Carnet d'Ellen Herzfeld, catégorie Lectures

Paolo Bacigalupi : the Windup girl

roman de Science-Fiction, 2009

traduction française en 2012 : la Fille automate

Ellen Herzfeld, billet du 18 septembre 2010

par ailleurs :

Imaginez un monde comme celui qui semble effectivement se préparer : réchauffement climatique avec les eaux qui montent et qui inondent les zones côtières de la planète, pratiquement plus de pétrole, très peu de charbon, et, en plus, pour couronner le tout, les multinationales qui fabriquent les semences génétiquement modifiées et stériles sont, de fait, les maîtres du monde, car des maladies tout aussi génétiquement modifiées ont détruit quasiment toute l'agriculture telle qu'on la connaît. Sans parler des épidémies de maladies humaines diverses et variées qui ont décimé les populations. L'unité de valeur, c'est la “calorie” car pour faire marcher les machines, les ordinateurs, les véhicules, il faut que des hommes où des bêtes pédalent pour engranger de l'énergie dans des systèmes mécaniques à ressort qui permettent de l'utiliser immédiatement ou de la garder pour plus tard. Et tant qu'à fabriquer des organismes génétiquement modifiés, il ne faut pas s'arrêter à l'agriculture : les megodonts (sorte d'éléphants monstrueux) sont utilisés pour faire tourner les usines et les “New People”, eux, servent, dans les pays qui en ont besoin, d'esclaves. Ces derniers sont, sur certains plans, très améliorés par rapport à l'homo sapiens standard (force, rapidité, solidité, immunité), mais afin qu'ils restent à leur place, ils sont conditionnés — génétiquement et par leur éducation, disons leur dressage — pour ressentir un désir absolu d'obéir et de plaire à leur maître. Enfin, pour qu'on ne les confonde pas avec des “vrais” humains, leurs créateurs les ont affublés d'une anomalie physique qui rend tous leurs mouvements saccadés qui rappellent ainsi ceux des jouets qui fonctionnement avec un ressort qu'il faut remonter (d'où le nom windup).

C'est le monde selon Paolo Bacigalupi, qu'on a pu découvrir dans ses nouvelles rassemblées dans l'excellent recueil Pump six, and other stories. Malgré l'ambiance de catastrophe planétaire, je n'en avais pas tiré une impression de pessimisme, bien au contraire. Car les humains de cet avenir lugubre ont su s'adapter physiquement et psychologiquement et ne perçoivent pas nécessairement leurs circonstances comme tragiques. Du moins dans certains textes. L'un d'entre eux, peut-être le plus noir de tous, "Yellow card man", est en quelque sorte un prélude au roman the Windup girl, qui vient d'égaler ou de battre (selon sa manière de compter), en gagnant le Hugo, le record du premier roman le plus primé de toute l'histoire de la Science-Fiction (l'autre c'est Neuromancer de William Gibson).

C'est une histoire complexe qui se déroule dans le royaume de Thaïlande, apparemment le seul pays qui ait réussi à garder à distance les multinationales aux noms évocateurs : AgriGen, SoyPro, etc. Leurs semences sont encore fertiles et saines et pour qu'elles le restent, ils surveillent tout ce qui passe les frontières pour éviter les contaminations, mais ils doivent quand même ouvrir un tout petit peu les portes car les technologies étrangères leur sont, quoi qu'ils fassent, nécessaires. À l'intérieur du pays, les factions s'opposent de façon de plus en plus violente, tout en restant, en principe, fidèles aux préceptes des rois passés qui veulent que le pays reste libre. Il y a d'un côté les white shirts, sorte d'émanation policière du ministère de l'Environnement, qui contrôlent les imports et les exports et les agissements des étrangers. Ils nettoient aussi tout soupçon de contamination, que ce soit par les OGM ou par les maladies nouvelles, humaines ou végétales. Leurs méthodes sont simples et directes, archi radicales et violentes (on rase tout et on cause après) mais apparemment ce n'est pas par vice, mais par nécessité absolue d'être efficace. Ils s'opposent à un autre groupe constitué plus ou moins par les gens du ministère du Commerce et qui, on s'en doute, seraient bien plus coulants. L'un et l'autre fonctionnent sur un mode plus ou moins mafieux, avec confiscations, extorsion de fonds, pots-de-vin, etc. Tout ça au nom de la Reine-enfant, vénérée de tous, et protégée par un régent, le Somdet Chaopraya, qui se retrouve de ce fait être l'homme le plus puissant du royaume. Le tout infusé de la religion, de la langue et des traditions du sud-est asiatique qui colorent d'exotisme (pour nous) le comportement des locaux, et tranchent sérieusement avec l'attitude grossière (mais familière) des Occidentaux.

