaires

  1. David Allouchedimanche 26 février 2006, 10:53

    Et si vous désirez aller un pas plus loin dans l'agit-prop, peut-être pouvez-vous également vous vêtir d'une chemise, qui vous identifie discrètement, mais clairement.

    Dans le contexte actuel de débat sur la liberté d'expression, peut-être cela pourrait-il devenir la marque distinctive, dans l'imaginaire de l'amateur éclairé d'art moderne, d'un groupe souterrain de dissémination d'idées subversives.

  2. Gard d'Yrgiremercredi 16 août 2006, 02:20

    sans conteste aucun
    plutôt que
    sans contexte aucun.

    Je ne dirai pas où dans le texte, nah.

  3. Martinique Domelmercredi 16 août 2006, 20:31

    Merci, mais ne sachant pas où, j'ai bien eu du mal à trouver où corriger…

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