Carnet de Martinique Domel, catégorie Lectures

Greg Egan : la Caresse

(the Caress, 1990)

nouvelle de Science-Fiction

Martinique Domel, billet du 31 décembre 2006

par ailleurs :
L'affaire des tableaux volés

Quoi ? Tu n'as pas encore lu Axiomatique ? Tout ça parce que sur l'un ou l'autre forum où règne habituellement la paresse intellectuelle tu as vu quelques commentaires vagissants qui prétendaient que Greg Egan c'est difficile, qu'il faut faire un effort, que c'est hachement dur, qu'aïe aïe aïe, qu'accidenti, qu'oy veh ! Mais tu n'as pas honte ? Tu t'intéresses à la Science-Fiction ou non ? Tu n'es pas là simplement pour les princesses, les dragons, les monstres aux yeux pédonculés, au moins ? Tu vas me faire le plaisir d'aller me lire ça tout de suite, qu'on puisse causer, qu'on ait les mêmes références, qu'on partage quelques impressions en français.

Alors, ça y est ? C'est fait ? Quel bonheur, non ? L'essence même de la SF, sa substantifique moelle : une fiction philosophique sur la nature et les effets de la science. De la Science-Phiction en somme, si on tient à l'étiquette. Fatigué ? OK, OK, tu peux te reposer un peu si tu veux. Tiens, voilà la Tour de Babylone, un recueil de Ted Chiang ; tu verras, ça délasse…

Donc, n'ayons maintenant plus peur de révéler qu'au sommaire d'Axiomatique, il y a comme ça une nouvelle où l'un des personnages est un amateur d'art pour le moins particulier. Après un cheminement intellectuel assez personnel, Andreas Lindhquist en vient en effet à mettre véritablement en scène des tableaux qui l'ont particulièrement touché, d'abord avec des acteurs volontaires et rémunérés un peu grimés pour l'occasion, puis avec des participants retouchés chirurgicalement à leur corps défendant — c'est le cas de le dire —, mis en parfaite condition physique et psychologique pour personnifier l'œuvre représentée in vivo qui existe donc un frêle instant, juste le temps d'un regard qui suffit ensuite à ressentir que ce jour-là, en ce moment de grâce, le temps d'une caresse, oui oui, on était bien là.

Le détective Dan Segel, qui enquête sur les débordements illégaux de l'affaire, est satisfait de son apparence physique, de sa force, de la sûreté de ses gestes. Après qu'Andreas est passé par là, tout change : le voilà transformé en éphèbe, ce qui ne lui convient guère, on s'en doute, et il consacrera l'entière fin du texte à redevenir lui-même, à nier totalement cette sorte de viol, à faire en sorte de récupérer ci ou ça de son corps jusqu'à ce que, oui, tout soit redevenu normal.

Andreas a cependant averti Dan que jusqu'à la fin de sa vie il serait non seulement sa création, mais son instrument. Qu'il emporterait cet instant avec lui, le transporterait dans le monde pour lui, comme une graine, comme un virus étrange et magnifique, qui infecterait tout ce qu'il toucherait.

Et comment donc ? le lecteur s'interroge. Puisque l'affaire se tasse, qu'aucune suite policière ou judiciaire n'est donnée faute de preuve, puisque Dan récupère son soi propre et qu'il insiste lui-même sur son retour obstiné, obsessionnel et entier à la normalité, comment le virus annoncé peut-il donc encore se répandre ?

Egan aurait-il écrit n'importe quoi ? Impensable ! Le traducteur aurait-il oublié un morceau ? Peu probable ! Quelque chose aurait-il alors échappé au lecteur ? Ah ça non, alors ! La question demeure un moment, jusqu'à ce que par hasard passe par là la première édition d'Axiomatique, celle d'il y a dix ans chez DLM, celle qui reprend en couverture le tableau qui sert de fil conducteur à la nouvelle. Et qu'y voit-on ? Certainement pas, comme on s'y attendrait, un fragment de l'œuvre de Fernand Khnopff, mais tout simplement Dan et Catherine joue contre joue regardant l'ange passer. Et rien d'autre, absolument rien d'autre.