La windup girl du titre, c'est Emiko, une splendide créature artificielle qui a été un temps la compagne et l'assistante d'un magnat japonais. Tout se passait au mieux jusqu'au jour où, à l'occasion d'un voyage en Thaïlande, son propriétaire s'est rendu compte qu'il serait plus économique de ne pas payer le voyage de retour de sa poupée vivante, mais de l'abandonner sur place et d'en prendre une autre une fois de retour au Japon. Pour les Thaïs, l'existence même d'Emiko est une abomination et elle ne pouvait résider dans le pays que grâce à une exception en faveur des partenaires commerciaux japonais. De sorte qu'elle se retrouve non seulement abandonnée mais en plus totalement hors la loi. Elle est recueillie par un tenancier de bar louche où elle est, entre autres, obligée de subir les pires outrages lors de spectacles sadomasos insoutenables. Petit à petit, elle va prendre conscience de ses instincts d'esclave, de son conditionnement à obéir et elle va tenter de s'en affranchir.

D'un autre côté, on suit un vieil homme d'origine chinoise, ancien commerçant prospère dans un pays voisin, mais qui a été contraint de se réfugier en Thaïlande après une révolution où tous les étrangers ont été ou massacrés ou chassés. Il a perdu toute sa famille, sa femme et ses enfants ont été assassinés et il se retrouve tout seul à essayer de remonter la pente. C'est manifestement le même qu'on a suivi, sous un autre nom, dans la nouvelle "Yellow card man". La carte jaune est le signe distinctif de tous ces réfugiés chinois tout juste tolérés, entassés dans des tours en décrépitude de l'ancien régime, sous la vague protection des mafieux du coin, ce qui ne les empêche pas de mourir de faim et de maladie. Hock Seng a des connaissances et des capacités qui lui permettent de survivre un peu mieux que les autres. Lui aussi va chercher à s'en sortir, à survivre à tout prix aux violences encore plus terribles qui s'annoncent, dans l'espoir de se refaire un jour une vraie vie, de recréer une famille et d'honorer ses ancêtres, ce qui semble être la valeur la plus fondamentale pour lui.

D'autres personnages mériteraient qu'on en parle : Jaidee, le capitaine des white shirts, ancien champion de lutte, et héros adulé de ses troupes, son lieutenant, Kayla, dont le village fut jadis rasé par les hommes de Jaidee… Jake Anderson, le farang, l'étranger, l'américain qui est là, apparemment, pour faire tourner une usine à remonter les ressorts source d'énergie et pour améliorer les méthodes, mais dont l'objectif et en fait de mettre la main sur des semences vierges et saines afin que son entreprise, AgriGen, puisse continuer à fabriquer les OGM qui fondent son pouvoir et sa fortune et, accessoirement, nourrissent le monde. Et qui va se prendre d'affection pour Emiko, la windup

Donc, un roman très haut en couleur, complexe et violent. L'auteur donne l'impression de très bien connaître le sud-est asiatique, ses mœurs, son histoire et ses traditions, et on y croit totalement — même quand il présente des fantômes comme des entités banales dont l'existence va de soi. Il y a peut-être, à mon goût, un peu trop de terminologie locale non traduite (on trouve les explications assez facilement avec Google, mais ça coupe la lecture). L'avenir dépeint, pas rose du tout, est pour une grande part parfaitement crédible et, de ce fait, terrifiant. Mais finalement, malgré ses descriptions apocalyptiques, ses scènes parfois insoutenables, ses intrigues diverses, pour moi, le véritable sujet de ce livre hors du commun, c'est la prise de conscience par certains des personnages, surtout Emiko et Kayla, de leurs entraves intériorisées, et leurs efforts héroïques pour s'en libérer, avec des résultats inattendus. Et bien que je ne puisse nier les aspects indiscutablement noirs et inquiétants, j'en ai finalement tiré un message plutôt positif.

Le recueil et le roman sont en cours de traduction.(1) Donc, si vous ne lisez pas l'anglais, il faudra patienter encore un peu.

Ellen Herzfeld → samedi 18 septembre 2010, 19:24, catégorie Lectures


  1. Voilà, c'est fait pour le roman : la Fille automate a paru en français en janvier 2012. Pour le recueil, en 2012, je ne sais pas ce qu'il en est [mais en 2014, oui : la Fille-flûte].

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