On nous a souvent parlé du virus informatique qui passe directement de l'écran à l'utilisateur. Ici, c'est la version lowtech, du papier au lecteur. Andreas Lindhquist a bien infecté le monde, au travers de ses agents Greg Egan et Dan Segel, et le lecteur ne peut plus alors regarder un tableau à peu près figuratif sans imaginer que la scène va soudain s'animer et que ceux qui la vivent vont passer à la suite des événements. En quelque sorte, comme Marcel Duchamp qui s'est approprié l'essence du geste artistique en accrochant un jour à l'envers un porte-bouteilles, Andreas Lindhquist s'est arrogé d'un seul coup l'intégralité d'un corpus : ce qui a été un jour dessiné, peint, sculpté en vue d'une quelconque représentation, lui appartient maintenant en propre et à lui seul. On ne peut plus regarder ce Khnopff, ni aucun Khnopff, ni aucun Onkr, De Vinci ou Picasso ; tout ce qu'on voit maintenant, c'est du Lindhquist. Tous les musées du monde ne sont remplis que de Lindhquist, aucune exposition n'est consacrée à un autre que lui. Des origines de l'histoire et jusqu'à la fin des temps.

Y a-t-il quelque chose qui lui échappe ? L'art abstrait ? Peut-être, mais on sent bien que là aussi ça pourrait se mettre à bouger, Miró devenant Calder devenant immédiatement Lindhquist. Le réel, alors, ce qui n'est pas encore représenté et que l'on ne peut donc pas réifier parce que ça l'est déjà ? Peut-être, mais dans la banalité la plus totale, dans l'absence absolue de tout intérêt artistique, dans la médiocrité visuelle la plus aboutie. Quelque chose que jamais personne ne voudrait jamais prendre en photo même par inadvertance. Parce que si ça l'est, si ça l'est, là ça devient représentation, et c'est foutu, foutu, foutu.

Au secours !

Commentaires

  1. Emmanuel Civilidimanche 31 décembre 2006, 20:08

    J'ai eu un peu le même ressenti avec la photo de Charles Platiau qui orne la une du Monde le 16 décembre 2006, Denis Seznec sur les marches du Palais de justice de Paris, et que je n'ai malheureusement pas réussi à trouver en ligne pour illustrer mon propos. Là, c'est le contraire : les émotions qui passent sur le visage de Seznec et de Patrick Dils qui le soutient, la position des corps, les gestes et la réunion des mains, tout ressemble à une pause un peu irréelle, un instant artistique qu'il suffirait d'un rien pour transformer en un chef-d'œuvre de la peinture flamande, en allégorie. On imagine la même scène retravaillée dans Photoshop, détourée, stylisée, solarisée, pastellisée à l'envie se transformant petit à petit en icône, en symbole éternel de l'infinie souffrance de l'individu face à l'incompréhension du monde.

  2. RCWlundi 1er janvier 2007, 17:35

    Très judicieuse, cette comparaison avec la photo de Seznec et Dils. On aimerait lire plus souvent des billets de cette qualité et de cette profondeur.

  3. Emmanuel Civilijeudi 4 janvier 2007, 16:20

    Finalement, j'ai trouvé une version en ligne de la photo de Denis Seznec. Bizarrement, peut-être à cause du cadrage, de la taille ou tout simplement de la verticalité de l'écran, je n'ai pas eu le même ressenti qu'à la vue de la version du Monde ; il me semble cependant qu'il est quand même toujours là pour un œil neuf…

  4. Emmanuel Civilidimanche 27 décembre 2015, 7:50

    Le numéro de décembre de Philosophie magazine vient de publier p. 16 un entrefilet qui concerne notre affaire, sous le titre de "Klimt authentifié" :

    « “L'essence de la photographie” écrivait dans la Chambre claire Roland Barthes, “est de ratifier ce qu'elle représente. La photographie n'invente pas, elle est l'authentification même. Toute photographie est un certificat de présence.” Le dispositif de la photographe autrichienne Inge Prader brouille malicieusement cette définition. En reproduisant avec des modèles vivants les grands tableaux de Gustav Klimt — ici Danaé (1907) —, elle a authentifié par la photographie un “événement” qui est le simulacre d'une réalité dont seul un tableau donnait jusqu'ici la représentation. Elle n'a donc pas transformé un tableau en une photo, elle a mis en peinture une photographie. »

    On remarque dans son diaporama quelques modifications corporelles mais, à mon avis, ce ne sont que maquillage :-)

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